Doris Gercke a lu quelques extraits inédits de Tod in Marseille
(Mort à Marseille) traduits pour l'évènement par Ina Studenroth
Le 25 octobre dernier, j’ai rencontré à la librairie du MuCEM un groupe d’écrivains marseillais réunis autour du thème « Marseille est un roman » à l'occasion de la résidence de l'auteure allemande de romans noirs Doris Gercke. Cette rencontre, organisée par la librairie La Marelle et l'Institut Goethe, leur a permis d'évoquer leur attachement pour la ville de Marseille, souvent traitée dans leurs récits comme un personnage à part entière.
A lire :- Doris Gercke, Aubergiste, tu seras pendu, Rivages/Noir, 2004.
- Gilles Del Pappas, Joyeux Noël, Constantin !,Après la lune, 2012.- René Frégni, Sous la ville rouge, Gallimard, 2013.- Cédric Fabre, Marseille's burning, La Manufacture de Livres, 2013.
Marseille, un personnage de roman
Cédric Fabre rappelle que Marseille est avant tout une ville d’écrivains voyageurs (Walter Benjamin fumait du haschich sur le Vieux Port). Ses habitants ont une culture du détachement : ils n’hésitent pas à partir puis revenir. L’auteur compare Marseille à une matrice : il faut passer les frontières pour appréhender la réalité des quartiers qui impriment alors leur mythologie avec une importante mixité de cultures contemporaines (rock, rap, street-art) et une grande créativité artistique.
René Frégni évoque son grand-père, précurseur en matière de tourisme, qui faisait visiter en barque le château d’If en racontant l’histoire du Comte de Monte-Cristo d'Alexandre Dumas. Puis il nous transmet sa vision de Marseille : une cité insoumise, rebelle – d’ailleurs « l’écriture est une rébellion » – et rongée par le banditisme. Sous la blondeur de la ville, se trouvent les abîmes de ce qui grouille au fond de nous. L’auteur explique ensuite que l’accent marseillais peut mettre certaines personnes en marge de la culture. Il raconte justement qu’à cause de son accent, il a lui-même été privé de rôles tragiques au théâtre. Il était un minot comique. Ce « handicap » l’a malgré tout poussé à être créatif : « Il faut accepter de transgresser sinon on s’aligne ».
Gilles Del Pappas est né en 1949. La ville était alors aux mains des truands et de la French Connexion. Il se souvient du café L’Atlantique et de quatre vieux qui jouaient au rami habillés de guêtres et de borsalinos. Le patron refusait de leur servir du pastis à sept heures du matin mais il acceptait de le faire à partir de onze heures. L’auteur voit Marseille comme une femme brune aux yeux de feu : « Parfois elle m’insupporte et je dois me barrer ». C’est un précipité de toutes les villes méditerranéennes et latines (voir l’ouvrage collectif Saudade, Jean-Paul Delfino, Gilles Del Pappas, Cédric Fabre, CLC, avril 2005). Il déplore que la municipalité soit inexistante alors qu’il existe une culture underground très forte.
Doris Gercke se souvient d’avoir passé quatre semaines à Marseille. Elle y a senti la présence de la Mafia dans les rues. A l’époque, elle a rencontré deux jeunes policiers très impressionnés par ses remarques : « Vous pourriez travailler avec nous ! ».
Marseille Provence 2013, capitale européenne de la culture?
Doris Gercke demande aux auteurs présents si la richesse culturelle est bien représentée par MP 2013.
Cédric Fabre répond que malheureusement les manifestations ne présentent pas l'opportunité de découvrir, valider ou valoriser ce que font ses collègues*1. Il cite en exemple Minna Sif, l'auteure de Méchamment berbère (Ramsay, 1997), dont personne n'aborde réellement le travail. Née en Corse dans une famille du Sud marocain, elle réside à Marseille et anime des ateliers d'écriture*2.
Gilles Del Pappas rebondit avec le cas de Serge Valletti*3, artiste de dimension internationale, qui n'a pas obtenu de financement de la part de MP 2013 pour monter les pièces d'Eschyle (le projet serait pourtant accepté à Lyon ou au Théâtre de la Colline à Paris).
René Frégni regrette que ce soient les parisiens qui décident du festival "Les Littorales". Cela peut être considéré comme de l'ostracisme, les écrivains marseillais ne seraient ils considérés que comme des artistes mineurs?
Hambourg - Marseille
Les auteurs invités mettent en avant le lien littéraire entre Marseille et Hambourg, deux grandes cités industrielles jumelées, deux grands ports, mais aussi deux lieux de passage d’écrivains.
Doris Gercke compare le phénomène du "parisianisme" à celui qui a lieu au festival littéraire "Harbour Front" à Hambourg. En effet, les auteurs hambourgeois y sont peu représentés en faveur de la venue de nombreux écrivains étrangers. Elle s'étonne que Hambourg et Marseille , deux villes si différentes, aient pu être jumelées. Bien que la première soit riche et la seconde plutôt pauvre, leurs habitants ont tout de même un point commun: ils ne sont pas impliqués dans la politique, hormis les commerçants aisés.
