La musique ambient est un genre difficile à appréhender et à manipuler. Son absence apparente de structures et d’éléments accrocheurs la rend déstabilisante pour beaucoup, voire carrément chiante ; parfois à raison, parfois à tort. Et il est vrai que les albums de musique ambient vraiment notables sont assez rares, parce qu’on peut dire que ce genre, inventé officiellement par Brian Eno en 1978 avec l’album Music for Airports (se voulant une musique de fond, et très orienté piano façon Gymnopédies d’Erik Satie) se montre aujourd’hui très codifié, comme on peut le constater dans un certain nombre d’autres genres musicaux. Il souffre aussi de certains clichés (les disques de relaxation qu’on trouve chez Nature & Découvertes par exemple), alors que le travail des nappes et de la texture sonores, couplé à la recherche frénétique de sons, qui constitue le fondement de la musique ambient, se retrouve notamment dans la dream pop (voir Head over Heels de Cocteau Twins en 1983) et le shoegaze école Loveless. Pourtant, les sensibilités restent variées au sein du genre, et on trouve des affiliations avec par exemple la musique industrielle, la techno, la musique traditionnelle et même le black metal.
Il arrive que certains disques sortent du lot, par leur originalité, leur qualité mélodique (une mélodie même ralentie dix fois peut être incroyablement percutante !), sonique, ou encore leurs accointances avec la géographie et l’espace. En effet, il s’agit assez souvent de représenter des lieux via cette musique, qu’ils soient urbains, naturels, extraterrestres ou même imaginaires. On citera en vrac et avec plaisir Apollo de Brian Eno (1983) ; Lifeforms de Future Sound of London (1994) ; Movements de Solar Fields (2009) ou encore Motion : The Ambient Works de l’espagnol Pablo Bolivar (2010).
Deep/Float du groupe Saåad confirme la direction drone/ambient propre au groupe, avec des essais marquants comme le très obscur It Was LP (2010), ou encore Orbs & Channels, paru l’année dernière. On conseille notamment pour se faire une idée du savoir-faire de Saåad l’écoute du titre Στερεά Σύννεφα, sur l’album du même titre.
Ici, c’est de montagne qu’il s’agit. Cette musique si particulière semble illustrer un voyage en milieu alpin. Effectivement, Deep/Float a pris naissance lors de l’édition 2013 du festival Les Echos, dans les Hautes-Alpes, où l’on utilise des trompes géantes reliées à un système d’amplification, et grâce auxquelles on projette le son sur une falaise pour en apprécier l’écho, qui se disperse alors dans toute la vallée. Grâce à ce dispositif impressionnant, on réalise une expérience sonore aussi gigantesque qu’unique : il faut se déplacer pour trouver le meilleur point d’écoute ! C’est dans ce contexte étonnant que le duo toulousain, constitué de Romain Barbot et Grégory Buffier, a travaillé pendant une semaine, et a enregistré ses performances pour ce qui allait constituer les éléments de Deep/Float. On espère au passage que la faune locale n’est pas traumatisée lors de chaque édition du festival.
Le surprenant processus créatif de Deep/Float participe au mystère qui enveloppe ce disque, fait de réverbérations et d’échos produits par les perturbations géologiques du paysage alpin. Dès le premier titre Valley of Quartz, on est happé dans les vallées d’abord arrondies, puis de plus en plus escarpées et isolées (Alone in the Light). On traverse au fur et à mesure des titres les gorges, les faces Nord, tous ces lieux que la montagne assombrit, où le soleil ne peut se rendre, laissant place à la glace et aux neiges éternelles. Le climat général de l’album est extrêmement sombre, et on ressent tour à tour l’orage, la pluie, la neige, le brouillard, si effrayants en milieu alpin, à travers ces drones inquiétants. Assez pour mériter une petite pause, dans l’atmosphère un peu plus accueillante du titre Giant Mouth.
Mais la lumière perce parfois dans cette atmosphère pesante, que disent parfois ressentir même les habitués du paysage montagneux, au pied d’une paroi à pic, ou près des ravins. On entend de temps à autre des éléments plus vifs se manifester, et on perçoit quelques rayons de soleil alors que la pluie tombe toujours (I will always disappoint you), éblouissants comme autant d’éclats qui accompagnent l’auditeur des abîmes aux hauteurs alpines (New Helicon), là où les arbres ne poussent plus, mais d’où on à l’impression de dominer le monde tant on voit loin, au dessus des nuages (After Love).
C’est un choix que propose Deep/Float, un disque finalement bien plus deep que réellement dark. Il propose à l’auditeur de trouver la lumière en allant au plus profond des choses, en s’éloignant intérieurement au maximum de toute forme de civilisation. L’auditeur peut aussi choisir de trouver cette musique lugubre et désespérante, mais ce serait passer à côté d’un vrai bijou, bien plus positif qu’il n’en a l’air. Deep/Float est une invitation à la méditation, une ode à la nature, à la pureté et aux paysages vierges de toute intervention humaine, un peu comme ont pu le faire les Islandais de Sigur Rós sur Von, Agaetis Byrjun et ( ). On peut ajouter que cette méditation est aussi suggérée par des sons qui rappellent les vibrations et les basses fréquences de certaines prières bouddhiques, ce qui excite facilement notre imaginaire occidental, friand d’exotisme mystique.
Prendre chaque titre un par un est au fond une erreur : on ne chronique pas un livre chapitre par chapitre, on se demande même si écrire sur un tel disque a un sens, au-delà de la difficulté de l’exercice. Ne devrait-on pas plutôt dire « Ta gueule et écoute », histoire d’éviter d’écrire une bêtise en se laissant aller à ses interprétations d’une musique finalement assez abstraite ? En attendant, on conseille une écoute entière et sans pause, absolument solitaire, matinale ou nocturne, et si possible de là où on peut voir le ciel. Il est aussi préférable de l’écouter au casque ou sur d’excellentes enceintes, afin de profiter entièrement du soin extrême apporté au son.
À noter que Deep/Float est proposé avec un artwork magnifique proposé par Romain Barbot lui-même. Le titre Valley of Quartz a lui été clippé par Grégoire Orio du collectif As Human Pattern, et ça vaut le détour.