Forcément,
quand on travaille en médiathèque, on commande des livres. Quand on
s'occupe de l'achat de polars et de science-fiction, forcément bis,
on commande des polars et de la SF. Ça paraît évident. Peu importe
la taille de la structure où on travaille, peu importe les budgets
d'acquisition, on essaie d'avoir un œil sur l'ensemble de la
production éditoriale des domaines en question, histoire de ne pas
passer à côté de la perle rare. Cette veille permet entre autre de
prendre la température, presque malgré soi, des tendances ou modes
du moment. De celles qui passent aussi vite qu'un vaisseau spatial en
mode vitesse supralumique à celles s'inscrivant dans le temps comme
de vieilles chansons de pub qui vous polluent encore l'existence*.
Aussi
tous les mois ou presque, dès qu'un Da Vinci Clone sombre dans
l'oubli, il y a grosso modo trois bouquins à même d'ébranler
l'histoire de l'humanité qui repoussent de l'hydre original. Et puis
tu peux y aller, hein, pas d'Hercule à l'horizon ! Pour un peu on pourrait croire qu'il se pique un p'tit roupillon dans une
écurie...
Enfin,
je dis ça... je râle chaque fois qu'ils pointent le bout de
leur nez, avec leurs résumés calqués les uns sur les
autres... mais après ? Ils trouvent bien leurs lecteurs ces
livres. Oui, mais avec cette profusion de titres et ces a priori à la
peau dure, j'ai bien failli passer à côté de Corpus Prophetae. Failli seulement car j'ai la chance d'aller traîner
régulièrement mes guêtres chez Unwalkers, et la manière dont leur
boss a parlé du livre a su me convaincre de baisser la garde. Sans
compter qu'on parlait des éditions Mnémos qui sortaient là leur
premier thriller. Teinté de SF, quand même, voire même de
fantastique, parce que sinon ce ne serait pas vraiment Mnémos. Une
frontière des genres comme je les aime.
Victor
Montalescot est un archéographe. Dans le futur cela désigne un
voyageur temporel dont la mission consiste à remonter dans le passé
pour dresser la biographie de personnages célèbres, quitte pour
cela à restituer la vérité historique. Pour autant cela ne veut
pas dire qu'il est autorisé à en changer le cours. Là-dessus, les
règles sont strictes, le danger trop grand. Suite à de récentes
découvertes pour le moins déconcertantes, l'organisation pour
laquelle travaille Vincent reçoit l'autorisation du Saint-Siège –
qui freinait des quatre fers jusque-là - pour qu'il devienne le
biographe de Jésus. Il n'est pas au bout de ses peines.
MattVerdier signe là un impressionnant premier roman. Il va là où on
ne l'attend pas, ce en quoi il frappe d'emblée très fort. On est
clairement à la frontière des genres avec un personnage principal
assez sombre, pas forcément toujours sympathique avec son côté je
souffre et je vous emmerde tous. De ce point de vue là, le côté Hard-Boiled est assumé, rien à dire. Et par ailleurs, on a
aussi le vertige occasionné par les voyages dans le temps, les
changements de points de vue, un éclatement de perspectives qui
ravissent le lecteur. Aussi bien par le rythme que cela induit –
des montées, des descentes, des revirements, le calme avant la
tempête - que par les événements eux-mêmes où les révélations
qui ponctuent le récit. Dans malheureusement beaucoup de thrillers,
le schéma est classique : en fin d'ouvrage la sacro-sainte
scène d'action, le bavardage pour boucler la boucle, à nouveau
scène d'action, final tonit(r)uant épuisant, tout le monde il est
heureux ou bien tout le monde pleure. Là, c'est différent. Matt
Verdier distille les éléments constitutifs de son intrigue au
compte-goutte, les parsème au long cours de son récit. Le lecteur
est alors dans un état de tension tel qu'il veut toujours en savoir
plus. Au lieu de se sentir écarté, de se perdre dans le dédale de
l'intrigue comme cela peut se produire quand il y a une trame trop
complexe, trop stratifiée, il n'a pas la sensation d'être laissé
au bord de la route. Au contraire, il devient partie intégrante de
l'investigation en faisant les connexions petit à petit, allant
jusqu'à élaborer les hypothèses les plus folles. Acteur et
spectateur à la fois.
Mais
ne soyons pas trop bavard même si, c'est vrai, j'aurais aimé vous parler aussi des épisodes intitulés la « Brèche ». Ces
passages sont courts mais intenses. Le troisième, particulièrement,
m'a vissé sur ma chaise. Ne comptez pas sur moi pour en dire plus,
j'appâte juste le chaland. Mais pour la bonne cause, 'tention, car
la surprise, la très bonne surprise, est au rendez-vous. A l'image au
fond de l'univers créé par Matt Verdier qui ne se refuse rien, ose
tout même l'improbable. Au point que ma foi, pour un bouquin si
diablement maîtrisé, j'aurais bien envie d'en redemander. Je dis
ça, je dis rien...
*: Désolé
Corpus Prophetae, de Matt Verdier, éditions Mnémos, 2014, 427 p.