L'exemple le plus significatif d'un dionysiaque contrôlé serait la Fête Des Fous médiévale, dont on a dit qu'elle correspondait à la période des Saturnales antiques et qui intervenait dans les fameux douze jours : entre Noël et le 6 janvier. Elle symbolisait l'inversion du temps comme celui des hiérarchies. Elle fut d'abord et paradoxalement organisée à l'intérieur des églises par le clergé lui même où l'ordre ecclésiastique était perverti, renversé ,où l'on se travestissait ,ou les cantiques devenaient paillards, les processions obscènes . Le roman de Victor Hugo, « Notre-Dame de Paris » décrit justement l'atmosphère de liesse populaire à une époque(XVème ) où la fête s'était étendue du clergé au peuple.La ville entière était animée par des jongleurs, des acrobates, des voleurs qui prenaient possession de la rue. Au point culminant de la fête, les farceurs élisaient le Pape des Fous, la plupart du temps un diacre, souvent même un profane ou un étudiant, qui conduisait ensuite à travers les rues de la ville une procession débridée constituée de membres du clergé et d'hommes du peuple, qui se mêlaient aux noceurs.
Il en va de même du tableau de Jérôme Bosch, se situant à la frontière de ces deux époques .Le peintre nous offre la vision d'un monde à l'envers qui a perdu ses repères religieux. il se sert du grotesque carnavalesque, d'où la richesse de son imaginaire qui a inspiré les Surréalistes, mais à des fins morales et édificatrices.
Pour conclure l'un des termes du débat, si l'on suit, Daniel Fabre dans Le « Carnaval Ou La Fête A l'Envers », le christianisme aurait , dès le Moyen Age, procédé à une unification doctrinale du monde, établi un ordre calendaire et fixé définitivement le sens du carnaval. Les origines païennes seraient désormais intégrées et ne subsisteraient localement que dans des coutumes et des superstitions.
« Après ces derniers feux du paganisme qui offrent une multitude d'origines possibles du carnaval, le férial chrétien apparaît comme le résultat lentement élaboré d'une confrontation historique; c'est d'elle que le carnaval tient sa place et ses formes et c'est donc là qu'il faut en chercher les plus sûres racines.
Le christianisme désormais reconnu développe une «politique du temps» très différente de celle du polythéisme. Tout d'abord, l'ordre théologique doit être inscrit dans le cursus des fêtes de l'année - alors que le calendrier antique se permettait d'accueillir maintes divinités secondaires ou marginales, qui n'avaient parfois pas d'autre existence que cette apparition fugitive, au détriment de certains grands dieux qui, tel Jupiter, y étaient peu présents. La même volonté d'emprise conduisit à unifier, s'agissant de la commémoration du grand drame christique, le temps de tous les chrétiens, quel que soit leur lieu de vie dans le vaste Empire. Enfin, et c'est une différence majeure, la liturgie chrétienne instaure une obligation générale de culte,-en principe, elle ne favoriseas les dévotions sélectives, les confréries autonomes, ce qui était le mode d'existence de la croyance et de la pratique païennes…
Les sources doctrinales de l'opposition chrétienne à tous les cultes anciens sont très claires. Les dieux du passé ne sont pas morts ; ils n'ont pas disparu de ce monde mais sont maintenant reconnus comme des démons et l'on ne fête pas ces êtres déchus. D'autre part, l'usage du masque, au théâtre comme dans les rites, est une atteinte grave au créateur. L'homme a été fait à la ressemblance de Dieu. Il commet donc un péché en modifiant son image; aussi le Diable est-il désigné comme le maître inquiétant de l'illusion et du masque. »
« Le fractionnement et le pluralisme du christianisme primitif sont désormais un fait acquis. ... Aucune histoire récente du christianisme ne se présente plus comme une histoire générale, mais, nécessairement, comme une juxtaposition d'observations ponctuelles…
De par ses considérations, ne faut il pas plutôt considérer comme suspectes et finalement appauvrissantes, les démarches de retour aux sources, comme la recherche rétrospective d'une origine et d'une orthodoxie épurées, toujours en rupture et qui nieraient les syncrétismes (terme odieux à toute orthodoxie doctrinale.).Le monde antique était pluraliste, les syncrétismes y régnaient : La conquête romaine avait réuni dans un même ensemble les peuples de trois continents, constituant un des plus vastes espaces pluriethniques, pluriculturels et plurireligieux de l'Antiquité. Aussi n'existe-t-il pas, ne pouvait-il pas exister de christianisme primitif au singulier et pur doctrinalement mais bien une diversification de mouvements, un maillage de réseaux qui ont fait son histoire et se sont dégagés peu à peu. Comme le dit René Nouailhat, le christianisme, lui-même, a « syncrétisé » à outrance » pour établir son ordre et ses dogmes tardifs.
