« LE CARNAVAL N’EST PAS MORT ! IL DORT ! »…Nature et origine de la tradition carnavalesque(4)

Par Regardeloigne

 

L'école de mythologie française fut fondée en 1950 par Henri Donteville avec pour but d'étudier la matière folklorique des contes et légendes localisées de France, dans leur association au calendrier populaire (cadre du temps sacré d'une année rituelle) et à la toponymie (géographie sacrée qu'empruntent les pèlerinages, circumambulations et rogations, et dont tiennent compte les plans des villes, ponts, églises, chapelles, etc.). Les travaux de synthèse de son président ont souvent été contestés à cause d'erreurs ou d'étymologies hasardeuses mais il semble acquis pourtant qu'il a réussi à bien montrer une forte présence celtique dans nos contes et légendes. De même admet-on désormais l'antiquité de Gargantua.Il a inspiré en particulier et à propos du Carnaval, les travaux de Claude Gaignebet et d'Anne Lombard-Jourdan.

Une des héritières de l'école française de mythologie ,Anne Lombard-Jourdan consacre un livre au dieu cerf celtique Cernunnos »,père de tous les gaulois ». En poursuivant la figure du cerf au moyen age , elle réinterprète le carnaval comme rite printanier «point fixe dans un temps non chrétien et rythmé seulement par la Nature». il lui semble évident que l'appellation "Carnaval" désignait « primitivement le moment où les cerfs perdaient leurs bois» .Elle propose donc une nouvelle étymologie, où il ne s'agit plus de «laisser la chair» mais bien de la «corne qui tombe ». Elle fait remonter ce «rite» aux chasseurs- cueilleurs du mésolithique (-10.000 à -5.000) et considère que le christianisme fut forcé de l'accepter.

« Il faut, pensons-nous, attribuer à la racine carn un sens différent de celui qu'on lui a donné jusqu'ici. Il ne s'agit pas de caro, camis, « la chair », mais de cem, corn, cam (latin cornu), qui désigne la « corne » des animaux et plus spécialement les bois du cerf. Avec cette nouvelle acception du radical cam, Carnaval devient le moment où la « corne », ou boi sdu cerf, va « à val » ou « avale », c'est-à-dire tombe.

Les druides, selon Pline, réglaient le temps en fonction des lunaisons. L'année gauloise s'ouvrait le sixième jour de la dernière lune d'hiver, en février ou mars, soit au premier quartier, lorsque près de la moitié de son disque est éclairé, phénomène invariable. Une des quatre principales fêtes irlandaises, celle d'Imbolc,( ou Imbolg) prenait place au 1er février. Elle était moins importante que Beltaine (1er mai), qui marquait le début de l'été et ouvrait la période des travaux agricoles et guerriers, queLugnasad (1er août) et que Samain (1er novembre). Imbolc était une fête lustrale où il était recommandé de se laver les mains, les pieds et la tête, rites de purification après les rigueurs et les souillures de l'hiver. Son nom est formé du préfixe imb- et d'un radical bolg qui signifie « gonflement ».

Bolg évoque le grand remuement des forces naturelles qui se répercute dans nos cellules à la veille du printemps. Le 1er février, sainte Brigitte faisait gonfler le pis des vaches. Le 2 février sera appelé « Notre-Dame du Lait » et sainte Agathe « la bonne », fêtée le 5 février, s'occupera également de la montée du lait. Il est possible qu'avant ou en même temps qu'au gonflement du pis des vaches, le nom d'Imbolc ait fait référence à celui des meules du cerf, sous la montée des humeurs naturelles qui les rend spongieuses et facilite le détachement des bois…


Cette opération négative, réitérée chaque année, permettait à leur ramure de repousser plus volumineuse et plus belle au départ des meules ; qu'ils portaient sur la tête. L'homme avait observé que ce renouveau coïni cidait avec celui de la nature au printemps et que les bois du cerf croissaient au même rythme que la végétation…. 

Les rites accompagnant la chute des bois des cerfs remontent très haut dans le temps, à une époque où l'homme était essentiellement chasseur et cherchait à obtenir un gibier abondant. Au néolithique, il demanda la fécondité des champs et de belles moissons. Par la suite et au cours des temps, des pratiques nouvelles vinrent se greffer sur les rites simples des débuts, les rendant parfois méconnaissables. C'est ainsi qu'un mannequin bourré de paille est aujourd'hui détruit par la communauté au dernier jour des festivités ; il est censé symboliser la période de licence qui vient de s'écouler et à laquelle va succéder le jeûne de Carême. Depuis ses origines, Carnaval n'a cessé de se modifier dans ses manifestations collectives, celles d'une joie débordante à la perspective du retour de la belle saison, d'une occasion de manger plus qu'à sa faim et de donner libre cours à ses pulsions sexuelles.

