Hommage au combien respectueux à l'oeuvre et au personnage de Thomas Edward Lawrence, "les Sept Piliers de la sagesse". Au départ, j'avais opté pour la bêtise, mais un paragraphe sur l'imbécillité à la fin de notre roman du jour m'a incité à cet ajustement lexical. Quant à Lawrence d'Arabie, la référence, ainsi qu'une autre, sur laquelle nous reviendrons, a été presque naturelle, tant le personnage principal du livre... est son exact contraire... Bienvenue à la rencontre de Jacques Lebaudy, fou furieux intégral, qui a inspiré à Jean-Jacques Bedu son dernier roman en date, tout juste sorti, "Moi, Empereur du Sahara" (en grand format chez Albin Michel). Une pochade qui s'inspire d'une histoire vraie et l'amplifie à peine, vraiment, pour croquer le portrait ridicule d'un homme qui a fait trembler la diplomatie européenne et même agacé la Maison Blanche !
Jacques Lebaudy est le fils de Jules Lebaudy, prospère industriel qui a fait fortune en faisant de la raffinerie familiale qui menaçait ruine, le fleuron de l'industrie sucrière française, et d'Amicie, femme confite en dévotion, pour ne pas dire franchement bigote, qui déteste tout ce qu'est son mari, et sans doute plus encore les enfants qu'elle a eus de lui...
A 14 ans, en 1882, Jacques assiste en témoins privilégié, enfin, si je puis dire, car il ne comprend rien à ce qui se passe et finit couvert de crachats, au fameux krach de l'Union Générale, l'une des premières crises bancaires touchant le capitalisme financier et industriel, dont Zola s'inspirera pour son roman "L'Argent". Une crise dont Jules Lebaudy va tirer profit pour accroître sa fortune déjà conséquente.
Jacques, qui grandit dans l'admiration envers Napoléon Ier, est subjugué par ce père, qui fait à peine attention à lui et le méprise, et il va retenir un de ses conseils les plus précieux : "le pouvoir, voilà ce à quoi tu dois aspirer !" A la mort de son père, 10 ans après, Jacques hérite d'une solide fortune, comme ses deux frères, Robert et Max, ainsi qu'une haine viscérale pour les hommes politiques républicains et francs-maçons...
Déjà passablement allumé, se faisant remarquer régulièrement par ses excentricités et ses grands moments de solitude (sa soirée en compagnie d'une Belle Otero déjà conquise mais bientôt humiliée, est un monument de classe...) au sein du Tout-Paris de la fin du XIXe siècle, Jacques Lebaudy va faire trois rencontres, disons, décisives...
Deux d'entre elles vont nourrir sa vocation. Il s'agit de deux personnages se prétendant rois de territoires qui, pour ne pas être imaginaires, n'en sont pas moins illusoires, comme il en est né beaucoup au XIXe siècle. La troisième, celle d'Augustine, qui sera la femme de sa vie, qu'il n'épousera jamais mais dont il fera son impératrice, avec comme mission de lui donner un héritier (et, là encore, la scène de la rencontre et de la séduction vaut son pesant de cacahuètes)...
Car, oui, voilà la vocation de Jacques Lebaudy : fonder son propre empire, en marge de toutes les autres Nations, à commencer par cette France dont il exècre la IIIe République. Et quel meilleur territoire à conquérir, pacifier, moderniser et rendre puissant que ce désert du Sahara où rien n'a jamais été fait ?
Alors, montant sa marine, son armée et mettant sa fortune toute entière au service de cette lubie, Jacques, bientôt Jacques Ier, embarque direction Las Palmas, aux Canaries, afin de monter une base arrière avant la conquête du Sahara via le cap Juby. Sa détermination est totale, il va unifier derrière sa bannière les populations berbères et arabes jusqu'à Tombouctou, il en est certain...
Nous sommes à l'été 1903 et commence alors une expédition complètement folle, dans laquelle il va embarquer Augustine, deux ou trois autres énergumènes aussi fêlés que lui et des marins qui vont comprendre un peu trop tard que le bateau dans lequel ils travaillent est une galère, au sens figuré du terme... Une conquête ridicule, lamentable et dérisoire, à laquelle va s'accrocher Jacques Lebaudy le reste de sa vie.