« Les nombreuses fêtes païennes de corporations spécialisées, avec leurs processions, sont reprises telles quelles par celles des saints. L'assomption de la Vierge le 15 août, rivalise avec la fête de la déesse de la bonne Traversée, le 12. La Sainte Agathe reprend les rites des processions d'Isis. L'étimasie, adoration du trône vide sur lequel sont posés les emblèmes impériaux, se retrouve à l'identique dans l'iconographie chrétienne. Et ainsi de suite.
L'usage massif du paganisme par les chrétiens date surtout de la période où Théodose en interdit le culte, en 392 (interdiction ensuite plusieurs fois renouvelée), et de celle de Justinien à Byzance en 529, qui va jusqu'à la suppression de la liberté de conscience, au baptême obligatoire, et en 535, lorsqu'il reconquiert l'Afrique du Nord contre les Vandales, à la remise des synagogues aux chrétiens.
« L'assimilation du paganisme va se faire à deux niveaux : " par en haut ", avec la culture philosophique et spirituelle - celle de l'aristocratie - et dans les mécanismes du pouvoir impérial; et " par en bas ", avec les religions naturelles, celles des paysans. Ce qui fut lent et complexe, tant pouvaient subsister les " superstitions ". Les canons disciplinaires des conciles sont instructifs à cet égard, avec leurs interdits sur le recours aux voyants, aux sorciers, et la récupération de pratiques, comme l'incubation (aller se coucher près de la tombe des martyrs) et des fêtes païennes traditionnelles.
Les premiers mouvements chrétiens se sont développés en intégrant de multiples apports religieux venus du Proche-Orient, de l'Égypte, de la Grèce et de Rome, sous les modes d'un vaste syncrétisme judéo-helléno-pagano-barbaro-chrétien ; ils se sont rapidement diffusés tout autour de la Méditerranée ; ils ont abouti à une religion d'Empire, laquelle sera ensuite traversée par maintes réformes ou par quelques ruptures instauratrices de nouvelles voies.
« De toutes ces composantes, il nous reste des traces, des vestiges et des œuvres, accumulés au cours des siècles. L'étude du patrimoine religieux chrétien peut aider à entrer dans l'intelligence de cette histoire plurielle et complexe. L'histoire chrétienne est une histoire d'emprunts, de passages, de dettes, de recontextualisations, de redictions, de greffes successives, de strates accumulées, de sédimentations. Le christianisme, dès ses premières formulations, et tout au long de son développement, a toujours été culturellement métissé et plurireligieux. »René Nouailhat,. Institut de formation à l'étude et à l'enseignement des religions, Centre universitaire catholique de Bourgogne.séminaire sur le « fait religieux » EDUSOL.(c'est moi qui souligne ici.)
« Le mot carnaval contient de nos jours des idées largement dépréciées qu'on a fini par identifier à des manifestations folkloriques et sans importance, abandonnées à une fantaisie personnelle ou collective. Pourtant l'étude historique et littéraire des fêtes médiévales permet de comprendre que Carnaval remonte à une antique et vénérable mémoire (au moins celtique et indo-européenne). Dès lors, son originalité ne saurait aussi facilement se dissoudre dans les brumes d'un « folklore » douteux. Aujourd'hui, Carnaval est devenu cette parenthèse bruyante et folle de l'hiver, tout juste bonne à amuser les touristes et à faire travailler les agences de voyages. Pourtant, avant d'être un ensemble de réjouissances ou de divertissements intégrés à la société de consommation, Carnaval était une religion ; c'était même la religion qui a précédé le christianisme. Il contenait toute une explication cohérente du monde et de l'homme. Il définissait les rapports de l'homme et de l'au-delà dans une appréhension originale du sacré. La mythologie carnavalesque constitue ainsi l'armature de la mythologie médiévale…. »Philippe Walter. Mythologie Chrétienne. Imago.