Le christianisme fut forcé de les accepter, comme il dut accepter, en les baptisant parfois du nom d'un saint, les rites du solstice d'été et le culte des sources. Mais Carnaval se montra particulièrement coriace. Tout en cherchant à oblitérer la signification profonde de l'ancien culte païen, 1 Église finit par accepter les fêtes carnavalesques et les mascarades publiques, où le masque et le rire perdirent leur véritable rôle.mais une chose est certaine,Carnaval resta ,envers et contre tout un isolat paienn dans le calendrier chrétien .il fut toléré mais échappa à l'emprise du clergé. »Anne lombard-Jourdan.Aux Origines du Carnaval.Odile Jacob

 

Au cours de son ouvrage, Anne Lombard-Jourdan rend hommage à un autre auteur et à un livre fondateur dans la conception des origines païennes du Carnaval, celui de Claude Gaignebet.

Claude Gaignebet était un folkloriste et un spécialiste de Rabelais. (l'œuvre de celui-ci serait, pour lui , cryptée, cachant des traditions ésotériques et constituant un prolongement de la culture populaire). Dans la lignée de Donteville, il a étudié des sources de la mythologie française comme Gargantua Belenos, le cheval Bayard, et Mélusine et se livre ainsi à livre à une sorte de parcours dans la pensée paysanne. , les survivances locales et les contes. Utilisant une méthode comparative il établit de multiples connexions autour du carnaval qui devient un « fait social total » cohérent réunissant les divers aspects de la symbolique populaire. contes, légendes, récit hagiographique', rituel religieux, profane, etc... Le thème constant de Claude Gaignebet est que la tradition populaire et l'œuvre de Rabelais qui s'en inspire sont la survivance de la religion indo-européenne des parias c'est- à-dire de gens qui s'occupaient des impuretés, des excréments, des transgressions,. « elle transmet la possibilité de remettre un jour l'homme sur ses pieds. Elle doit nous amener à admettre, dès notre enfance, par notre éducation, que le bas est aussi sacré que le haut. Que l'on ne doit pas opposer la matière à l'esprit. Elle doit nous apprendre à nous libérer de la contrainte de nos modèles sociologiques ou religieux du supérieur vis-à-vis de l'inférieur. Il faut poursuivre ce que disent Gargantua et saint Blaise et considérer l'âme comme pet. » .Cl Gaignebet Entretiens.

Il a principalement développé l'approche la plus connue du calendrier qui donnerait une cohérence au folklore. Calendrier qu'il nomme l'année « populaire » et dont on a déjà parlé, combinant un comput solaire(équinoxes, solstices) et un comput lunaire (pleine et nouvelle lune) ; l'ensemble marqué par des grands rythmes annuels (les quarantaines) et des insertions de périodes «hors temps» au cours desquelles le temps irait «à rebours» — tels les douze Jours ou le cycle de Carnaval. Il lie ce renversement du temps à celui de la « circulation des âmes , qui expliquerait nombre d'aspects du carnaval .Le pivot du calendrier serait le 2 février,1ère date possible du carnaval et date de la deshibernation de l'ours (ou l'homme sauvage).Cette circulation des âmes se matérialiserait en particulier dans les masques et les mascarades. Le mot masque du latin mascha ou masca, qui veut dire « sorcière », « être hideux » ou « malfaisant », est apparu pour la première fois en 643, il viendrait lui-même de mask, en indo-européen, dénommant le linceul de mort, en fait un filet, qui entourait les cadavres.(l'ancien français disait mascerer : « barbouiller de noir ». Noircir le visage à l'aide d'enduit, dans la période médiévale, était la forme la plus fréquente du masque). Le masque renverrait donc à un culte des morts qu'on retrouverait dans les cultures antiques et en Afrique. Il serait aussi l'origine de la figure populaire d'Arlequin à travers le « petassou » et son costume évoquant le filet.. Il existerait ainsi une véritable religion calendaire et carnavalesque qui se serait maintenue à travers les siècles.

« Cependant une voie historique prétend que le mot masque serait issu du latin larva, dont le sens se rapporterait à un être de l'au-delà ou plus précisément au spectre du à une mort violente, mais reste néanmoins l'expression courante pour désigner le masque .

