L'histoire gratuite de ce lundi est issue du recueil Votre Santé, c'est notre avenir (thriller/polar), paru en mai 2014. Elle restera une semaine sur ce blog avant de disparaître. Vous pouvez vous la procurer sous format ebook sur mon site d'auteur, Amazon, Apple, Kobo et la Fnac, ou vous procurer le recueil complet sous format ebook et papier sur Amazon, ou sous format ebook sur Apple, Kobo et la Fnac. Et si vous habitez dans la région parisienne et que vous souhaitez vous procurer un exemplaire dédicacé du recueil, bien sûr, vous pouvez vous rendre à l'une des séances de dédicace indiquées sur la colonne de droite de ce blog. La seconde partie de cette novella paraîtra la semaine prochaine.
Karine Lagoumenie savait avoir contribué à donner naissance à une créature digne de celle de Frankenstein. Elle ne pouvait imaginer, cependant, que le monstre – son propre bébé – en viendrait à la dévorer. Née avec un clavier dans les mains, elle avait très tôt montré des prédispositions pour les matières scientifiques. Son affinité élective avec l’informatique lui avait permis de se faire courtiser, une fois son doctorat de sciences appliquées en poche, par les multinationales les plus prestigieuses. Elle avait pourtant préféré aux Google, Apple et autres Facebook une simple start-up, française qui plus est, du nom de Cyberzyme. Les efforts prodigués dans le domaine de la recherche fondamentale et l’audace que déployait cette start-up à trouver des applications pratiques l’avaient séduite, compensant le maigre salaire. La société peinait à obtenir des subventions de grands groupes, au rang desquels figuraient aussi bien des éditeurs de jeux vidéo que des laboratoires pharmaceutiques.
Il s’était écoulé dix ans depuis qu’elle avait intégré Cyberzyme, et les efforts conjugués des P’tits Génies, devenus depuis six ans les As du Cambouis, comme ils se nommaient entre eux, semblaient bien sur le point d’aboutir.
Karine gara sa vieille Clio dans le parking visiteurs avec une précision née de l’habitude. Elle regarda le bouquet de tulipes jaunes et rouges sur le siège passager en songeant que les rituels avaient au moins ceci de bon qu’ils aidaient à garder les pieds sur terre. Il était tellement facile de s’enflammer et de regarder de haut son prochain, lorsqu’on avait son niveau d’études – ou que l’on était sur le point de mettre sur pied un projet susceptible de changer l’humanité pour toujours. Elle espérait avoir franchi le premier cap depuis quelques années déjà, à force d’autodérision et en se forçant à s’intéresser, fut-ce superficiellement, à ses proches. Cela pouvait aussi bien être le facteur quand elle choisissait l’option du télétravail – elle n’avait pas de week-end à elle, dans son métier – que le petit commerçant ou prestataire de Villeurbanne, la ville où elle résidait. Un sourire bien placé, une plaisanterie si cela lui venait, et surtout, le plus important, savoir écouter. Cela suffisait le plus souvent à briser la barrière. Communiquer avec les humains de la vie de tous les jours ne lui était pas venu comme cela, bien évidemment – les machines étaient des compagnons tellement plus prévisibles et confortables !
La seconde épreuve serait plus délicate, elle le pressentait. Saurait-elle survivre au succès sans que son ego n'enfle au point de faire d’elle une personne imbuvable ? Elle s’interrogeait nettement plus souvent à ce sujet ces derniers temps. Si les promesses de Code Miroir – le nom du projet en question – étaient tenues, ceux qui bénéficieraient du programme, dont elle au premier chef, verraient leurs capacités à ce point dopées qu’ils seraient presque en droit de considérer tous les autres comme des sous-hommes. Au-delà de la vanité et du mépris, de ce qu’un psy aurait pudiquement appelé l’aspect narcissique, les problèmes éthiques que cela soulevait faisaient froid dans le dos. Brice Deschaseux, le chef de projet de Code Miroir, avait beau soutenir que les inventeurs d’Internet ne s’étaient pas davantage souciés des problèmes éthiques que pourraient poser leur création – notamment qui serait en mesure d’y accéder, qui saurait l’utiliser efficacement ou non – l'argument n’avait pas suffi à la convaincre de mettre ses doutes au placard.
Ses chaussures à talons claquèrent dans la cour du bâtiment, la ramenant à la réalité. Elle rajusta son tailleur et pénétra dans la salle d’accueil, le bouquet à la main. « Bonjour », fit-elle avec son meilleur sourire à Simone, la blonde décolorée de la réception. Celle-ci le lui renvoya et inclina le menton. Karine orienta ses pas vers l’ascenseur, ne pouvant se défaire du malaise qui se saisissait d’elle en ce genre d’occasion. Non pas qu’elle aurait aimé que la réceptionniste l’arrête pour lui demander le motif de sa visite, mais de là à être considérée si familièrement… Y avait-il derrière les lèvres étirées de cette Simone quelque chose comme : « bienvenue en ce lieu qui sera aussi le tien dans quarante ou cinquante ans », ou bien n’était-ce qu’une projection paranoïaque de ses propres peurs ? L’idée du vieillissement et de la sénescence n’étaient pas pour la réjouir, il fallait bien le reconnaître. Tout en patientant dans l’ascenseur, elle se demanda si au travers de cette improbable entité qu’elle avait aidé à créer, ce n’était pas son immortalité qu’elle avait recherchée.
Elle parcourut l’enfilade de couloirs, saluant au passage une aide-soignante, et, après avoir sonné à la porte de sa mère et marqué un temps d’arrêt pour la forme, entra. Qui aurait pu croire que derrière ces cheveux blancs bouclés de Mamie Nova, ces fossettes et ces joues ridées se dissimulait une ancienne chirurgienne de renom ? Ses yeux demeuraient bleu vif, mais avaient perdu de leur pétillant. Oui, elle l’avait reconnue, peut-être pas tout de suite, mais tout de même.
Karine fit effort pour maintenir le contact visuel. Trop souvent, elle s’était détournée en croyant apercevoir l’ombre du reproche dans les yeux maternels. Elle se pencha pour l’embrasser, puis lui présenta les fleurs.
« Merci, ma puce, fit sa mère. Tu apportes toujours le printemps avec toi, tu le sais ? Donne-les-moi.
– Non, laisse, je vais m’en occuper. » Sa mère avait encore trop tendance à oublier qu’elle se trouvait dans un fauteuil roulant et avait perdu une grande part de sa dextérité. Après qu’elle se fût partiellement remise de son accident vasculaire cérébral, Karine avait essayé de la valoriser en lui laissant effectuer de menues tâches. Le résultat avait été catastrophique et elle s’était juré de ne plus recommencer. Tout en jetant les anciennes fleurs à la poubelle, en renouvelant l’eau du vase et en positionnant les tulipes, elle songeait à ces mains autrefois si habiles et devenues si gauches. Après avoir pris sa retraite, sa mère avait vécu son existence à cent à l’heure, accumulant les voyages et les frasques. La vie de Brigitte Lagoumenie aux urgences avait été trépidante, sa retraite devait l’être tout autant. Son corps avait suivi… jusqu’à un certain point.
Karine avait au moment de l’accident de sa mère mesuré le gouffre qui s’était creusé entre elles au fil du temps. Prenant à cœur ses responsabilités de fille unique, elle avait décidé de s’occuper d’elle et de saisir l’occasion pour s’efforcer de retisser le lien. L’AVC avait heureusement contribué à faire décroître l’hyperactivité de sa mère. Si celle-ci formait toujours autant de projets, ces derniers étaient autant de coquilles vides, des bulles de savon à la durée éphémère.
« Alors, où en es-tu côté cœur ? Tu l’as trouvé, ton sacré mouton à cinq pattes ?
– Toujours pas, m’man », répondit-elle en se raidissant.