Une conquête délirante, certes, mais qui va faire trembler l'Europe. En effet, en ce début de siècle, le Sahara attire bien des convoitises de la part des grandes puissances européennes et la crise couve au Maroc. En 1905, va s'ouvrir la conférence d'Algésiras, à laquelle Jacques Ier aurait voulu être convié. Les négociations seront longues et complexes et la présence dans les parages de cet empereur fantoche qui fait de l'agitation et risque de déclencher un conflit avec les populations autochtones pose problème.
Mis au ban, de son point de vue, car il faut être admis pour être écarté, par les grandes chancelleries, Jacques Lebaudy, de plus en plus fou, mégalomane, paranoïaque, mythomane, avare, imbécile, mais aussi violent et capable du pire, s'exile, change d'identité, mais multiplie partout où il passe les excentricités et les scandales...
Je vous laisse découvrir cette litanie de n'importe quoi qui fait rire, évidemment, en particulier parce que Jean-Jacques Bedu la relate avec brio et plein d'humour. Mais ces "exploits" laissent aussi pensif. Car, aussi ridicule soit-il, l'empereur du Sahara est un vrai despote, prêt à tout, tombant tour à tour dans des périodes de délire possiblement violentes, ou d'abattement.
Au fil des pages, je pensais à Sean Connery dans "l'homme qui voulait être roi", le film de John Huston, adapté d'une nouvelle de Rudyard Kipling, que Bedu cite en exergue de son roman (même si Augustine n'a pas grand-chose à voir avec Michael Caine...). Mais, j'imaginais aussi ce qu'un Goscinny aurait pu faire d'un tel personnage dans une de ses bandes dessinées...
Au départ, je l'imaginais dessiné par Uderzo, mais ça ne collait pas. Oh, rien à voir avec le talent du dessinateur, non, c'est que les événements m'ont mené vers un autre dessinateur avec qui le génial Goscinny a travaillé : Morris. Oui, cette fois, je voyais Jacques Ier, empereur auto-proclamé du Sahara, sous le trait cher au papa de Lucky Luke et là, c'était parfait !
Ce zozo-là aurait parfaitement pu rejoindre la riche collection de personnages loufoques participant aux aventures du cow-boy solitaire. En tout cas, indépendamment des divagations du lecteur que je suis, Jacques Lebaudy a été une intarissable source d'inspirations à son époque, pour les échotiers, les satiristes, les éditorialistes acerbes et les caricaturistes.
La somme d'articles qui lui furent consacrés se compte par milliers et la couverture du roman de Jean-Jacques Bedu est une de ces caricatures d'époque, signée Camara pour l'hebdomadaire satirique "L'Assiette au Beurre". Vous voyez qu'on ne ménageait pas ce pauvre fou... D'autant que la caricature est à peine exagéré par rapport à la réalité...
Bedu s'inscrit d'ailleurs dans une série d'écrivains, dont le plus célèbre est Henri Troyat, à avoir évoqué le cas désespéré (ou désespérant, allez savoir) de Jacques Lebaudy. Il se trouve qu'en mars dernier, quelques semaines avant la sortie, au début de ce mois de juin, du roman de Jean-Jacques Bedu, est sorti une biographie illustrée de Jacques Lebaudy signée Philippe Di Folco...
Précisons toutefois que Jean-Jacques Bedu, avec "Moi, Empereur du Sahara", assume totalement son inspiration romanesque et donc les libertés qu'il prend dans le fond et la forme du récit avec la réalité. Celle-ci reste son fil conducteur, mais il fait oeuvre de satiriste lui aussi et rejoint Goscinny dans la créativité patronymique de certains personnages secondaires.
Jean-Jacques Bedu s'amuse et nous avec. Et, par moments, dans cette folie, quelques échos nous ramènent à notre monde contemporain... Tenez, regardez ce titre... "Moi, Empereur du Sahara"... Cela ne vous rappelle pas quelque chose ? Mais si, souvenez-vous, une campagne électorale, un débat et une figure de rhétorique qui fait la une...
Jean-Jacques Bedu place dans la bouche de son empereur délirant la fameuse anaphore du candidat Hollande, un des moments les plus drôles de ce roman, lorsque la caricature contemporaine rejoint la satire historique. Tout le livre est ainsi, porté par ces "moments de gloire" qui vont aller en s'amplifiant au fur et à mesure que la folie de l'empereur atteint son paroxysme...