L'usage s'étant progressivement imposé dans le registre théâtral pour assurer la non identification des acteurs, et par extension dans le monde profane et quotidien pour protéger l'anonymat du porteur occasionnel.

Sorcière, spectre, mort, revenant, fantôme, le mot larva, en latin conserva son sens premier et fut, pour ces acceptions, très rapidement négativement connoté par la hiérarchie de l'Église, comme la présence néfaste et précisément incontrôlée du démon, mêlant sacré et profane, vie et mort.

Le masque est donc, par son essence même, subversion.


C'est précisément pour son aptitude à mélanger réalités matérielles et manifestations libres des présences impénétrables que le masque a pris sa place dans le monde profane comme manifestation populaire et phénomène païen 264 d'affranchissement du joug religieux.

À Venise par exemple, dès le XIe siècle, c'est la communauté bourgeoise qui utilisait le masque comme symbole des réjouissances et surtout comme licence et transgression des tabous sexuels et sociaux. Par extension, le larva est devenu le costume originel complet qu'endosse le vénitien durant carnaval : tricorne, large manteau, masque fait de toile cirée noire ou blanche et voile. Les personnages de théâtres de la Commedia dell'Arte ont eux aussi employé l'ambiguïté dialogique, profane et mystique, de l'anonymat pour pratiquer la subversion et la moquerie des règles sociales.

 

Le masque est en somme source de trouble social puisqu'il est par essence équivoque et introduit le profane dans le sacré et donc le désordre dans l'ordre.


La mort est ainsi mise en valeur par son contraste, la résurrection, d'où les exécutions symboliques des rois carnavals et les ambiances ambivalentes de deuil et d'allégresse qu'on retrouve par exemple, en noir et blanc, le Mercredi des Cendres en Guyane, le jour de l'exécution du roi Vaval. Les monstres, dragons et autres géants apparaissent alors et disposent de pouvoirs exceptionnels, notamment celui de vaincre le mal et de rétablir l'ordre, comme les géants – les Reuzes – de Dunkerque ou du Nord et la « Tarasque » de Tarascon » Nicolas Jérôme . Université Lumière - Lyon 2 - 2006


On peut écouter compléter la lecture de ce thème par une conférence de sur les masques. Consulter les sites suivants :

http://www.canal-u.tv/video/science_en_cours/le_masque_en_europe_occidentale_2002.21

http://legende-et-conte.com/entretien-avec-claude-gaignebet/

http://hommage-a-rabelais.over-blog.com/

« Carnaval est ici étudié comme une religion. L'étendue, dans la durée et l'espace, des fêtes carnavalesques nous contraint à penser que cette religion est ancienne, bien qu'il ne soit pas moins arbitraire de la dire néolithique ou paléolithique que de la renvoyer à l'éternelle nuit des temps.


Est-il véritablement hasardeux d'affirmer que le jour marqué d'une lune cornue, Mardi Gras, est celui où l'on honore le bœuf et où défilent les bouchers et le cocu (cor-nard)? Une telle suite de juxtapositions pourrait être comprise par les enfants, plus sensibles que nous, peut-être, à une logique de ce type. Est-il beaucoup plus hardi de noter qu'en ce jour de nouvelle lune on dévore l'astre sous forme de crêpes (ce qui ne manque pas de poser quelque énigme relative au devenir de cette « hostie » populaire) et que l'on barbouille les Pierrots lunaires ?

Est-il extravagant de constater que les fous de Carnaval (munis de leurs soufflets : follis, lat.) se suivent à la queue leu leu en se soufflant au derrière (soufflaculs) et se revêtent d'un coqueluchon, bonnet surmonté d'une tête de coq et qui prémunit son porteur de la coqueluche . Est-il contradictoire de faire remarquer que ces mêmes fous se nourrissent d'aliments flatulents? Comment ne pas reconnaître le désir, pour ces « esventés », d'accumuler en eux un souffle, d'en contrôler la sortie en évitant la toux, et de la surveiller à l'aide d'un soufflet? Comment séparer ces tempêtes alvines intérieures du vent météorologique qui souffle sur les feux des brandons ?

