Tranches de vie ordinaires en République Démocratique (et Populaire) Française, imaginées mais pas dénuées de réalité – Épisode 18 : « RSI-gît. »
Par h16 et Baptiste Créteur.
La France est un pays d’ordre et de méthode. Il y a des choses qui se font, d’autres qui ne se font pas, mais quoi qu’il arrive, s’il y a une procédure pour les unes et les autres, elle sera appliquée à la lettre. Qu’on postera avec assiduité, tant que cela sera nécessaire. C’est d’ailleurs cette application rigoureuse de la méthode qu’a pu tester Marisol.
Marisol, c’est la femme de Louis, un travailleur indépendant, et un indépendant très travailleur. Comme tout indépendant, Louis cotise bien sûr au RSI, le « Régime Social des Indépendants ». Seulement voilà : même si Louis est fort travailleur, la conjoncture n’est pas toujours tendre et après des mois, puis des années difficiles, son activité a diminué tant et si bien qu’il ne parvient plus à faire face à ses charges et cotisations. Les jours passent, et ajoutent à son désespoir qu’on peut d’ailleurs mesurer, règle graduée en main, à la hauteur toujours plus imposante de la pile de courriers de relance des différentes administrations réclamant leur pitance toujours plus fort, comme des petits poussins affamés. Et constamment, l’administration la plus insistante, la plus demandeuse, la moins disposée à accorder des délais est précisément le RSI. Au vu du nombre de relance et de l’acharnement de l’organisme, Louis s’est plusieurs fois demandé si l’acronyme ne cache pas une sale blague, celle d’un organisme qui entend mettre vraiment les indépendants au régime.
Les derniers courriers sont plus que menaçants, ils virent à l’agressif. L’appétit féroce du Régime n’est toujours pas comblé, des actions coercitives vont être menées, des huissiers vont être lâchés, des comptes seront fermés, des poursuites seront engagées… Et des issues seront bouchées.
Après s’être fait tout seul, Louis se fait tout petit. Ces relances, quasiment belliqueuses, l’inquiètent, l’obsèdent, l’obnubilent. Petit à petit, Louis s’assombrit. Marisol sent bien son mari se renfermer, mais elle ne sait pas plus que lui quoi faire pour calmer les fringales du gros régime joufflu. Jusqu’à ce jour fatidique où, ne parvenant plus à faire face, Louis commet l’irréparable. Dans la lettre où il explique son suicide, rédigée au dos d’un courrier de relance où des montants obscènes sont mentionnés en gras, Louis explique qu’il ne supporte plus l’idée de voir débarquer chez lui des huissiers venus saisir ses biens, lui qui a toujours promis de prendre soin de Marisol. L’absence de toute pitié de l’organisme inhumain, le harcèlement bureaucratique paperassier de plus en plus ubuesque, les longues heures à se cogner au téléphone du Vivaldi mal découpé ou du Chostakovitch en distorsion, en pure perte, auront poussés le brave homme à l’irréparable, à l’abandon, au bail-out terminal.
Bon. C’est très triste, tout ça, mais il ne faudrait pas oublier l’essentiel : Louis une fois mort et enterré, le RSI a toujours faim. L’équilibre financier de ses caisses est bien plus fragile encore que l’équilibre mental de Louis à quelques secondes de son geste. Le recouvrement des sommes dues ne peut donc attendre la fin du deuil de Marisol. Et puis le mélodrame, tout ça, ça va bien cinq minutes, mais il y a des courriers de relance à écrire, des courriers à mettre sous enveloppe, des enveloppes à timbrer puis à envoyer, et tout ça n’est pas gratuit, ça coûte même un paquet de pognon, ma petite Marisol. Il faut bien que quelqu’un paye et même si Louis s’est désisté d’un coup de pied non chaland à la chaise qui le soutenait, ce n’est pas pour ça qu’on doit s’arrêter de réclamer en si bon chemin.
Sauf que Marisol n’entend pas tout à fait se laisser faire. Prise de colère devant une telle indécence, elle répond à la dernière missive et enjoint les agents du RSI « de lui écrire au cimetière. », puisqu’après tout, c’est là qu’il réside à présent.
Ce qui devait arriver arrive bien évidemment, et puisqu’il faut écrire au cimetière, le RSI le fait. Louis reçoit donc bien sa lettre au cimetière ; ou plus exactement, elle est remise à Marisol par un jardinier inquiet qu’on puisse écrire à un mort. Et lorsqu’une brève explication lui est donnée, il est même choqué d’apprendre que l’objet de la correspondance est le recouvrement de sommes dues.
« Même au cimetière, ils ne vous laissent pas tranquille. »
Avec un tel cadre, il n’est guère étonnant que l’affaire fasse un peu de bruit, au point que les journaux locaux s’emparent de l’affaire, sur le mode « En page 4, Marisol et son histoire ». Mais quand bien même le RSI poursuit-il des cadavres de ses encombrantes relances, il lui en faut plus pour s’excuser. La procédure reste la procédure, la méthode de recouvrement reste en place, les sommes dues sont toujours dues, et ce, même si Louis n’est plus.
Et tout est clair, limpide et parfaitement expliqué sur les courriers que Marisol peine à déchiffrer, ses gros yeux pleins de larmes : les sommes dues se résument à l’ultime cotisation de Louis, qui permettent de couvrir ses prestations santé un bon gros trimestre après son décès (des fois que) ainsi que toutes les cotisations relatives à l’activité professionnelle postérieure à son décès, quand bien même la cessation de cette activité avait été effectuée dans les temps et dans les formes. Et peu importe que le décès ait été enregistré dans les règles : pour le RSI, la mort n’est pas une raison suffisante pour arrêter inconsidérément d’assurer sa santé.
Le cœur brisé, le ventre retourné et l’esprit plein d’une colère sourde, Marisol s’empresse de régulariser l’ultime cotisation de Louis, se fendant tout de même d’une lettre incendiaire au RSI où elle demande explicitement à être laissée tranquille.
Sans succès.
Rien n’arrête une procédure lancée avec méthode. C’est précis et pointu, ces petites choses-là. C’est comme sur des rails : une fois lancé, rien n’arrête le train du RSI. On a à peine le temps de dire « non merci » qu’on est déjà arrivé à ces destinations où seul le travail rend libre. Moyennant quoi, le RSI continue donc ses relances, ses injonctions de payer, ses mises en demeure, et ses autres lettres compliquées auxquelles Marisol ne comprend plus rien.
Dans sa tête, tout tourne de plus en plus vite. L’étau est maintenant aussi resserré autour d’elle qu’il l’était sur son mari quelques semaines auparavant. Dans un ultime sursaut, cynique et narquois, elle écrit à l’organisme une missive dans laquelle elle lui demande d’adresser ses prochaines relances « à Saint-Pierre, qui transmettra ». Puis, du même geste que Louis, Marisol pousse la chaise qui la retient encore ici-bas.
Sur sa tombe, recouverte de courriers de relance, figure désormais un épitaphe unique au monde : « RSI-gît Marisol ».
Vous vous reconnaissez dans cette histoire ? Vous pensez qu’elle ressemble à des douzaines de cas relatés par la presse ? Vous lui trouvez une résonance particulière dans votre vie ? N’hésitez pas à en faire part dans les commentaires ci-dessous !
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