L'auteur va donc développer une thèse différente de celle du carnaval purement chrétien en s'inspirant de L'école De Mythologie Française et en particulier des travaux de Claude Gaignebet.
La fête carnavalesque serait à étudier comme une « religion ». une forêt de rites et de symboles, vestiges de cultes indo-européens et préhistoriques et transmis par la culture gréco-romaine germanique et celtique..elle aurait survécu, dans et malgré le christianisme, par le calendrier, par la nature des fêtes , et par le culte des saints.
- Ainsi carnaval correspondrait à une manière archaïque de penser le temps selon les phases de la lune et donc de diviser l'année en quarantaine (une lunaison et demie).
« Le Moyen Age a obéi à une pulsation imaginaire du temps qui remonte à un passé archaïque (et dont Carnaval est sans doute le conservatoire le plus durable). On pourrait sans doute parler ici des mythes fondateurs de l'Eurasie. Le christianisme a inscrit ses commémorations dans le vieux cadre de ce temps païen ritualisé. En ce sens, il est tributaire de la "mémoire du temps" archaïque. Tout mythe digne de ce nom (je parle de mythes ethno-religieux et non de mythes inventés par la littérature comme celui du Graal par exemple) s'inscrit dans cette pulsation imaginaire du cosmos, ce que Gilbert Durand appelle le drame agro-lunaire de notre monde. Le mythe accompagne le rite qui s'accomplit toujours sur certains sites. Avec le mythe, on se trouve bien comme l'a admirablement dit
Mircea Eliade devant le Temps et l'Espace originels commémorés rituellement dans le présent d'une liturgie. Or la littérature médiévale (romans arthuriens ou chansons de geste) est tributaire de ces mythes anciens. Elle n'est pas inventée par des écrivains médiévaux imaginatifs mais colporte une vieille matière orale qui remonte aux mythes archaïques de l'Europe. Pour comprendre quelque chose à ces récits archaïques, à leur structure et à leurs motifs, je propose de les replacer dans un calendrier rituel. Le cadre calendaire et rituel éclaire certaines significations des mythes anciens. Carnaval est évidemment l'ensemble rituel et mythique central de cette mémoire ancestrale. Encore ne faut-il pas réduire le carnaval aux théories sociologiques modernes (à la Bakhtine, voir son ouvrage fort discutable et réducteur sur la culture populaire au Moyen Age et à la Renaissance). Il faut plutôt faire de Carnaval le coeur de tout un système de pensée que les travaux de Claude Gaignebet, le plus grand folkloriste français contemporain, ont bien illustré. Carnaval est une religion du souffle cosmique, c'est-à-dire une célébration rituelle du voyage des âmes entre les deux mondes, tout autre chose que le défouloir télégénique ou le bazar touristique qu'on voudrait aujourd'hui nous confectionner. Avec le vrai carnaval on est plus proche d'un théâtre primitif qu'Antonin Artaud appelait le "théâtre de la cruauté" que d'un divertissement pour gogos en goguette. Ce vrai carnaval (mot qui semble bien apparenté à cette déesse Carna dont parle Dumézil) nous replonge dans un système mental qui est exactement celui que l'on peut observer dans le théâtre médiéval (je pense par exemple au Jeu de la Feuillée d'Adam de la Halle) mais je pourrais citer une multitude d'autres oeuvres qui en témoignent (du Satiricon de Pétrone aux romans de Rabelais, ou à rebours de Finnegans Wake de Joyce aux chansons de geste). Voilà la vieille culture de l'Europe: elle est dans cet imaginaire foisonnant que certains s'acharnent aujourd'hui à faire disparaître des écoles et universités au motif suivant: produit périmé car date limite de consommation dépassée ». Philippe Walter.Entretiens.