Une religion... Cela suppose des fêtes, des rites, des symboles, des lieux sacrés, des prêtres, des dieux, des mythes, des légendesLes fêtes s'étendent sur toute l'année avec des « mois » de quarante jours formés d'une lunaison et demie. Carnaval marque la dernière nouvelle lune d'hiver, correspondant au Mardi Gras-Chandeleur (variable et clef antérieure). On célèbre essentiellement à cette date la déshibernation de l'ours. »

Cet animal, porteur dans son ventre des âmes des morts (le pet de déshibernation de l'ours est connu d'Aristote), les libère alors. Il est accompagné de son fils, mi-homme, mi-ours, homme sauvage. Les récits médiévaux de l'homme sauvage (Merlin) et de Jean de l'Ours, aussi appelé Jean Quarante, sont les mythes qui se rapportent à cette date.

L'ours lutte alors contre des personnages lunaires et les barbouille de noir; il ne peut sortir qu'en nouvelle lune, d'après le dicton européen qui le concerne.

Son frère jumeau, plus « humain » que lui (Valentin, dans le roman médiéval), le capture et s'oppose à lui .

Maître des âmes des hommes, l'ours l'est aussi du gibier. C'est le « bouvier des animaux sauvages », le Bachlach du Mabinogion et des Romans Arthuriens. C'est lui qu'il faut invoquer pour qu'il renouvelle les corps à partir de certains organes soigneusement conservés de l'animal, ceux où s'est réfugié l'esprit : la vessie, l'astragale, le crâne... » Claude Gaignebet.Le Carnaval.Payot..


A lire Claude Gaignebet, un rôle symbolique essentiel serait donc attribué à l'ours, lié au 2 Février,  pour lequel un ensemble de croyances existent depuis les temps les plus reculés. Durant le haut Moyen age, l'animal fut célébré dans une grande partie de l'Europe, en particulier le 11 novembre, qui correspondait à la fois à la date théorique de son début d'hivernation et à l'hivernage pour les paysans. Cette fête symbolisait « le passage du dehors au dedans, de la vie à la mort » en relation avec le calendrier ; elle donnait lieu à des rites impliquant des déguisements, des danses et des jeux sexuels]. De même, le 2 ou le 3 février étaient associés à la sortie de l'hivernation, et les fêtes impliquaient des viols et des rapts simulés.. Dans la nuit du 1er février, à minuit selon une tradition populaire, l'ours sortirait de son antre pour observer le ciel .Il regagnerait sa tanière par ciel clair mais cesserait d'hiberner par temps nuageux ou pluvieux . Claude Gaignebet interprète justement cette histoire comme liée au cycle de la lune ,cette date étant la clé antérieure du cycle pascal aboutissant à une pleine lune à l'équinoxe de printemps dans le temps d'une lunaison et demie.


De même une tradition dont il se sert et qui serait un motif indo-européen veut qu'à cette occasion l'ours expulse les âmes des morts qu'il porte dans son ventre en émettant un pet à son réveil de l'hivernation, le jour de la Chandeleur. Les dites âmes parcourraient alors un cycle qui les menaient à la Voie Lactée pour revenir animer de nouveaux éléments terrestres.  « l'ours peteur »s'inscrirait donc au cœur de la mythologie indoeuropéenne par son rôle de contrôle du souffle vital (origine du mot âme).Il acquiert un caractère religieux comme animal « psychopompe » (guide des âmes). Il serait donc un passeur de mondes,un être intermédiaire entre nature et surnature. Il accomplirait la tâche d'un shaman.

L'ours ,dès l'époque préhistorique incarne une divinité : il est considéré comme un double de l'homme, un ancêtre tutélaire, un symbole de puissance, de renouveau, du passage des saisons, et même de royauté puisqu'il fut longtemps symboliquement le roi des animaux en Europe.(mais les évangélisations catholiques le diabolisèrent comme symbole d'animisme et le remplacèrent par le lion) . Il a marqué l'imaginaire culturel(cf. les articles sur les Inuits ,les lapons et les amérindiens)et en particulier celui des Celtes. Ainsi est-il lié aux cycles arthuriens ((arth, vieux gallois, ou ard, vieux breton, arzh en breton moderne, signifiant "ours").ARTHUR serait ainsi un roi-ours aux origines préchrétiennes et orales avant d'être au fils des réécritures , peu à peu christianisé et humanisé. Outre le rôle qu'on vient de voir dans le calendrier, l'ours aurait eu un fils, l'homme sauvage ou homme vert(le conte Jean de l'ours), appelé parfois le Pelu ou le Feuillu. Couvert de poils et doué d'une force remarquable il vivrait dans les endroits que délaissent les hommes et aurait un savoir de la nature. La figure de l'homme sauvage s'inscrit dans une période bien définie qui est celle du carnaval.
Depuis le Moyen Âge et dans plusieurs villes d'Europe, on reproduit son comportement dans des rites carnavalesques : sortie d'un homme déguisé en ours qui se saisit d'une jeune fille et finit par être Il existe encore de nos jours quelques fetes de l'ours comme celle de Vallespir, dans les Pyrénées catalanes. elle reproduit la légende séculaire qui veut qu'un ours vivait dans les forêts du Vallespir et enleva un jour une bergère. Une battue fut organisée et l'ours capturé. Ramené sur la place centrale du village il parvint de nouveau à s'enfuir en emmenant une jeune fille de la foule .Après une longue course poursuite, l'ours à nouveau capturé fut finalement tué et se transforma alors en homme capturé par les autres carnavaleux. Il est à noter que ces manifestations se déroulent en tout début février (la date de sortie de l'ours de sa tanière ).

