Nous allons commémorer le 70e anniversaire d'un des événements majeurs du XXe siècle, tant sur le plan historique que militaire, le débarquement allié en Normandie le 6 juin 1944. Une de ces dates que nous connaissons tous, ces plages que nous avons, pour certains, visiter avec nos classes ou nos parents, tout cela reste très évocateur et plein d'émotions. Un roman sort en librairie aujourd'hui qui aborde ce moment sous un angle a priori assez classique, archétypal, mais, dans "Omaha" (en grand format chez Héloïse d'Ormesson), Norman Ginzberg montre la guerre telle qu'elle est : horrible, déchirante, froide, implacable. Et il nous fait réfléchir, nous rappelle que ces cérémonies ne doivent pas glorifier le fait guerrier mais mettre en avant la nécessité de la paix.
Walton Zimmermann va connaître l'épreuve du feu, comme tant d'autres jeunes hommes qui ont traversé l'Atlantique en cette année 1944. Nous sommes le 6 juin et, dans la barge qui les mènent vers le rivage normand, Walton et ses copains ne font pas les fiers. La trouille, violente, est là, rongeant les tripes, tandis que les canons et les mitrailleuses donnent...
Karl Zimmermann a connu les combats sur le front Est, en Russie, où il a fait ses preuves comme officier dans un régiment blindé, ce qui lui vaut, en Normandie, de commander sa division de Panzers depuis la tourelle de son redoutable char Tigre. Un seul objectif pour lui : repousser les Alliés à la mer, coûte que coûte.
Walton est GI ; Karl est SS. Et pourtant, ils sont frères. Nés tous les deux dans une famille d'origine allemande, installée à Chicago depuis la fin du XIXe siècle. Une famille qui a vu d'un bon oeil la montée du national-socialisme, au point d'envoyer Karl, en 1938, passer des vacances dans le Reich, chez une de ses tantes. Là, il a découvert et intégré les jeunesses hitlériennes puis grimpé les échelons.
Walton, le cadet, n'a pas du tout suivi le même chemin. Si son frère a gardé intact son côté germanique, se nourrissant de la culture classique allemande, lui est un Yankee pur sucre, fan de base ball, préférant aller boire une bière et draguer les filles que lire ou écouter de l'opéra. Jamais il n'a songé à partir en Allemagne, les idées nazies lui sont passées au-dessus de la tête et il a, quelques années plus tard, choisi d'aller défendre la démocratie à l'Américaine contre le totalitarisme hitlérien.
Voilà comment, en ce matin du 6 juin 1944, aux alentours des fameuses plages normandes qui ont été rebaptisées pour l'occasion Omaha Beach par les états-majors alliés, les deux frères, qui ne se sont plus vus depuis 6 ans, se retrouvent à quelques centaines de mètres de distance, "simplement" séparés par une terrible ligne de front.
L'un et l'autre savent qu'ils sont là. Ils redoutent la rencontre, armes à la main, qui les obligerait à un choix terrible. Fratricide au sens propre du terme... Mais, chacun dans son camp, chacun avec ses qualités, se lance dans la bataille. Walton est courageux et particulièrement chanceux, Karl est organisé, calculateur. Mais tous les deux sont des meneurs d'hommes, et ceux qui les entourent n'hésitent pas à les suivre au combat.
"Omaha", qui, je le précise, ne se cantonne pas à la bataille sur la plage, qui ouvre le livre, mais évoque les semaines qui vont suivre le débarquement jusqu'à ce que le verrou allemand ne cède, est le récit de ces combats épouvantables qui vont suivre le débarquement, vus des deux côtés, mais aussi, du côté des Français, victimes des bombardements, des règlements de comptes, mais aussi prompts à changer leur fusil d'épaule et à voler au secours de la victoire...
Mais, au-delà des scènes de guerre, terriblement violentes, ce qui est intéressant dans le roman de Norman Ginzberg, c'est comment il utilise ses deux personnages pour abattre le côté manichéen de cet événement qu'une certaine histoire officielle, mais aussi la vision hollywoodienne des choses, nous ont imposé.
Précisons tout de suite : il ne s'agit pas de dire que les SS étaient des mecs formidables et qu'on s'est trompé sur eux. Non, leur barbarie est évidemment soulignée, mais Karl, par exemple, tout SS qu'il soit, a une mentalité de militaire. Il respecte les lois de la guerre, les prisonniers, les ordres, je sais, ça paraît un peu stupide, comme explication, mais pas du tout. Karl est un soldat. Il défend une idéologie atroce, un régime immonde, mais c'est un véritable soldat, quand beaucoup, dans son camp, ont depuis des années, massacré à tour de bras sur tous les fronts et sans états d'âme.
Et, de la même façon, Walton n'est pas le soldat au sourire Ultra-Brite, beau, musclé, bronzé et sentant le sable chaud qu'on nous sert parfois. Pas plus qu'ils ne sont sans peur et sans reproche. Pour la peur, il y a Harper, capitaine de son état, qui se fait dessus à chaque fois que ça barde. Et pour les reproches, il y a Walton lui-même.
Du criminel de guerre au héros médaillé, il n'y a qu'un pas, que franchit, et pas qu'une fois, Walton Zimmermann. Electrisé par les combats, dopé par un cocktail de peur brute et d'adrénaline, il se laisse submerger par la colère, la soif de vengeance, mais aussi par d'autres émotions, qu'il ne parvient pas non plus à maîtriser, et qui lui font commettre les pires gestes...
