Dernière promenade au bois

Publié le 08 juin 2014 par Dubruel

~~ PROMENADE (d'après Maupassant)

Quand le père Tabut

Sortit dans la rue,

Il demeura un instant

Ébloui par l’éclat du soleil couchant.

La librairie dont il était gérant

Depuis trente ans

Demeurait si sombre que, même l’été,

Il devait l’éclairer

De neuf heures

À dix-neuf heures.

Ce soir-là, ce célibataire endurci,

Se sentait tout guilleret.

Alors, avant de rentrer chez lui, il se dit :

-‘’Voilà une belle soirée.

Je vais aller me promener au Bois.

Et il se mit à fredonner un air d’autrefois :

" Quand le bois reverdit,

Mon amoureux me dit :

Viens respirer, ma belle,

Sous la tonnelle…"

La nuit descendait.

Tabut suivait une large allée

Où les amoureux passaient enlacés,

Grisés de la même fiévreuse pensée.

Il s’était assis sur un banc

Et presque instantanément,

Une fille prit place à son côté :

-« Bonsoir, mon mignon,…enchantée… »

Il ne répondit point. Elle reprit :

-« Laisse-toi aimer, chéri. »

-« Vous vous trompez ! »

Il se leva, très choqué

Et s’éloigna.

Une autre femme lui prit le bras :

-« Asseyons-nous ici ;

Veux-tu, mon joli ? »

-« Pourquoi faites-vous ce métier ? »

D’une voix rauque, elle répondit :

-« Faut bien gagner sa vie ! »

Il s’en alla, pétrifié.

D’autres filles encore l’appelèrent,

L’invitèrent.

Il se mit à penser

À cet amour, vénal ou passionné,

À tous ces baisers, libres ou payés,

Qui devant lui défilaient.

Il songeait à sa vie

De misère infinie,

Sans rien devant lui,

Rien derrière lui, rien autour de lui.

Rien dans le cœur.

Rien nulle part ailleurs.

Plus de parents.

Pas d’enfants.

Il était seul,

Tout à fait seul.

Demain, il sera encore seul,

Seul, comme personne n’est seul.

De nouveau il s’assit.

Il songea à son triste logis

Encore plus triste que sa librairie

Et où personne n’entrait à part lui.

Une sensation de détresse l’étreignit :

Sa chambre est vide comme sa vie.

A la pensée de se coucher seul dans son lit,

Il s'épouvanta.

Alors il se leva,

Et pénétra dans un taillis.

…………………………………

Le soleil, déjà haut, versait

Son flot de lumière tamisé

Quand un cavalier qui passait

Sous ce bosquet

Aperçut un pendu.

Les gardes appelés sans retard

Décrochèrent l’individu.

Il fut déterminé que le décès

Remontait à la veille au soir.

Les papiers trouvés sur lui révélaient

Qu’il était célibataire,

Libraire,

Et qu’il se nommait Tabut David.

On ne put soupçonner les causes du suicide.