http://legende-et-conte.com/lhomme-sauvage-ou-homme-vert/

 "Dès l'époque paléolithique, le culte de l'ours a été dans l'hémisphère Nord l'un des cultes animaliers les plus répandus. Sa mythologie exceptionnellement riche s'est prolongée dans d'innombrables contes et légendes jusqu'en plein XXe siècle : l'ours est resté par excellence l'animal des traditions orales. C'est aussi celui dont le caractère anthropomorphe est le plus affirmé. Il entretient avec l'être humain, notamment la femme, des rapports étroits, violents, parfois charnels. Opposer ou associer la bestialité de l'ours et la nudité de la femme est un thème narratif et figuré attesté partout. L'ours, c'est l'animal velu, la « masle beste », et par extension l'homme sauvage. Mais c'est aussi et surtout le roi de la forêt et des animaux qui y vivent. Dans les traditions celtes, Scandinaves et slaves, cette fonction royale de l'ours - qui, ailleurs, semble disparaître assez tôt - est encore bien attestée à l'époque médiévale. Les deux aspects - bestialité et royauté — peuvent du reste être confondus : plusieurs récits mettent en scène des rois ou des chefs qui sont « fils d'ours », c'est-à-dire fils d'une femme enlevée et violée par un ours »Michel pastoureau.l'Ours.Points.


On sait que l'histoire fit du lion l'animal roi à la place de l'ours :l'opération se fit surtout sous l'influence de l'église et comporta trois étapes selon M.Pastoureau : la diabolisation ,la domestication et le caractère ridicule(du montreur d'ours au gentil nounours de nos enfants.)..

«  De fait, dès les premiers temps du christianisme, l'Église avait pris l'habitude de manipuler ou de modifier le calendrier. Il s'agissait pour elle de faire disparaître les fêtes romaines et d'y substituer des fêtes chrétiennes . En ville, cela se fit peu à peu, sans trop de difficultés, entre le IIIe et le Ve siècle. Dans le monde des campagnes, en revanche, il en alla autrement. À côté des fêtes officielles, religieuses ou civiques, survivaient de nombreuses fêtes païennes liées au rythme des saisons, aux cycles de la nature, à la position des astres (solstices, équi-noxes), voire à des coutumes ou des croyances issues des traditions mythologiques. Les éliminer était moins aisé, d'autant qu'elles correspondaient à des mythologies diverses (celte, germanique, slave) et qu'elles se répartissaient sur toute l'année. En outre, il ne s'agissait pas toujours de dates précises mais plutôt de moments calendaires variant avec la latitude et les cycles de la Lune.

À partir du Ve siècle, cependant, l'essor du culte des saints et la mise en place progressive d'un grand nombre de fêtes destinées à les honorer apportèrent des solutions efficaces à ces problèmes calendaires. Peu à peu se mit ainsi en place un immense réseau de fêtes chrétiennes qui recouvrit en totalité les anciens calendriers romains et barbares. Cela permit à l'Église d'étouffer - sinon d'éradiquer vraiment - la plupart des cultes rendus aux divinités païennes, aux créatures mythologiques, aux astres, aux forces de la nature et, surtout, aux animaux. Peu à peu, dans chaque diocèse, dans chaque paroisse, une fête décidée et consacrée par l'Église fut superposée à une ancienne fête barbare et finit par s'y substituer.