La question revenait souvent. A vrai dire, il y avait bien Marc Filippo, l’un des chercheurs de l’équipe, mais elle n’était pas parvenue à aller au-delà des sourires de connivence et de la plaisanterie occasionnelle.
« Trop de travail, c’est ça ? Toujours le même problème ! » La voix chevrotante de sa mère grimpait parfois dans les aigus de manière désagréable. « Regarde-moi. Tu vois où ça m’a menée ? Je n’ai pas de compagnon pour s’occuper de moi ici. Personne d’autre que toi… »
Karine la dévisagea avec incertitude. Sa mère n’était pas victime de l’Alzheimer, mais depuis l’AVC, ne jouissait plus de la plénitude de ses facultés mentales, comme l’avaient assuré dans leur langage policé les médecins. Les cas où elle se montrait suffisamment lucide pour commencer à se plaindre de sa situation, comme celui-ci, étaient relativement rares. Ces brefs moments lui redonnaient à chaque fois un espoir fou, celui de réussir par elle-même ce qui serait bien mieux qu’une guérison, une revitalisation telle que n’en avait jamais connu l’histoire de la médecine. On ne pouvait stimuler le néant, mais s’il existait encore quelque chose… Une seconde chance, le moyen de briser le mur que leurs activités professionnelles à toutes deux avait érigé, de la retrouver enfin telle qu’en elle-même, et non plus cette ombre qu’elle était devenue. C’était tout ce qu’elle demandait.
Elle lâcha un profond soupir. Ils n’en étaient pas au stade où tester le Code Miroir sur une personne extérieure au projet. C’était même loin d’être le cas. Si les premiers essais s’avéraient concluants, toutefois, les choses pourraient s’accélérer.
Tout en posant des questions à sa mère sur son état de santé et les soins dont on l’entourait, auxquelles l’intéressée répondit de manière absente par des monosyllabes, elle ouvrit le placard où était rangé l’ordinateur portable et brancha celui-ci. Elle patienta jusqu’à l’affichage du bureau. Puis, elle sortit de son sac à main l’une de ses clés USB et se mit à faire défiler les photos à l’écran.
« Tu vois, là c’est l’île de Malte. Pour tes prochaines vacances, ce pourrait être une bonne idée. Regarde ces récifs. Magnifique, non ?
– Oh oui ! Mais il faudrait faire escale en Grèce. Je veux d’abord revoir Athènes et le Parthénon.
– Justement, j’ai des photos de Grèce. Tu veux les voir ? »
Sa mère acquiesça, et Karine les lui montra. Elles échafaudèrent toutes deux diverses possibilités de sorties, randonnées et croisières, avant que la plus âgée ne se mette de but en blanc à vanter les mérites de l’Espagne, comme s’il n’avait été question d’aucune autre destination.
« Et pourquoi pas la Croatie, plutôt ? » suggéra Karine sans perdre une once de son entrain. En quelques clics, des photos de la côte croate s’affichèrent. La conversation se poursuivit quelque temps sur ce thème, mais dévia de nouveau brusquement, par deux fois. Rompue à ces déphasages successifs, Karine proposa tour à tour le Pérou et les îles Canaries, ayant préparé les images adéquates sur sa clé USB. Son apprentissage des faiblesses de sa mère s’était évidemment fait dans la douleur. Au bout de plusieurs mois, elle avait heureusement pour sa propre santé mentale compris qu’à condition de garder la maîtrise de leurs échanges, elle pourrait continuer à la voir sans trop en souffrir. Il lui suffisait de réorienter à son gré le cap à chaque changement intempestif, de manière à préserver un minimum de liant.
Cela lui serrait le cœur de devoir montrer une certaine autorité – comme le grand âge et la maladie inversaient les rôles ! – chaque fois qu’elle lui imposait ses choix de sujets à débattre. Elle devait toutefois faire preuve de psychologie pour que sa mère ne s’enferme pas dans un mutisme dont elle ne parviendrait pas à la tirer jusqu’à leur entrevue suivante. Du moins apprenait-elle au passage ses goûts, lorsqu’elle ne les redécouvrait pas.
Après les voyages, elle passa sur Internet et lui présenta différentes robes, chapeaux et chaussures qu’elle serait susceptible de lui offrir pour son prochain anniversaire.
La conversation se poursuivait de fil en aiguille, les projets s’enchaînant aux projets. Ils ne dureraient pas plus qu’un château de cartes, mais avaient l’avantage d’éveiller une étincelle d’intérêt dans le regard de la septuagénaire. Cette mère qui lui avait jadis donné une éducation stricte, mais qui n’avait jamais manqué d’humour, et l’avait aimée…
L’horloge de son autoradio indiquait 20 h 30 quand Karine gara sa voiture sur le parking de Cyberzyme. Elle avait pris le temps de rentrer chez elle et d’avaler une pizza après sa visite à la maison de retraite. Munie de son badge et d’une clé, elle franchit les systèmes de sécurité, et, après avoir salué l’homme de garde ce soir-là, pénétra dans le Saint des Saints. Le budget de Cyberzyme étant très resserré, le théâtre des opérations était loin de posséder les dispositifs, matériaux et accessoires qui en auraient garanti l’inviolabilité. Plutôt qu’à un centre de recherche l’intérieur du bâtiment ressemblait à un laboratoire universitaire, avec ses enfilades de couloirs blancs et son open space garni de box et de bureaux sur lesquels trônaient les écrans plats de terminaux informatiques.
Du moins, songea-t-elle, n’œuvraient-ils ni dans un garage, comme de nombreux pionniers avant eux, ni sous la tutelle ultra pesante d’un organisme officiel. L’importance stratégique de leurs découvertes eût-elle été révélée, le donneur d’ordres en question aurait pu être rien moins que l’armée française.
En y réfléchissant, la DGSE ou d’autres services de renseignements devaient avoir été mis au courant à leur sujet. Depuis un certain temps, d’ailleurs. Entre les échanges sur Internet, l’extrême vulnérabilité des téléphones portables, et surtout, les levées de fonds qui avaient été nécessaires, le secret était impossible à garder. Si les autorités n’avaient pas cherché à s’immiscer dans leurs affaires, c’est bien qu’elles estimaient infimes leurs chances de succès. A elle de prouver le contraire…
Son pas empressé résonnait dans les couloirs vides. Elle fit effort sur elle-même pour ralentir et relâcher son étreinte sur la bride de son sac à main. Le bâtiment se distinguait tout de même d’un centre universitaire sur un point, à savoir l’agencement des différents box. Ceux-ci entouraient un unique poste informatique d’un genre bien particulier, placé au centre d’une pièce circulaire. Les divers dispositifs agglomérés sur la tour du serveur évoquaient les systèmes de survie des hôpitaux. Un écran de monitoring, que Karine consulta brièvement avant de hocher la tête d’un air satisfait, affichait en permanence l’état de conservation du matériel biologique intégré aux processeurs.
Le Code Miroir représentait en effet le mariage ultime entre la biologie et l’informatique. On avait implanté à l’ordinateur des enzymes soigneusement développées, lesquelles faisaient office de supraconducteurs améliorés. Karine avait programmé elle-même les enzymes afin de leur permettre de véhiculer les impulsions électriques qui contenaient les instructions, ou « pensées », de l’Intelligence Artificielle. Nommée affectueusement mini-Brice en référence à son programmeur principal, le chef de projet Brice Deschaseux, l’IA auto-évolutive surpassait déjà les rêves de nombre d’écrivains de Science-Fiction. Contrairement aux robots et androïdes encore à un stade primaire de développement en 2013, mini-Brice n’avait pas besoin de contact ni d’interaction avec le monde réel pour évoluer. Le virtuel lui suffisait. N’étant pas limité par d’autres lois que celles de l’électronique, de l’informatique et de la biologie combinées, il progressait infiniment plus vite. A un certain point de son apprentissage, il avait pu mimer le comportement d’un humain de manière suffisamment crédible pour que Brice décide de le lancer dans des logiciels de réalité virtuelle comme Second Life, puis dans divers jeux de rôles massivement multijoueurs. Là, en interaction permanente avec des centaines de protagonistes humains, son intelligence avait fait de nouveaux bonds.