Des scènes dont on se souvient, qu'on a envie de raconter, de se remémorer avec d'autres lecteurs pour s'en payer à nouveau une bonne tranche. Croyez-moi, j'aimerais multiplier les anecdotes, vous parler de gâteau à la crème, de thon en boîte, de kangourous, de lions, de zèbres, de vache à longues cornes, d'oasis laxative et de bien d'autres choses qui m'ont beaucoup fait rire, mais j'en dirais trop... Croyez-moi, c'est vraiment un livre d'une grande drôlerie et l'écriture très visuelle et pleine d'ironie de Jean-Jacques Bedu fait de cette rocambolesque existence un plaisir de lecture.
Un mot un peu plus sérieux, tout de même, pour parler des femmes tenant une place importante dans la vie de Jacques Lebaudy. Deux, en fait, sa mère, Amicie, et sa compagne, Augustine. Le rôle qu'elles jouent, toutes les deux, est en apparence secondaire, mais, au final, elles sont celles qui vont le subir...
Amicie, je l'ai dit en introduction, est une bigote, aussi fervente catholique que monarchiste. Sans doute s'est-elle enfermée dans cette armure pour fuir un mariage qui ne la comble pas, auprès d'un homme qui ne pense qu'à ses affaires, à son argent et aux manières d'en gagner encore plus. Il en faudrait peu pour qu'Amicie se lâche, mais, faute d'amour, elle va s'aigrir et devenir une espèce d'ermite...
Amicie est, de loin, la personne la plus saine d'esprit et la plus raisonnable, si, si, je vous assure, de la famille Lebaudy, sans doute justement parce qu'elle n'en fait partie que par alliance... Une fois son époux mort, voyant dans quelle dérive incontrôlable et délirante s'engagent ses trois fils, elle va tout faire pour se désolidariser d'eux, les renier, essayer de les oublier... En vain.
Augustine, de son côté, est une cocotte qui rêve de devenir comédienne, comprenez qu'elle espère que son joli minois et son corps de rêve lui vaudront la protection d'un homme riche... Mais, pardonnez-moi, je veux bien prendre sa défense, sauf qu'il y a des limites, Augustine a un gros défaut : c'est une idiote...
Oh, le mot est même faible ! C'est sans doute ce qui explique qu'elle ait cru aux boniments de Jacques tout au long de leur chaotique vie commune. Répudiée, reprise, sacrée, jetée, malmenée, battue, sautée comme une courtisane, engrossée, repoussée, etc., elle va vivre les aventures de son empereur de conjoint entre rêve et cauchemar.
La formule paraît simpliste, mais elle est adéquate, car la belle va finir par sortir un jour de sa léthargie, ayant supporté bien trop longtemps les caprices, les colères, les folies de l'homme de sa vie... Parce qu'elle va refuser l'inacceptable, une énième extravagance de Jacques Ier qui n'a rien de risible, celle-là, hélas... Je n'en dis pas plus.
Alors, oui, "Moi, Empereur du Sahara" est un livre très drôle, une espèce de roman picaresque à la "Tartarin de Tarascon". La vie dans le désert du Sahara n'a vraiment rien à voir avec la vie de T.E. Lawrence en Arabie, c'est même étonnant à quel point, mais mon souvenir du film déforme peut-être un peu la chose, les deux destins se répondent en s'opposant point à point...
Là où Lawrence sut gagner le respect des autochtones et devenir l'un d'eux, Jacques Lebaudy a tout fait pour se les mettre à dos, se mettre en danger sans même s'en rendre compte et risquer de ficher un bazar sans nom dans une région aux allures de poudrière... Lebaudy, c'est l'enfant capricieux et turbulent qui joue avec des allumettes alors qu'il y a des objets inflammables à côté... Et, là encore, j'ai eu l'impression qu'à travers lui, Jean-Jacques Bedu adressait une critique voilée à notre classe politique, si souvent inconséquente et égocentrique...
Alors, plongez dans cette Belle Epoque, que n'épargne pas la plume acerbe de l'auteur et découvrez, si vous ne le connaissez pas encore cet empereur digne des caricatures de ces personnages qu'on voit dans les asiles de fous se prenant pour Napoléon avec un entonnoir sous le bicorne et une camisole de force sous la veste...
Découvrez cette folie dans tout ce qu'elle a, à la fois, de dévastatrice et d'hilarante. Le parcours d'un homme né avec une cuillère en argent dans la bouche, aussi doué en affaires qu'il est nul en politique et en diplomatie, persuadé d'être un meneur d'hommes, un chef, alors qu'il est un fantoche et un imbécile... On rit, on s'interroge, aussi, et on se dit qu'un Lebaudy, aujourd'hui, ferait les délices de n'importe quel producteur de télé-réalité...