Le calendrier rural traditionnel, que l'Église médiévale s'efforçait de remplacer par un calendrier chrétien, situait vers la mi-novembre le moment où l'ours entrait en hibernation. Cet événement, nous venons de le voir, fut peu à peu remplacé par la Saint-Martin. Cependant, plus vivaces encore étaient les fêtes célébrant le moment où l'ours se réveillait et sortait de sa tanière pour voir si l'hiver était fini. Cela se passait, selon les régions et les latitudes, une quarantaine de jours après le solstice d'hiver, vers l'extrême fin du mois de janvier ou au début de février, et durait parfois une semaine. C'est dans cette période calendaire que se déroulaient, dans toute l'Europe, les principales cérémonies ursines héritées des anciens cultes; elles annonçaient les débordements futurs du carnaval. À ces dates, l'Église du haut Moyen Âge dut donc intervenir avec plus de vigueur encore et placer un grand nombre de fêtes de saints « à l'ours » : quelques saints dont le culte était largement répandu, comme Biaise (3 février) ou Valentin (14 février), mais aussi et surtout des saints régionaux, comme par exemple, pour les pays mosans et artésiens, Amand (6 février) ou Vaast (6 février également) ; et plus encore d'innombrables saints locaux, tels Vallier (29 janvier), Urcissin (31 janvier), Agrève (1er février), Ours d'Aoste (1er février),etc..

Dans beaucoup de régions de l'Europe tempérée, l'événement majeur de la vie animale (la deshibernation) passait pour avoir lieu le 2 février, quelquefois le 3. Ce jour-là, dans les sociétés rurales, fêtes et réjouissances commémoraient la sortie de l'ours. Les chants, les danses, les jeux et les mascarades ursines y tenaient une grande place. Mais ce qui effrayait les clercs et les prélats au plus haut degré, c'étaient les simulacres de rapts et de viols. Des hommes se couvraient de poils, se transformaient en ours mâles et faisaient semblant d'enlever des jeunes filles ou des jeunes femmes puis de s'accoupler avec elles. Attestés dans l'archidiocèse de Reims dès l'époque carolingienne, ces jeux et simulacres avaient encore lieu — sous une forme folklorisée - dans plusieurs régions pyrénéennes à la fin du XXe siècle et y faisaient le bonheur des ethnologues.

 

Très tôt - dès le Ve siècle -, l'Église chercha donc à christianiser cette date du 2 février, où les rituels païens semblaient encore plus vivaces et plus transgressifs qu'à n'importe quel autre moment de l'année. 
D'autant que la déshibernation de l'ours n'était pas seule en cause. Le souvenir des lupercales romaines et des rites de fécondité qui les accompagnaient, au milieu du mois de février, n'avait pas totalement disparu, du moins dans les traditions savantes ; ni peut-être celui de la grande fête de Proserpine, déesse romaine des enfers, au début du même mois. Mais surtout, dans toute l'Europe du Nord et du Nord-Ouest, différents rituels de purification célébraient la fin de l'hiver et le retour de la lumière. Chez les Celtes, par exemple, une grande fête, celle d'imbolc, avait lieu le 1er février et glorifiait une déesse-mère au nom variable; l'Église fixa ce jour-là la fête de sainte Brigitte, patronne de l'Irlande et figure christianisée de plusieurs divinités du panthéon celtique. Le lendemain, le 2 février, pour étouffer tous les cultes et rites païens, liés ou non à l'ours, elle plaça deux fêtes chrétiennes, associées à la vie du Christ et à celle de la Vierge : la Présentation de Jésus au Temple et la Purification de Marie. Deux grandes fêtes pour un seul jour : liturgistes et théologiens avaient frappé fort.

 

Pourtant, une fois encore, cela ne suffit pas. Non seulement les pratiques et croyances populaires liées à la déshibernation de l'ours ne disparurent pas complètement - tant s'en faut -, mais les fêtes célébrant le retour du soleil et de la lumière restèrent bien présentes dans les campagnes septentrionales. Elles s'accompagnaient en général de feux de joie et de processions escortées de flambeaux. Au Ve siècle, pour y mettre fin, le pape Gélase institua la fête chrétienne des chandelles (festa candelarurri). Plusieurs de ses successeurs des VIe et VIIe siècles précisèrent le sens de cette nouvelle fête et cherchèrent à en souligner la dimension chrétienne, pas toujours évidente, en la rattachant à la Présentation de l'Enfant Jésus au Temple. Les processions avec chandelles, torches ou flambeaux - désormais bénits solennellement — n'étaient pas supprimées mais réorientées: au sortir de l'église paroissiale, elles devaient se diriger vers chacune des maisons du village, et elles avaient pour mission de dissiper les ténèbres, d'éloigner les esprits du Mal, de protéger des intempéries. Une troisième fête chrétienne trouvait ainsi sa place le 2 février : la Chandeleur.(nommée autrefois chandelours).


A suivre