Etait-ce mini-Brice qui se montrait toujours plus gourmand en informations, ou chacun des scientifiques impliqués dans le projet tenait-il à l’en gaver afin d’accroître sans cesse ses performances ? L’IA faisait en effet de plus en plus fréquemment des suggestions sur les améliorations à lui apporter, en sorte que Karine n’arrivait plus à démêler de qui provenait l’impulsion initiale. Lorsqu’il s’était agi de franchir les frontières de la légalité, leur chef de projet s’était à peine donné le temps de la réflexion. Mini-Brice avait été autorisé à se comporter comme un virus en s’intégrant à la banque de données de séquences d’acides nucléiques de Lyon pour la pirater. Selon les deux Brice, progresser dans les connaissances sur l’ADN, percer le secret, même partiellement, de micro-organismes, permettrait d’accomplir de nouveaux pas de géant, l’IA de mini-Brice étant capable d’interpréter et de compléter par elle-même les séquences.
Plusieurs membres de l’équipe, dont Marc, avaient protesté en invoquant l’éthique. Karine devait bien avouer que si elle s’était jointe à lui, ce n’était que du bout des lèvres. Les perspectives d’avancées dans son domaine particulier étaient si prometteuses... Et l’opération s’était déroulée sans accroc. Mini-Brice avait pénétré en douceur les sécurités de la banque de données, sans laisser de trace, sa vitesse de calcul lui permettant de prendre de court les systèmes de protection. Devant les nouveaux progrès accomplis, ceux des scientifiques qui avaient eu des scrupules avaient trouvé le moyen de les faire taire – aucun d’entre eux ne s’était retiré. Après tout, il s’agissait juste d’un emprunt, et c’était pour la bonne cause. Sans cette « intégration vertueuse », comme l’avait appelé Brice, l’équipe n’aurait pu aboutir si vite à cette nouvelle phase de leur projet qui la rendait si nerveuse.
Karine alla s’installer à son poste de travail et alluma l’unité centrale. Son regard s’attarda sur la micro-pointe effilée qui affleurait sur le réceptacle rectangulaire à proximité de sa souris. Ses yeux d’opaline se perdirent dans le vague. Les autres lui pardonneraient-ils d’avoir expérimenté la fonction synthétiseur à leur insu ?
A vrai dire, elle soupçonnait Brice de l’avoir déjà fait. Ils devaient attendre que l’analyseur/synthétiseur ait été dûment testé avant de l’utiliser, avait-il spécifié, mais qui d’autre que lui-même pour le faire ?
Non, elle n’attendrait pas. Sa mère n’attendrait plus bien longtemps.
Elle n’eut pas besoin de lancer le Miroir. Le visage débonnaire de mini-Brice, une représentation rajeunie et lissée de son concepteur, l’accueillit dès l’ouverture du système d’exploitation. Le crâne dégarni, il avait les joues rebondies et un air poupon que la vivacité et l’intelligence de son regard démentaient.
« Bonsoir, Karine. Comment allez-vous ? »
La question n’était probablement que de pure forme. L’empathie et la compassion envers autrui n’avaient pas réellement fait partie de la programmation de mini-Brice, juste une forme de politesse et de bonhomie suffisantes pour s’intégrer aux programmes en réseau sans heurter la sensibilité des participants. Etant auto-évolutif, il pouvait évidemment avoir appris à faire attention aux autres au cours de ses différents échanges, néanmoins Karine le pratiquait suffisamment pour en douter. C’était là le revers de la médaille de l’IA par rapport à un robot traditionnel, elle s’en rendait compte. Un enfant n’apprenait-il pas à éviter de faire de mal physiquement avant de comprendre qu’il devait prendre soin de ne pas blesser non plus sur le plan affectif ?
D’un autre côté, le phénoménal apport sur la connaissance de l’ADN dont avait bénéficié mini-Brice comprenait aussi des données sur les connexions et le fonctionnement des neurones et cellules grises. S’il avait déjà commencé à opérer des rapprochements avec le comportement des personnes rencontrées en réseau...
L’IA lui avait largement laissé le temps de répondre. Le visage d’ado à peine sorti de l’âge boutonneux s’inclina. « D’après les différentes données en ma possession, et notamment l’heure tardive et l’état d’avancement du projet, je dirais qu’il y a 95,5 % de chances pour que vous ayez décidé d’outrepasser les instructions du maître concepteur Brice Deschaseux, et de venir tester vous-même le synthétiseur. Suis-je dans l’erreur ? »
Karine se mordit la lèvre. La chose qu’elle avait contribué à créer ne pouvait réellement la dévisager – le programme de reconnaissance visuelle se contentait de comparer l’image renvoyée par la webcam de l’écran à celle que mini-Brice avait en mémoire – néanmoins, Karine fut presque tentée de désactiver l’œil de Moscou. Trop souvent ces derniers temps, l’IA hybride avait eu quelque chose d’intrusif et de gênant. Face aux immenses ressources informatiques dont mini-Brice était pourvu, elle se faisait l’effet d’une puce insignifiante. Une puce qui aurait téléguidé un dieu. C’était à la fois effrayant et exaltant.
« Tu ne te trompes pas » lâcha-t-elle en un souffle en double cliquant sur le logo du code Miroir, un double crâne d’alien superposé. Peu après, son avatar 3D, parfaitement ressemblant avec sa jupe descendant jusqu’aux genoux, sa chemise blanche et jusqu’à la frange de ses cheveux de jais – mini-Brice l’avait modélisée lui-même – apparut aux côtés de l’IA. Prenant une inspiration, Karine approcha son pouce de la pointe du synthétiseur. Elle ressentit à peine la piqûre.
Sur l’écran, l’IA venait de saisir les mains de son avatar. L’analyse de son ADN serait longue, mais elle ne s’ennuierait pas pour autant. Mini-Brice était multitâche, il pouvait à présent commencer avec elle sa toute première véritable séance. Elle allait très bientôt savoir ce qu’il avait dans les tripes – et, si tout se passait bien, ce qu’elle-même avait dans les tripes.
Lorsqu’elle ressortit du bâtiment neuf heures plus tard, Karine Lagoumenie ne pensait plus du tout à sa mère. Ni à rien d’autre, d’ailleurs. Son pas était mécanique, l’étincelle de conscience dans ses yeux s’était effacée. Son esprit errait dans un brouillard duquel émanait de temps en temps une instruction à laquelle elle ne pouvait faire autrement qu’obéir.
***
Les échos de la guitare électrique faisaient vibrer le casque de Julie Brach. Les flots de musique déferlaient à mesure que les ondes se propageaient dans ses conduits acoustiques. Supremacy, de Muse, était l’un de ses morceaux préférés de l’album The Second Law. Tout en se laissant envahir par les accords langoureux et lancinants, elle se tenait d’une main à la barre du bus qui la ramenait chez elle et de l’autre, vérifiait ses SMS sur son smartphone. Il y en avait bien un de Roland, qu’elle ouvrit.
Allez, plus qu’une heure à tenir !
