Un regard noir qui pétille, des cheveux bruns tirant légèrement vers le poivre et sel qui ont du mal à se discipliner, un sourire franc et amical, une voix chaude et rieuse… Sebastian Sepulveda étonne par sa jovialité contagieuse, en parfait contraste avec la tonalité grave et rude de son dernier film.
Des Films et des Mots : Comment vous est venue l’idée d’adapter ce fait divers?
Sebastian Sepulveda : J’ai lu la pièce de théâtre de Juan Radrigan, Las Brutas, inspirée de l’histoire des Soeurs Quispe, mais je n’ai pas vu jouée. Ce fait divers est très connu au Chili. Pourtant, je n’arrivais pas à comprendre le sens profond de cette histoire, à expliquer le pourquoi de ce suicide collectif. J’ai décidé de partir à la rencontre des membres de la famille Quispe encore en vie et de vivre à leurs côtés dans l’Altiplano, à 4000 mètres d’altitude. J’ai alors très vite ressenti l’envie de partager le témoignage de cette famille, de faire connaître leur mode de vie.
DFDM : Comment s’est déroulée cette « immersion » chez cette famille Coyas*?
S.S : Il m’était nécessaire d’appréhender ce mode de vie ancestral pour pouvoir en rendre compte avec justesse. Je n’imagine pas traiter un sujet sans le connaître un minimum! L’expérience s’est avérée bien plus forte que je l’imaginais. Quand je suis arrivé, après 4 heures de route au milieu de nulle part, j’ai vu un puma se faire attaquer par des chiens! Cela vous donne une idée du degré d’hostilité de l’environnement, pourtant incroyable. Cet espace infini, ces montagnes à la clarté si intense que nous avons pu tourner le film avec une lumière entièrement naturelle, cette sensation de liberté et en même temps ce terrible sentiment d’isolement… tout cela a renforcé mon désir de rendre hommage à ces bergères qui ont marqué l’Histoire avec force et dignité.
DFDM : L’un des points marquants de votre film est le contraste entre ce paysage sublime et l’aridité du quotidien de ces trois femmes isolées, totalement dévouées à leur troupeau. Comment avez-vous réussi à rendre compte de ce contraste?
S.S : La clef se trouvait dans le regard des soeurs. Elles évoluaient certes dans ce monde terrible, éprouvant, et menaient une vie ascétique. Mais c’était leur monde et elles l’aimaient malgré les difficultés. J’ai eu la chance de rencontrer Clarita, la soeur aînée, peu de temps avant qu’elle nous quitte. Elle m’a raconté les petites habitudes de chacune. Par exemple, Lucia collectionnait les fossiles de baleine. C’était son butin, son trésor, qu’elle transportait partout. De même, leurs chèvres étaient bien plus que du simple bétail : elles faisaient partie de la famille. J’ai essayé de le retranscrire, notamment lors de cette scène où les soeurs troquent trois de leurs bêtes contre des vêtements au colporteur, en lui demandant d’emmener deux chèvres d’une même portée car « il ne faut pas séparer des soeurs ». Ce qui est valable également pour elles, jusque dans la mort. Tout l’esprit du film tient dans cette réplique.
DFDM : Vous avez souvent insisté sur le fait que, bien qu’inspiré d’une histoire vraie, Les Soeurs Quispe était avant tout une fiction. Pourtant, la frontière avec le documentaire est souvent très fine et donne une impression de vérité déconcertante, notamment grâce au jeu tout en retenu des actrices. Etait-ce délibéré?
S.S : Le mélange des genres au cinéma me plaît beaucoup. J’ai donc filmé certains aspects de l’histoire, tel les actes du quotidien, à la façon d’un documentaire en y ajoutant du récit, plus intime. C’est ainsi que j’ai pu imaginer l’état d’âme des personnages, me figurer leurs pensées, leur ressenti, en me les appropriant d’une certaine façon. Et le fait de faire jouer Digna Quispe, totalement novice, avec des comédiennes aussi talentueuses que Catalina Saaverda (Les Vieux chats) et Pancha Gavilan a contribué à cet équilibre entre authenticité et interprétation.
DFDM : Aujourd’hui, quelle est la situation des bergers nomades au Chili?
S.S : Le constat est accablant. La loi anti-érosion de Pinochet a eu pour effet la désertification de l’Altiplano. Il ne reste plus que deux familles qui se partagent deux hectares de terrain! Leur mode de vie qui a pourtant perduré plus de deux siècles est malheureusement amené à disparaître d’ici peu. Le fromage ou le lait de chèvre ne se vendent plus. Il n’y a pas d’autre choix que de vendre les bêtes et de regagner la ville. Quel sera alors leur avenir? Devenir des prolétaires, des inadaptés qui tenteront de maintenir malgré tout leurs coutumes… Il faudrait que ces deux mondes puissent réussir à nouer le dialogue. Le film sera diffusé le 11 septembre de cette année au Chili, date du coup d’Etat de Pinochet. Peut-être qu’à sa petite échelle, il favorisera une certaine réflexion. Mais je reste assez pessimiste.
* Les Coyas sont des Indiens des montagnes venus d’Argentine et devenus bergers.