A
« La syllabe finale val de Carnaval doit également être expliquée. On note tout d'abord que l'onomastique des romans arthuriens n'ignore pas cette syllabe. On la retrouve à la fin de certains noms comme ceux de Lanval ou Perceval. On note également que la syllabe val se relie directement à la syllabe gal si l'on tient compte de l'évolution phonétique de la gutturale dans les langues romanes. Un hagionyme comme celui de saint Gall ou des toponymes français comme Saint-Gal (Lozère), Saint-Gal-sur-Sioule (Puy-de-Dôme), Saint-Gall (Bas-Rhin) et Saint-Romain-en-Gal (Rhône) témoignent de l'existence de substrats légendaires et mythiques préchrétiens tournant autour de ces noms en Gai ou Val. Par ailleurs, tous ces toponymes offrent une répartition géographique significative sur l'ensemble du territoire français et certains désignent des sites connus pour leurs vestiges archéologiques de la période celtique et gallo-romaine (Saint-Romain-en-Gal près de Vienne en Isère) alors que l'abbaye de Saint-Gall en Suisse était, durant le haut Moyen Âge, un établissement monastique de toute première importanc8. Le nom de Gal appartient très probablement à la mémoire préchrétienne de l'Occident. Il renvoie à des rites et à des croyances dont Carnaval peut encore témoigner. » Philippe Walter. Mythologie Chrétienne.
Un des éléments majeurs de la christianisation du paganisme, au sens où on l'entend, fut bien le culte des saints remplaçant d'anciennes croyances à des divinités et reprenant souvent le nom même des créatures païennes.
Pour en revenir à la déesse Carna , que les romains célébraient aux calendes de juin, elle est connue par Ovide et Macrobe et son culte originel remonterait au début de la République, Brutus ayant chassé le roi et fait un vœu à la déesse à cette occasion.Elle symbolisait les organes vitaux de l'homme.
« S'agissant du lard, nourriture carnée par excellence, on aura aucun mal à souligner son aspect « carnavalesque ». Les saucisses, jambons et autres chairs grasses font partie de la gastronomie carnavalesque depuis fort longtemps. Carnaval, c'est d'abord le grand manger, une absorption démesurée de nourritures,, des repas gargantuesques ou pantagruéliques, et cela quel que soit le royaume de Carnaval. Un tel rite semble en accord avec la racine que la plupart des étymologistes reconnaissent dans Carnaval : caro, « la viande ». D'ailleurs, en ancien français, le mot qui a précédé celui de Carnaval est Carnage (ou Charnage) qui appelle un sacrifice rituel de chair, vraisemblablement pour un festin grandiose et sacré. Carna protège en outre les forces vitales et les renforce grâce aux vertus nutritives particulières qui s'attachent à certains mets. » Philippe Walter. Mythologie Chrétienne.
Quant à la fève, l'histoire « mythique » de Rome expliquerait aussi son importance symbolique. Selon Ovide, le mot latin « faba » renvoie aux actions des Fabiens, compagnons du héros fondateur Remus et frère jumeau de Romulus .
Par ailleurs la fève mettrait selon la tradition quarante jours à germer ce qui correspondrait au temps carnavalesque des quarantaines du calendrier lunaire mis à jour par Claude Gaignebet: ainsi la fève apparait à l'épiphanie dans le gâteau de roi, déjà un roi pour « rire » le temps d'un jour.
Mais pourquoi un mannequin ? Référence serait faite à un autre roman médiéval, la Manekine, à la fois, édifiant et œdipien. Le roi de Hongrie aurait été contraint par la noblesse d'épouser sa fille pour remplacer la reine défunte. La jeune fille, Joie, pour échapper au mariage se coupa la main et devint Manekine, la Manchote.
Philippe Walter va mettre en rapport ce roman avec divers contes et traditions (comme celui bien connu de Peau D'âne)dans un véritable tissage mythique.
« Tout au long de ce récit construit sur un conte populaire fort répandu apparaissent des dates rituelles du calendrier populaire et liturgique. À la Chandeleur (2 février), le roi veut épouser sa fille. Trois jours plus tard, elle est abandonnée aux flots sur une barque qui arrive en Ecosse, le dimanche des brandons. Elle épouse le roi d'Ecosse à la Pentecôte. Deux ans plus tard, en janvier, elle accouche d'un fils. Au début du carême, le roi parti en voyage rentre en Ecosse mais il apprend qu'on vient d'abandonner aux flots la barque sur laquelle se trouvent sa femme et son fils sauvés in extremis du bûcher. Dans cette trame narrative, une date mérite plus particulièrement d'être soulignée : celle du dimanche des brandons (ou premier dimanche de carême). Ce jour clé du calendrier carnavalesque se trouve associé à un bûcher sur lequel doit brûler la Manekine à deux reprises. Il s'agit, bien évidemment, du rappel des rites de crémation que le folklore carnavalesque a bien conservés jusqu'à nos jours. Il est d'usage de brûler le dernier jour de Carnaval le simulacre d'un géant et d'une géante, incarnations rituelles des jours gras. Dès lors, la Manekine et son fils ne seraient que les substituts légendaires du géant et de la géante de Carnaval qu'on brûle sur le bûcher dans les premiers jours du carême.