C’était bien de lui, ça. Elle sourit et relevant la tête, vit qu’ils s’étaient engagés sur le pont de Cusset qui traversait la Rize. La journée était passée vite, les appels ayant été nombreux. Les gens avaient une furieuse tendance à s’emboutir, quand le temps se faisait lourd comme en cette dernière semaine du mois de mai. La société de dépannage pour laquelle elle travaillait était l’une des mieux cotées de la région de Lyon – quand les choses s’accéléraient, il devenait difficile de prendre une pause. A l’arrêt suivant, plusieurs passagers sortirent, et elle put s’asseoir. Le chauffeur avait un style de conduite nerveux et sec, peut-être lui aussi à cause de la pesanteur de l’atmosphère. Ou parce que c’était son style, tout simplement. Elle promena un regard morne sur ses voisins. Il y avait certaines têtes qu’elle connaissait, des habitués comme elle. L’un des hommes, la cinquantaine et le visage chiffonné, de gabarit insignifiant, habitait le quartier en face de celui de Roland. Ils descendirent au même arrêt, et elle fut vaguement soulagée lorsque leurs chemins se séparèrent au niveau de la rue Paul Eluard. L’homme vivait dans l’un de ces grands blocs résidentiels de Vaulx-en-Velin où elle-même avait son appartement. Les colosses de béton faisaient figure de sentinelles impavides, froides et inhumaines. L’architecte qui les avait conçus aurait tout aussi bien pu mettre « ON NE VOUS AIME PAS » en guise d’avertissement sur les frontispices. Le pavillon de Roland, quoique de taille modeste, était bien plus accueillant avec sa mignonne petite cour.
Elle sortit de son sac à main le double des clés qu’il lui avait données, avec le porte-clés sur lequel était écrit en lettres noires laquées « Geek Lover », avec un cœur à la place du « o ». Comme à chaque fois qu’elle était sur le point d’entrer, Julie se sentit à la fois intimidée et excitée. Elle n’avait emménagé chez lui que depuis une semaine, et l’impression de pénétrer dans « son » territoire ne s’était pas encore estompée.
« Coucou doudou ! Tu es rentré ?
– Dans le bureau mon chou ! »
Elle traversa le vestibule et se débarrassa de son sac sur le canapé. Puis, elle retourna dans la cuisine où elle ouvrit le frigo, et se décapsula une canette de bière. Elle aimait le léger pscht, précurseur du liquide frais et amer dans sa bouche et sa gorge. Après avoir avalé une gorgée, elle s’avança vers le canapé, la bière toujours en main.
Elle était sur le point de s’installer, quand son pas lourd fit grincer les marches de bois de l’escalier. Un sourire victorieux se dessina sur ses lèvres. Les yeux pétillants de malice, elle le regarda s’approcher. Avec son mètre soixante-dix-huit, il la dépassait d’une dizaine de centimètres et avait les cheveux courts et très noirs. Large d’épaules, il donnait davantage une impression de maladresse que de force physique. Malgré cela, ses doigts pouvaient s’avérer très habiles, comme elle l’avait appris avec ravissement. Ses pommettes arrondies et ses longs cils étaient ce qu’elle préférait dans son visage – trop mignon. Il se pencha vers elle et ils s’embrassèrent. Elle le laissa glisser sa main sous sa mini-jupe en coton et lui caresser sa partie charnue.
Il lui délivra une série de mini-baisers sur la joue puis le cou. « Doucement, dit-elle comme il descendait plus bas, tu vas renverser ma bière. »
Se reculant de cinq centimètres, il lui lança un regard interrogatif.
« Je préfère attendre ce soir, dit-elle en retour. On n’est quand même pas des animaux, non ? »
Le canaliser. Il était parfois comme un torrent fougueux, ou un chien fou, et c’était à elle de le canaliser.
« Hum... Tu serais pas un peu une allumeuse ?
– Ecoute, je viens de rentrer, je suis crevée, je suis en sueur, j’ai envie de me poser un peu et de me détendre.
– Mais justement...
– Pas comme ça », le coupa-t-elle. Ce qui mit fin à la conversation.
Avant de préparer le repas – de l’ultra rapide, des plats tout prêts chinois à faire réchauffer au micro-ondes –, elle se rendit dans leur chambre, ou plus précisément dans le coin qu’il lui avait aménagé dans leur chambre à l’étage, pour consulter ses e-mails sur sa tablette. Elle surfa ensuite sur le site de sa banque, où elle vérifia son compte.
« Les enfoirés ! jura-t-elle. Je le savais ! J’en étais sûre !
– Qu’est-ce qu’il y a ? »
Rouge de colère, elle se tordit les mains. Elle se releva brusquement, exaspérée. Il se tenait au chambranle de la porte avec son air d’ours pataud. « Ils ne m’ont versé que mille quatre cents euros ce mois-ci. »
Il haussa les sourcils, mais se retint de demander davantage d’explications.
« Encore leurs promesses de merde qui n’engagent que ceux qui y croient ! Ils avaient promis une prime en cas d’accroissement d’activité. Ça voulait dire une prime chaque mois où on travaillait plus. Pas juste une prime annuelle ! »
Il s’approcha d’elle et lui caressa le bras de sa grosse patte chaude. « Je suis désolé pour toi ma chérie. Pour eux, tu es juste une jeunette de vingt-cinq ans, alors ils en profitent...
– Tu parles... Toi tu en as vingt-sept, et tu as un très bon poste. C’est pas beaucoup plus.
– Ben, j’ai eu de la chance. Et j’ai fait une bonne école. »
Elle lui caressa la joue d’un geste tendre sans relever l’affront – elle assumait parfaitement de s’être directement mise sur le marché du travail après le bac. « Tu pourrais pas me pistonner ? Ça me plairait vraiment de bosser pour Top Effects. Assistante de direction, ou quelque chose du genre. Tu sais bien que ça me fait rêver, l’industrie du ciné. En plus, on se verrait plus souvent.
– Justement, c’est pas toujours bon. Statistiquement, il y a moins de couples qui durent quand les deux bossent dans la même boîte. »
Elle leva les yeux au plafond.
« Ecoute, je parlerai de toi à mon père, si tu veux, fit-il d’un ton apaisant. Avec tous les contacts qu’il a... »
Elle lui renvoya un regard froid. « Là, tu vois, ça me fait tout de suite nettement moins rêver. »
Le père de Roland était chef de service dans une usine de détergents. Son petit ami poussa un soupir et se détourna.
Il l’horripilait quand il réagissait comme ça. Elle aurait aimé le voir prendre le problème à bras-le-corps au lieu de jouer les fatalistes. C’était trop facile...
La tablette était toujours allumée. Elle s’en empara et en désespoir de cause, entama des recherches sur les sites d’offres d’emploi.
Au cours du repas qui suivit, Julie n’abandonna son air boudeur que lorsque Roland lui suggéra d’arrêter de « se prendre la tête ». Elle avait posé la journée du lendemain – un vendredi – pour sortir avec son amie Hélène, elle n’allait pas laisser la mesquinerie de ses patrons lui gâcher son temps libre.
Elle en convint.
Il amena ensuite la conversation sur le bowling qu’ils pourraient faire ensemble le samedi, puis sur le night-club qu’elle voudrait choisir pour le soir. Elle acheva de se détendre quand Hélène Rachinski, justement, l’appela sur son portable. Sa meilleure amie n’avait pas oublié qu’elles devaient faire du shopping, et lui donna rendez-vous dans la galerie marchande de la Part-Dieu à Lyon. Elle en oublia ses déconvenues. Il y avait toujours tant à découvrir, avec le shopping !
Un peu plus tard après une bonne douche, dans la chambre commune, elle se réconcilia complètement avec Roland. La vie était trop courte pour laisser de simples soucis matériels empiéter sur leur relation, et il savait se montrer si doux et attentionné... Et si vigoureux, aussi.
Escarpins à talons réduits pour plus de confort de marche, pantacourt serré, petit haut bleu azur sympa et juste la touche de maquillage qui allait bien, Julie ne passa pas plus de vingt-cinq minutes dans la salle de bain le lendemain matin – presque un record. Ses cheveux bouclés aux reflets cuivrés acceptèrent de se laisser coiffer sans trop se rebeller, comme si eux-mêmes avaient attendu cette journée avec impatience.