Horrifié a posteriori, il comprend que la guerre a sur lui un effet atroce : elle en fait un sauvage, sans foi ni loi, capable du meilleur, mais surtout du pire... La tension est incroyablement forte, du matin au soir, alors, quand il peut l'évacuer, il ne s'en prive pas. Mais ce qui lui sert de soupape, c'est un comportement inhumain, criminel. Et, pire encore, il va finir par s'y habituer.
La phrase titre de ce billet, que j'ai voulu mettre toute entière, est prononcée par une femme. Je l'ai choisie parce que c'est exactement ce que j'ai ressenti en lisant le livre. Parce qu'elle met en balance l'humanité et la sauvagerie qui cohabitent en nous. Parce qu'en uniforme, quand les combats font rage, on n'est plus les mêmes...
Il y a une espèce de métamorphose qui se produit. L'apparition d'un monstre. Or, la question de la monstruosité, les deux frères se la pose à plusieurs moments, mais particulièrement dans la dernière partie. Je ne vais pas trop pouvoir entrer dans les détails, mais il faut tout de même développer cet aspect, que j'aurais voulu voir plus approfondi, parce qu'il est passionnant. Mais rien n'empêche d'y réfléchir par soi-même après la lecture.
Alors, essayons d'être clair... Il y a quatre formes de monstruosité : physique, morale, celle qu'on s'attribue et celle qu'on voit dans le regard d'autrui. Associez les deux premières avec les deux dernières, et vous avez quatre combinaisons qui laisseront des traces durables, indélébiles, sans doute... Les deux frères vont devoir se confronter à cette grille de lecture, et il faut être solide, ou sans âme, pour s'en sortir indemne...
Mais, un autre élément très intéressant, et finement amené par l'auteur, va jouer un rôle important dans ce roman : les Zimmermann sont une famille luthérienne sans histoire qui, je l'ai dit, voit plutôt d'un bon oeil depuis Chicago, cette Allemagne nouvelle que promet Hitler se remettre d'aplomb. Et pourtant... Quelle est l'origine exacte de cette famille ?
Allez, disons les choses clairement : et si, comme nombre de familles portant ce patronyme, vivant des deux côtés de l'Atlantique, les Zimmermann de Chicago étaient juifs ? Alors que les deux frères se posent forcément des questions sur ce qui les a poussés à choisir des camps différents, à choisir entre leur pays de naissance et leurs racines, cette question jamais envisagée vient compliquer un peu plus la donne.
J'ai dit en introduction que l'idée des frères dans chaque camp était assez classique, c'est vrai. On est sur un fil, on peut vite tomber dans la caricature facile. Mais, j'ai vu autre chose dans la personnalité de ces deux frères. Comme une allégorie de ce qui se passe avec le D-Day. La prise de pouvoir du Nouveau Monde sur la vieille Europe...
Karl, par ses valeurs, son attachement à la culture européenne garde les deux pieds et la tête dans ce vieux continent bientôt réduit en cendres et qui aura, quoi qu'il arrive, perdu de sa superbe qui lui permettait d'avoir le monde sous sa coupe. Walton, par son caractère et ses goûts, incarne ce pays émergeant, sans complexe, prêt à tout, se foutant de ses racines et voulant privilégier son modèle. L'Amérique bientôt triomphante, à tous points de vue, c'est lui.
"Omaha" n'est ni "le Jour le Plus Long", ni "Il faut sauver le soldat Ryan". La violence est partout, éprouvante, même. On sentirait presque la terre trembler, les balles et les obus fuser, la chaleur des explosions. On est au coeur de ce débarquement, coincé entre le tapis de bombes allié, tellement meurtrier et dévastateur, et les opérations commandos d'une armée allemande submergée par le nombre, mais pas encore en déroute.
La guerre est montrée sous ses pires facettes, la gloire est dérisoire quand on ne sait même pas si on survivra à la journée parce qu'une balle perdue, un éclat d'obus, une mine découverte trop tard peut tout interrompre brutalement. Il faut passer, pour marcher sur Berlin, et tant pis si, pour cela, il ne faut rien laisser debout, ni personne...
"Si les Ricains n'étaient pas là...", on connaît la chanson... Mais n'oublions pas non plus que cette liberté a été chèrement acquise. Le silence est brisé, on connaît les exactions commises par les GI, comme on connaît les actes ignobles des SS sur la route de leur retraite... Là encore, la folie apparaît dans les deux camps. Non, pas de manichéisme, dans une guerre, il n'y a finalement pas de bon et de mauvais camp. Et bien plus de victimes que de héros.
Norman Ginzberg est américain, il vit en France de longue date maintenant. Son père a débarqué avec les troupes alliées en Normandie. Il y a donc un regard particulier sur ces événements, sans doute nourri par ce qu'il a pu entendre de la bouche même d'un vétéran du D-Day. Mais, je ne doute pas qu'il y mette aussi sa part de sensibilité et d'esprit critique, à travers tout ce que je viens de vous raconter.
Après "Arizona Tom", un western, Norman Ginzberg se frotte au roman de guerre en jouant avec les codes, en se détachant des formats les plus classiques et surtout, en égratignant à chaque fois le mythe du héros. Sans renier ses racines américaines, il met son grain de sel d'expatrié dans ces genres typiques et, en écrivant en français, il tend un pont entre deux cultures promptes à s'asticoter, pour ne pas dire s'affronter.
Ses livres nous parle de l'homme, ni plus, ni mois, avec ses forces et ses faiblesses, ses actes de bravoure et ses erreurs. Ils sont comme nous, finalement, on abolit la distance romanesque qui donne parfois du supplément d'âme aux personnages... Non, pour Ginzberg, le roman sert à rappeler cette maxime qui fait sourire chez Wilder, mais peut devenir source de bien des problèmes et des drames, ailleurs : "Nobody's perfect"...