Il ne faudrait toutefois pas faire des rites carnavalesques mentionnés dans La Manekine une simple allusion littéraire glissée par le romancier dans son récit. En fait, c'est l'histoire de la Manekine elle-même qui constitue la version folklorisée (et partiellement christianisée chez Philippe de Rémy) d'un authentique mythe de Carnaval. Avec une précision rare, le récit maintient les dates rituelles en relation avec le mythe qu'il évoque. Le témoignage parallèle de la tradition folklorique permettra de mesurer l'importance de cette conservation.
Dans cet esprit, on notera particulièrement certaines variantes de contes russes et serbes concernant l'enfant de la Manekine que les folkloristes qualifient, à juste titre, de « mythiques ». L'enfant est décrit comme « doré jusqu'aux coudes, ses pieds d'argent jusqu'aux genoux, son front portait un soleil rouge, sa nuque une lune brillante ». Dans ces mêmes versions, la belle-mère répand le mensonge suivant : « Ta femme a enfanté un enfant moitié chien, moitié ours ; elle vit dans le bois en commerce avec les bêtes » ou encore « ta maîtresse et notre petite fille a mis au monde un enfant comme nous n'en avons vu de notre vie : il a des pattes de loup, des regards d'ours, une gueule de chien ». Le roman médiéval confirmait d'ailleurs ces données : la créature velue enfantée par la Manekine aurait quatre pieds, les yeux enfoncés et une énorme tête ; dès qu'elle sortit du ventre de sa mère, elle « s'enfuit comme une vouivre », selon le texte en ancien français. Une version occitane du conte de La Manekine intitulée Sainte Brigitte précise : « Un enfant naît et la mère répond qu'il était né quelque chose et qu'elle ne savait pas bien si c'était un chien ou si c'était un enfant. » Le récit se souvient ici d'une créature monstrueuse que des versions archaïques du même conte plaçaient probablement au cœur de l'histoire ; de plus, cette créature hybride était attachée rituellement à la date de Carnaval. D'ailleurs, les légendes médiévales sont coutumières de telles chimères. La légende du chevalier au cygne évoque bien des êtres humains métamorphosés en cygnes que l'on fait passer justement pour des chiens "….
Il convient d'emblée de souligner l'importance de la divinité de Carnaval qui se cache derrière le personnage de la Manekine. Elle est la clé qui ouvre la compréhension du véritable puzzle hagiographique construit autour des huit grandes dates « carnavalesques ». On verra qu'un autre roman médiéval donne au monstre en forme de vouivre enfanté par la Manekine le nom de Garganeùs, qui rappelle bien évidemment le nom de Gargantua, le géant de Carnaval par excellence. Dès lors, examinée sous l'angle mythique, la Manekine n'est autre que le géant ou plutôt la géante de Carnaval, appelée à brûler sur le bûcher du dimanche des bordes.
C'est donc bien autour du bûcher de Carnaval que se concentrent les principaux rites et mythes de la période. En fait, cette attention aux rites carnavalesques commande une relecture éclairée de toute la tradition légendaire et folklorique du Moyen Âge dans le but de mieux comprendre la mémoire mythologique qui l'organise. La convergence du folklore médiéval et moderne mais aussi des textes littéraires médiévaux ainsi que de témoignages mythologiques et ethnologiques non littéraires permet de rétablir la mémoire « sauvage » du monde préchrétien et le réseau des croyances païennes qui s'y rattachent. Une compréhension renouvelée de cette littérature médiévale ainsi que de ses rapports avec les contes folkloriques est l'enjeu de ce réexamen. Il va de soi que le présent ouvrage ne peut qu'ouvrir quelques pistes de recherche et non entreprendre l'exploration exhaustive de ces vastes domaines encore largement inexplorés, malgré le renouveau des études sur la littérature médiévale depuis deux décennies. »… Philippe Walter. Mythologie Chrétienne.
A SUIVRE