Elle s’était levée plus tard que Roland, déjà parti pour le bureau. Le rendez-vous avec Hélène avait été fixé à 11 h, soit dans un peu plus d'une heure. Elle se dépêcha d’avaler des craquinettes beurrées, engloutit un verre de jus d’orange et prit à peine le temps de vérifier que les fenêtres et la porte du jardin étaient fermées avant de filer.
Comme souvent dans le bus, elle sentit s’attarder sur ses courbes le regard d'individus appartenant à la gent masculine. Cela ne la dérangeait pas outre mesure du moment qu’on ne la matait pas de façon trop flagrante. Etre admirée pouvait même parfois la flatter, tout dépendait de la manière et de la personne. Roland avait l’air de croire qu’elle se pomponnait dans cet unique but, et pourtant, c’était loin d’être le cas. Ses vêtements, son maquillage représentaient ce qu’elle était, et si son look convenait à son état d’esprit du moment, elle se sentait d’autant mieux dans sa peau, plus sûre d’elle-même. Contrairement à certaines midinettes qui copiaient le look des stars, elle ne faisait au mieux que s’en inspirer, ajoutant à chaque fois sa touche personnelle.
Son smartphone se mit à vibrer dans son sac. Elle en releva la coque rose. Il fallut un moment au MMS pour se charger, et pour qu’apparaisse le visage souriant de Michèle, devant une boutique de la Part-Dieu.
« Je suis là dans cinq minutes », tapota-t-elle en réponse.
Des nuages s’ourlaient dans le ciel bleu. Son cœur devait être à peu près aussi léger que l’un d’eux.
Puis ce fut l’arrêt de bus, et après quelques centaines de mètres, la cohue incessante de la Part-Dieu. Elle s’y faufila comme un saumon frétillant qui aurait remonté le courant. Elle n’était peut-être pas très grande, mais elle savait où elle allait et était pressée. Le visage allongé d’Hélène, avec sa queue de cheval caractéristique, se repérait de loin. Son amie était en jupe, pour ne pas changer. Il faut dire que ses longues jambes de déesse – elle était à peu près aussi grande que Roland – le valaient bien. Elle les lui avait enviées au début, jusqu’au jour où Hélène lui avait révélé avec quelle régularité elle se les épilait. Avoir une taille moyenne comme la sienne ne présentait finalement pas que des inconvénients.
Hélène avait opté pour du vernis rose sur ses ongles parfaitement manucurés. Elle portait un petit cardigan mauve qu’elle ne lui connaissait pas. Quand elle se pencha pour lui faire la bise, Julie nota la discrétion de son parfum.
Elles commencèrent par une boutique à la mode, bien trop chère pour elles, juste histoire de rêver un peu. Puis enchaînèrent sur un magasin de prêt-à-porter. Hélène avait un goût assez sûr, tandis qu’elle-même se laissait parfois aller à des extravagances. Elle craqua entre autres pour un chapeau fantaisie à large bord et une robe courte à paillettes qui lui allait comme un gant.
En guise de déjeuner, elles se contentèrent d’un simple sandwich pris sur le pouce.
« Alors, l’interrogea Julie entre deux bouchées, et ton admirateur ? Il vient toujours te voir ?
– Ah oui, je ne t’ai pas dit. L’autre jour, c’est moi qui l’ai abordé à la boutique. »
Elle lui jeta un regard intrigué. Hélène travaillait chez Sephora – c’était là qu’elle avait fait sa connaissance.
« Je lui ai demandé ce qu’il désirait. Il s’est embrouillé et a prétendu qu’il venait faire une course pour sa sœur.
– Tu parles !
– Ouais. Quand je lui ai demandé ce que c’était, il a ouvert de grands yeux. Puis il m’a dit qu’il avait oublié, et que ça lui reviendrait. Et il m’a plantée là, comme ça ! »
Julie éclata de rire, faisant se retourner plusieurs personnes dans la galerie. « Y’en a, je te jure ! »
Hélène avait toujours la bonne anecdote à la bouche. Avec elle, on ne s’ennuyait pas.
« Et lui, encore, il est plutôt drôle, poursuivit-elle. Il y a aussi les gros beaufs qui accompagnent leur amie. (Elle prit la grosse voix). “Non, ça, c’est trop cher. Prends ça, plutôt, ça te va bien. Allez, on le prend !” Et hop ! Embarqué, c’est pesé ! Et si la copine fait la gueule, c’est pas grave, on fait semblant de ne rien remarquer.
– Ah ! Là là...
– Et là où ça devient pire, c’est quand tu t’aperçois que la fille a mis du fond de teint et des lunettes de soleil pour cacher les coups qu’elle a reçus au visage. »
Julie hocha la tête sombrement. « Tu dois avoir du mal à rester pro, dans ces cas-là.
– Tu l’as dit. On a parfois l’impression de retourner direct au Moyen Age. Et toi, avec Roland ?
– Il n’a pas voulu me pistonner pour me faire bosser dans sa boîte. Mais sinon, c’est plutôt cool. Là, on se prépare un week-end qui devrait être super sympa.
– Tu cherches toujours un poste ailleurs ?
– Eh oui. Le standard, ça va bien un moment. »
Elles échangèrent un regard entendu. Ni l’une ni l’autre ne considérait son emploi comme durable. La situation économique, hélas, ne permettait pas de changer aisément de poste, et le provisoire avait tendance à s’éterniser. Du moins avaient-elles encore la chance d’avoir quelque chose, et de boucler leurs fins de mois.
Dans l’après-midi, elles firent le tour des magasins de chaussure, avant de s’attaquer aux maillots de bain – l’été approchait, ce n’était pas le moment de se laisser aller. Julie opta pour un bikini vert feuille dont le haut était un push-up avec effet plongeant... du plus bel effet, justement. Hélène arrêta son choix sur un maillot une pièce à l’aspect délicieusement rétro, avec bonnets moulés et un nœud rouge coquin à l’entrebonnet. Julie eut un sourire en coin en l’observant. Son amie projetait une image tellement parfaite que cela avait tendance à maintenir les hommes à distance. Ou peut-être avait-elle à leur égard une opinion à ce point déplorable que cela rejaillissait sur son comportement. Toujours est-il qu’elle ne lui connaissait pas de petit ami.
A en juger par son achat, Hélène devait avoir réfléchi au problème et résolu d’y remédier. Ce maillot représentait un cas classique d’armure en voie de désagrégation intégrale. Restait à savoir si l’état d’esprit de son amie s’accorderait avec l’aspect extérieur à l’instant crucial. Sans cela, nulle alchimie n’était possible.
Elles se séparèrent comme chaque fois qu’elles faisaient du shopping sérieusement, les bras chargés de sacs. Julie n’avait pas vu le temps passer. Il était 18 h, et c’était bien le tout premier moment de la journée où l’absence de son homme se faisait ressentir.
La journée bowling s’annonçait maussade, du point de vue de la météo du moins. Le ciel s’était transformé en coque blanc-gris. Des rafales pliaient par intermittence les jacinthes du jardin. Le matin ils allèrent faire des courses, et en début d’après-midi Julie surfa sur le net. Quelques secondes à peine suffirent pour trouver la recette du gaspacho qu’elle comptait préparer pour le soir. Ils se rendraient au bowling un peu plus tard, reviendraient manger puis iraient danser jusqu’au bout de la nuit. Du moins était-ce ce qui avait été prévu.
La voix de Roland s’éleva soudain dans la pièce voisine. Julie fut surprise de l’entendre si contrarié. Il venait de recevoir le jeu de rôle en réseau qu’il attendait depuis une semaine avec une impatience fébrile et s’était fait une joie de le déballer, bien décidé à l’installer avant leur départ. « Je t’ai dit que je ne voulais pas ! » s’exclama-t-il.
Elle se leva, intriguée. Il avait baissé le ton, elle ne l’entendait plus. Elle demeura deux bonnes minutes debout, indécise. La porte de son bureau s’ouvrit et Roland apparut, l’air abattu.
« Tu vas devoir commencer le bowling sans moi, ma chérie. » Il soupira. « Je suis désolé, c’était le boulot.
– Un samedi !
– Tu sais bien qu’il n’y a pas de week-end, là où je bosse.
– Sauf que tu m’avais garanti, justement, que ce week-end serait libre ! »
Il voulut lui saisir la main, mais elle se recula.
« Ne te prends pas la tête, chérie. Crois-moi, ça me contrarie autant que toi, mais ce sont juste quelques lignes de codes à retoucher. Un sous-programme qui ne donne pas exactement l’effet attendu. Je vais faire très vite. Tu prends le bus, et on se rejoint là-bas, d’accord ? »
Elle fit la moue. Il s’avança vers la porte donnant sur l’escalier, puis se retourna. « Tu dois encore faire à manger, non ? Si ça se trouve, ce sera moi qui t’attendrai là-bas. »
Julie le laissa descendre, la gorge nouée. Elle qui avait choisi avec tant de soin sa garde-robe pour cette sortie ! Le bruit mat de la porte d’entrée résonna comme un glas. Un instant plus tard, ce fut le rugissement de la berline et le crissement de pneus. Les doigts de Julie tapotèrent contre sa cuisse. Elle se mordit la lèvre, d’abord hésitante, puis se dirigea vers l’endroit où était posé son smartphone. Elle fit défiler ses contacts jusqu’à atteindre le nom d’Hélène.
Roland passa rageusement la troisième. La circulation était plutôt fluide, mais il y avait toujours ces sacrés feux qui avaient une fâcheuse tendance à virer au rouge à moins de vingt mètres devant lui. Il pilait, puis rongeait son frein en guettant le moment de faire bondir sa Honda. Il en avait assez de se faire polluer la vie. Il fallait que cela cesse. Delphine Madigeot était le genre de femme à avoir en permanence quatre ou cinq hommes qui gravitaient autour d’elle. Elle n’avait que l’embarras du choix pour coucher avec quelqu’un, alors pourquoi le poursuivait-elle, lui ?
Tout en jouant du levier de vitesse et du volant pour se faufiler vers le nord de Vaulx-en-Velin, il se rappela que cela faisait un bout de temps qu’ils ne s’étaient vus. Ignorer ses appels et SMS et faire passer la consigne au boulot qu’il était absent pour elle avait jusque-là paru une tactique payante. Ils s’étaient rencontrés six mois auparavant, à l’époque où Julie et lui n’en étaient encore qu’aux premières phases d’approche. Delphine était actrice, elle avait même le premier rôle d’un long-métrage indépendant, L’Ensorceleuse et les Profanateurs. La société de Roland, Top Effects, s’était vue confier les effets spéciaux du film. A l’occasion de la visite par les acteurs et le réalisateur des studios 3D, Delphine l’avait séduit, et ils avaient partagé de bons moments ensemble.
Evidemment, il n’aurait pas dû continuer avec elle quand c’était devenu plus sérieux avec Julie. Plus d’une fois hélas, il s’était fait l’effet d’être lui-même un personnage 3D dont elle aurait été l’animatrice – le monde à l’envers. Cette manière qu’elle avait de le frôler avec sensualité. Ce rire si communicatif – elle riait pour un rien – cette humeur joviale qu’elle apportait avec elle, pouvaient il est vrai difficilement laisser indifférent. Il lui avait fallu toute sa résolution pour prendre les mesures qui s’imposaient, au risque de créer un incident diplomatique avec la production, dans l’hypothèse ou elle serait allée se plaindre de la façon dont elle était systématiquement éconduite. Et malgré cela, elle se permettait de l’appeler une fois de plus sur son portable, alors qu’elle devait savoir qu’il y avait de grandes chances qu’il soit chez lui !
C’était l’intrusion de trop. Il allait lui faire comprendre une fois pour toutes.
Il avait enfin atteint les faubourgs de la ville. Laissant derrière lui la clinique de la rue Louis Duclos, il s’engagea dans le chemin du Bois Galland. Un peu plus loin sur la gauche, à l’emplacement d’un terrain vague, se trouvaient les caravanes de l’équipe de tournage. Le film avait complètement dépassé les délais en raison du remplacement imprévu d’une partie des acteurs, puis d’un mouvement social des figurants.
Roland gara sa voiture, et commença à se diriger d’après ses souvenirs. Il n’était venu ici qu’une fois, lorsque l’équipe avait refait son apparition trois mois après avoir quitté les lieux. Déjà à cette période, il voulait mettre un terme à leur relation.
Il aurait préféré ne rencontrer personne. Au lieu de cela, il sentit peser sur lui le regard de deux techniciens. Sa démarche était tellement assurée qu’aucun d’eux ne s’avisa de lui poser de questions. D’après l’attroupement un peu plus loin, on jouait une scène. Delphine ne semblait pas en faire partie. Roland se dirigea vers la caravane oblongue de l’actrice, et toqua à sa porte.
« Entre », fit-elle.
Il dut baisser la tête au moment de franchir le seuil. Les rideaux étaient tirés, et l’éclairage électrique lui révéla la femme qui avait été sa maîtresse debout à quelques pas seulement. Elle portait une simple nuisette, qui ne cachait rien de ses courbes voluptueuses ni de ses détails anatomiques. Ses cheveux blonds bouclés lui tombaient sur les épaules. Certains avaient des mèches plus sombres – il savait depuis le début que c’était une fausse blonde.
« Tu... tu t’habilles comme ça au beau milieu de l’après-midi ? balbutia-t-il.
– J’avais besoin d’avoir une tenue décontractée, répondit-elle sur un ton faussement ingénu. Et puis comme ça, tu peux profiter du spectacle... »
Sa main survola son profond décolleté, glissa sur son abdomen jusqu’à surmonter le triangle noir là en dessous.
Roland prit une inspiration et parvint à en détacher le regard. « Je te l’ai dit la dernière fois, fit-il d’un ton qu’il aurait voulu beaucoup plus assuré, c’est fini entre nous. Tu ne dois plus m’appeler. »
Les paupières aux longs cils s’abaissèrent. « C’est justement pour ça que je t’ai appelé, mon biquet, susurra-t-elle. Nous partons dans quinze jours. Et après, on n’aura plus l’occasion de... Tu comprends ? » Elle battit des paupières.
Roland tenta de contrôler le durcissement au niveau de son entrejambe. C’était plus fort que lui.
« Non, articula-t-il. La dernière fois, je t’ai déjà dit que je ne voulais plus.
– Mais on l’a fait quand même. Et tu as adoré ça, pas vrai ? » Tout en parlant, elle fit passer ses seins l’un après l’autre par-dessus son décolleté. Il les fixa, captivé. Il commençait à se sentir sérieusement à l’étroit dans son pantalon. « Une dernière fois », fit-elle en s’approchant lentement. D’un geste sec, elle referma la porte de la caravane, qui claqua.
« C’était... c’était déjà ce que tu disais la dernière fois ! »
Il avait l’impression d’être hypnotisé. La main de Delphine vint lui caresser l’entrejambe. « Tu vois bien, chuchota-t-elle, tu en meurs d’envie.
– Cache-les », fit-il en plaquant ses mains contre ses seins.
Elle éclata de rire. « C’est ça, mon biquet, vas-y, caresse-les. » Sa main si féminine continuait à s’activer, faisant monter le plaisir.
Que pouvait-il faire ? Il n’était pas homme à brutaliser une femme. Les seins étaient si incroyablement doux… Plutôt que de se contenter de les caresser, il les embrassa avec une volupté sans pareille, retrouvant la saveur habituelle de l’abricot en faisant circuler sa langue autour des mamelons. Il passait de l’un à l’autre comme un voyageur assoiffé dans le désert serait passé d’une gourde vide à une pleine.
Au bout d’un moment, elle glissa un doigt sous son menton et le fit se relever. Puis, elle défit son pantalon et descendit son boxer, le libérant enfin. Sur un dernier sourire et une dernière caresse, elle se retourna avant de se plier en deux et de mettre les mains contre la paroi la plus proche. La pose était obscène, mais il en avait trop envie. Il la prit ainsi, en levrette, oubliant tout le reste.
« C’est... actrice de porno que tu devrais faire, haleta-t-il sans interrompre son mouvement de va-et-vient.
– Qui te dit que ce n’est pas déjà arrivé ? Mais tu sais, entre nous, ce n’est pas fun du tout. On est tout le temps interrompu. »
Elle était si foutrement désirable... Pourquoi l’oubliait-il à chaque fois ? Il accéléra ses mouvements, et sentit la sève monter en lui.
« Non, pas tout de suite, protesta-t-elle. Je voudrais passer au-dessus.
– D’accord », s’entendit-il répondre.
Il se dégagea. D’un pas à la fois résigné et fébrile, il se dirigea vers le lit où il s’allongea sur le dos. Les draps étaient soyeux sous son fessier et ses cuisses. Elle se positionna et guida son pénis jusqu’à l’entrée tandis qu’il caressait ses magnifiques seins. Des ondes de plaisir envahirent son corps tout entier comme elle s’empalait en lui. Il se mit à pousser une série de halètements rauques.
A l’autre bout de la ligne, Julie pleurait silencieusement. Non seulement elle avait reconnu la voix de Roland derrière la paroi de la caravane, mais voilà qu’il haletait ! Sans parler des gémissements de l’autre ! C’en était trop, elle raccrocha.
Elle avait tenu à savoir, et maintenant, elle savait.
Elle se laissa tomber comme une masse sur leur lit. Ce marché qu’Hélène et elle avaient passé, elle se sentait la lâcheté de le regretter à présent. Une partie d’elle aurait voulu demeurer dans la bienheureuse ignorance. Réaction qui n’avait pourtant pas été la sienne cinq mois auparavant, quand elle avait vu cette Delphine Madigeot sortir du bureau de son homme vers 17 h. La pouffiasse lui avait adressé un petit sourire triomphant en passant – cela avait bien été un sourire de triomphe, elle ne pouvait plus en douter. Sans aller jusqu’à subtiliser le portable de Roland pour y fouiller ses messages, elle l’avait dès lors observé de manière plus attentive – surveillé, c’était le mot.
Il était prudent, cependant. Elle avait fait part de ses soupçons à Hélène, et la jeune vendeuse lui avait proposé de le suivre sur son scooter si nécessaire. Ses parents habitaient l’avenue Georges Dimitrov non loin du pavillon de Roland, et Hélène passait souvent une partie du week-end en leur compagnie.
Les choses s’étaient ensuite tassées. Il avait fallu que ce soit précisément ce samedi. C’est au moment où ses soupçons avaient presque disparu qu’il lui faisait ce coup-là !
Elle tâtonna à la recherche d’un mouchoir tout en continuant à sangloter, finit par trouver la boîte, en saisit un et l’utilisa en émettant un son de trompette.
Son amie s’était montrée étonnamment réactive lorsqu’elle l’avait appelée, comme si elle avait attendu depuis longtemps cette occasion de coincer Roland. D’après ce qu’elle lui avait dit, elle avait juste eu le temps d’apercevoir la Honda en se ruant à l’extérieur de chez ses parents. Puis elle avait sauté sur son scooter.
Si Roland avait pris un autre chemin pour partir... Mais il y aurait eu peu de chances, étant donné le lieu du tournage de ce satané film, au nord de la ville. Il n’aurait jamais pensé être suivi, sans cela il aurait de nouveau cherché à brouiller les pistes. C’était ce qu’il avait fait tout du long, avec elle.
« Le salaud », murmura-t-elle.
Son mascara avait coulé, tachant les draps. Rien à foutre. Ou plutôt si, il ne devait pas savoir qu’elle avait pleuré. Elle les défit et alla les fourrer dans le lave-linge.
Des images horribles de lui avec cette pouffiasse ne cessaient de l’assaillir. Pour se calmer, elle se remémora leur visite de la salle de torture parfaitement conservée d’un château de la région, et s’imagina sa rivale en proie aux divers supplices plus ou moins raffinés de l’époque. Réconfortant, l’exercice avait néanmoins ses limites.
« Et maintenant ? » se demanda-t-elle. Qu’allait-elle faire ? L’attendre en continuant à chialer comme une madeleine toute la journée, pour lui faire une scène qui ne servirait de toute façon à rien ? Ou bien se décider pour des mesures plus radicales ?
Elle se tourna vers le lavabo de la salle de bain. L’eau jaillit du robinet. Elle s’en passa méthodiquement sur le visage de manière à nettoyer toute trace de maquillage. Ses yeux étaient tout rouges, mais tant pis. Son ego n’avait pas fini d’en prendre pour son grade, maintenant qu’il l’avait cocufiée. Cocufiée... comme elle détestait ce mot !
Elle alla chercher son sac à main, prit ses clés et redescendit. A mi-chemin, elle se ravisa. Elle remonta jusque dans les combles et s’empara d’une valise à roulettes dans laquelle elle entreprit de fourrer vêtements, chaussures, accessoires, tablette, sans oublier sa trousse de toilette pleine à craquer. La valise, un véritable tank, était elle aussi bourrée. Quand elle fut sûre de ne rien avoir oublié, elle déserta les lieux en décidant après un bref instant de réflexion de laisser le pavillon ouvert aux quatre vents. Qu’il lui fasse un procès s’il se faisait cambrioler. Elle rabattit à peine la porte derrière elle.
La marche fut un exercice salutaire. Les piétons étaient rares, et seuls, le bruit d’une tondeuse à gazon dans le lointain ou le passage d’un véhicule venaient troubler le silence. Même avec les roulettes, sa valise lui sciait l’épaule, si bien qu’elle devait fréquemment la changer de main. La douleur physique était la bienvenue. En se focalisant sur l’effort, elle pouvait enfin penser à autre chose. Une demi-heure lui fut nécessaire pour rejoindre son appartement à quelques blocs de là. L’ascenseur, par bonheur, n’était pas en panne et la conduisit en douceur au septième étage.
Comme elle poussait la porte grinçante de son studio, l’odeur familière mêlée à celle de renfermé l’accueillit. L’odeur de la défaite. Elle se retrouvait à son point de départ. Roland ne s’était pas contenté de faire exploser une charge nucléaire dans son cœur, il lui avait fait perdre son temps. Un peu plus de six mois de sa vie. Sans Hélène, cela aurait pu être bien pire. Elle sanglotait sans pouvoir s’arrêter.
Après avoir ouvert les stores métalliques et aéré, elle s’affairait à ranger le contenu de la valise dans ses diverses armoires quand son smarphone vibra.
C’était Hélène.
Non, Julie ne souhaitait pas qu’elle vienne la voir. Ni même le lendemain. Lundi, après le travail, ce serait mieux. Oui, Roland était un sale trou du cul. Un enculé de première. Elle remercia son amie d’une toute petite voix pour son aide. Elle n’eut pas le courage d’en dire plus et raccrocha.
Elle avait vu et lu tant de fictions sur des femmes trompées qu’elle avait l’impression d’avoir vécu la scène cent mille fois. Et à présent, elle était l’une d’elles. Cela aurait eu quelque chose d’irréel s’il n’y avait eu ces lambeaux épars à l’intérieur, et la douleur...
A présent qu’elle n’avait plus rien à faire, ses pensées partaient à la dérive dans des eaux de plus en plus sombres. Elle haïssait l’idée qu’un seul être – ou même deux, puisqu’elle avait aussi été partie prenante – pût lui faire autant de mal. Sa vie n’avait pas à ce point tourné autour de lui, tout de même...
Longtemps, elle resta assise sur son lit. Ce fut de nouveau son portable qui la tira de son hébétude. Son cœur fit un bond dans sa poitrine en reconnaissant le nom familier, et pour cela elle se détesta.
Doudou.
Son index glissa le long de l’écran vers l’icône du téléphone, mais remonta avant de l’atteindre. Elle attendit que le répondeur prenne le relais, puis éteignit l’appareil.
Son regard erra sans rencontrer de point d’accroche. Enfin, elle se redressa, se dirigea vers le coin-cuisine et ouvrit une à une les armoires pour déterminer ce qu’il restait. Un paquet de pâtes poussiéreux, quelques biscottes antédiluviennes dans leur sachet plastique... Il lui faudrait s’en contenter. Le frigo était débranché et vide. Sinistre. Elle ne se risquerait pas à faire des courses aujourd’hui. Hors de question de croiser Roland ou de le trouver en train de faire le pied de grue devant son appart à son retour. Le lendemain était un dimanche, elle connaissait une boulangerie qui serait ouverte, c’est là-bas qu’elle s’approvisionnerait.
Il ne devait pas la voir. Il ne devait pas même savoir qu’elle était là.
Elle se dirigea de nouveau vers les stores, qu’elle referma en toute hâte. Roland ne connaissait pas Hélène, il n’aurait pas de ses nouvelles par ce biais. Il appellerait ses ex-futurs beaux-parents, et ne réussirait qu’à les affoler car elle ne répondrait ni à sa mère ni à son père.
Elle allait faire la morte. Au moins jusqu’au lendemain, histoire de lui faire peur. Qu’il mesure un peu les conséquences de ses actes. Et puis elle le plaquerait.
Elle s’allongea sur le lit. Les derniers événements ne cessaient de tourbillonner dans sa tête.
Combien de temps s’écoula-t-il avant que l’on ne sonne à l’interphone ? Plongée dans l’obscurité, Julie n’en avait aucune idée. Elle ne répondit pas, pas plus qu’elle ne réagit lorsqu’il frappa à la porte quelques minutes après – il avait dû trouver quelqu’un pour se faire ouvrir. Toujours étendue, elle s’efforçait de respirer profondément en oubliant le monde extérieur, sans faire un bruit. Elle était presque complètement insensibilisée. Roland eut beau l’appeler et l’exhorter à travers la porte, elle demeura muette comme une tombe. A son soulagement, il finit par abandonner la partie.
« Va, retourne dans les bras de ta putain, murmura-t-elle. Tu verras bien si elle te rend plus heureux que moi. » Elle renifla et roula vers son sac, qu’elle fouilla jusqu’à sentir le cellophane de la pochette de mouchoirs en papier.
La journée du dimanche commença comme elle l’avait prévu à la boulangerie. Son estomac ruait dans les brancards, lui rappelant l’insuffisance du frugal repas de la veille au soir. Elle prit son mal en patience en faisant tambouriner ses ongles sur une vitrine. Il lui faudrait se remettre du vernis à l’occasion. Elle y alla d’un reniflement sonore. Du vernis, vraiment ! D’où diable lui venait cette idée ? Cela lui paraissait la chose la plus stupide au monde à faire.
L’une des assistantes de la boulangère lui lança un regard agacé auquel elle répondit en montrant les dents – ce n’était pas le jour pour l’énerver. Le visage renfrogné, elle commanda deux morceaux de pizza, un sandwich, un flan, un pain au chocolat et une baguette – les kilos en trop n’étaient plus un souci, à présent, n’est-ce pas ?
Cloîtrée dans sa douleur, elle ne ralluma son smartphone qu’en début d’après-midi, après s’être rassasiée.
Trois messages. L’un d’Hélène, qui espérait qu’elle allait bien et demandait des nouvelles, les deux suivants de Roland. Son ex – elle devait s’habituer à penser à lui ainsi – dévoilait des talents pathétiques de comédien dès lors qu’il s’agissait de feindre l’innocence et la surprise. Comment, elle n’était pas venue au bowling ? C’était pourtant la routine, pour lui, de se taper une autre nana avant de s’occuper d’elle ! Elle l’aurait étripé. Son inquiétude dans le second message, heureusement, paraissait plus sincère.
Il n’empêche, elle ne se remettrait pas avec lui. Quelles que fussent ses protestations et ses suppliques, elle n’en démordrait pas. Il fallait casser de manière nette et sans bavure. C’était le seul moyen d’aller de l’avant, de penser à autre chose. Surtout plus aux hommes et à leur perfidie. Leur infidélité devait être génétique, ce n’était pas possible autrement. Il y avait tant de femmes trahies… Eux et leur fichu deuxième cerveau qui prenait les commandes !
Elle inspira profondément. Le moment était venu. Avant de le rappeler, toutefois, elle prit le temps de renommer dans le répertoire de son portable « Doudou », le remplaçant par « Salaud ». Elle effleura l’icône verte du combiné, déclenchant l’appel.
Il ne décrocha qu’à la quatrième sonnerie.
« Bonjour… Julie », fit-il d’une voix curieusement atone.
Elle s’était tant et tant répété ce qu’elle allait lui dire ! Les mots en avaient presque perdu leur sens. Ils franchirent pourtant avec de plus en plus de conviction ses lèvres.
« Tu sais pourquoi j’appelle…
– Je t’écoute. »
Sa froideur lui fouetta l’orgueil.
« Je te quitte, Roland. C’est fini entre nous. »
Silence de l’autre côté. Il devait être en train d’encaisser. De réaliser l’étendue des dégâts.
« Je t’ai fait suivre, hier, enchaîna-t-elle d’une voix glaciale. Je sais ce que tu as fait avec… avec ta traînée d’actrice, cette Madigeot.
– Le… le temps. Je n’ai pas vraiment le temps de te parler. Je suis en plein milieu d’une partie. Je dois continuer à jouer à Alveg’s Legacy. »
Elle en resta muette de stupeur. Qu’avait dit cette voix désincarnée qui avait si peu en commun avec celle de Roland ?
En quelques battements de cils, elle se souvint. Cet Aleg machin-bidule devait être le nom du jeu qu’il avait attendu avec tant d’impatience. Une saloperie de jeu vidéo !
« Putain ! Roland ! De quoi tu parles ? Tu te rends compte de ce que tu as fait, espèce d’enfoiré ? C’est fini entre nous, je te dis !
– Au… revoir. »
Beep. Beep. Beep.
Elle finit par éloigner le portable de son oreille, regardant son smartphone comme si l’objet venait de la planète Mars. A quoi s’était-il shooté pour être dans un état pareil ? Etait-ce là une nouvelle méthode des mâles scélérats pour s’éviter une scène de ménage ? Se transformer en robot ? On ne pouvait pas se montrer à ce point insensible…
Ou bien elle ne le connaissait pas aussi bien qu’elle l’avait cru… Elle se souvint de ces histoires de couples dont l’homme menait une vie parallèle, à mille lieues de l’existence rangée que tout le monde – et au premier chef l’épouse – imaginait être la sienne. D’un seul coup, tout un pan de réalité, ou plutôt d’illusion s’effondrait et l’on s’apercevait que l’on n’avait jamais réellement connu l’homme avec lequel on croyait avoir partagé la vie. S’il réagissait de la sorte, c’est qu’il s’était préparé depuis bien plus longtemps qu’elle à leur rupture. Elle ne voyait aucune autre explication. « Le salaud… » fit-elle d’une toute petite voix. Elle s’étendit sur son lit, soudainement vidée. Elle resta bien dix minutes sans mouvement avant de faire un effort surhumain pour se redresser, se saisir de son smartphone et l’éteindre. Puis elle replongea dans l’hébétude.