Gilles Del Pappas a déjà participé au festival de Hambourg : "c'est une ville magnifique dotée d'une architecture superbe mais il y a également de la pauvreté et de la violence". C'est aussi une ville "attachante". Par exemple, chaque nom de juif déporté figure sur une plaque de cuivre. Ces plaques se trouvent partout dans certains quartiers. L'auteur confie avoir été invité trois fois dans la maison de campagne de Doris Gercke. L'inspecteur Bella Block devrait prochainement rencontrer son héros Constantin.
Cédric Fabre conclue le débat en évoquant la loi sur la Métrople, soit la construction d'une communauté d'agglomérations autour de Marseille : Martigues, Aubagne, Roquevaire, ... : "Il y a une dichotomie entre Marseille et son terroir". Pour l'instant 110 maires refusent l'idée. Est-ce un problème de communication?
********** Notes **********
*1 : Pour en savoir plus sur le polar de Cédric Fabre qui allume la capitale culturelle :http://www.telerama.fr/livre/marseille-s-burning-le-polar-qui-allume-la-capitale-culturelle,98271.php
*2 : Associée au Théâtre de la Mer, dans le cadre de MP 2013, Minna Sif a participé au projet international "Foot(ing Marseille)" en animant des ateliers d'écriture à destination des jeunes et des adultes.
*3 : Biographie de Serge Valletti :http://www.theatre-contemporain.net/biographies/Serge-Valletti/presentation/
********** Choix de deux romans **********
Aubergiste tu seras pendu, Doris Gercke
Aubergiste, bats du tambourpour le fermier grincheux.Les grenadierset le cavalier bleute conduiront à la potence.Aubergiste, tu seras pendu,car chez la femme tu es allé.
L’action de ce court roman noir, découpé en 24 chapitres, est à chaque fois mystérieusement introduite par une citation ou une comptine, sorte de prélude à ce qui va suivre. La scène d’ouverture est d’une grande violence. Lors d’une fête, un groupe de villageois saouls (un aubergiste, un homme et une femme) conduisent une jeune-fille dans une porcherie afin de lui prouver qu’il est facile de traire un verrat. Celle-ci ne se doute absolument pas du dénouement de ce petit jeu cruel. On lui introduira le sperme de l’animal « monstrueux » entre les jambes : « Ils m’ont injecté le truc en se servant du tuyau comme d’une seringue. Ils ont ri (…). J’ai compris qu’ils étaient très contents de leur plaisanterie (…) Je ne cessais de me répéter que j’allais les tuer ».
Quelques temps après cet incident, la brigade criminelle reçoit une lettre anonyme, envoyée de Roosbach, signalant deux cas de meurtres déguisés en suicides dans le village : une femme pendue dans son grenier et un homme asphyxié par le gaz d’échappement de sa voiture. L’inspectrice Bella Block, seul élément féminin de la brigade (habituellement chargée des dossiers d’enfants maltraités), est dépêchée sur place pour mener l’enquête car elle possède une résidence secondaire à Roosbach. Elle interroge l’aubergiste – il semble être l’auteur de la lettre anonyme – et une de ses voisines : celle-ci finit par lui avouer le meurtre de son mari infidèle, un véritable coureur, alors qu’il dormait dans sa voiture.
C’est vous qui devrez ensuite vous saisir de l’enquête. Ce ne sera pas facile car Doris Gercke prend un malin plaisir à semer la confusion dans l’esprit du lecteur, non pas en le noyant de détails – ce récit est au contraire taillé au cordeau – mais en le plongeant dans un brouillard de mots et de voix. En l’absence de noms propres, vous devrez être attentif à celui ou celle qui prend la parole. Vous serez parfois obligé de rebrousser chemin jusqu'au sujet énonciateur. Ce procédé narratif sert une intrigue subtilement agencée, non chronologique, au cours de laquelle l'auteure nous livre en filigrane ses opinions personnelles sur les rapports entre hommes et femmes, l’austérité du milieu rural, le machisme des policiers et la violence d’une société qui engendre des criminels : « Son travail consistait à mettre hors d’état de nuire des criminels, tout en sachant parfaitement qu’ils étaient le produit de cette société. C’était cette conscience douloureuse des choses qui, outre son goût du travail bien fait, lui permettait de mener à bien des investigations qui en auraient découragé plus d’un (…) Tout en rassemblant des preuves, en menant des interrogatoires, en réfléchissant, elle croyait chaque fois qu’elle pourrait peut-être secourir quelqu’un ». Doris Gercke renverse le pouvoir en place pour le donner aux femmes, notamment à Bella Bock, dont le charisme est proche de celui des héroïnes des films de Quentin Tarantino : elle est moderne, rebelle et assume ses désirs. C’est une femme de 50 ans, les cheveux courts grisonnants, divorcée et sans enfant. Elle vit seule, prend des cuites et cumule les amants auxquels elle a décidé de ne pas s’attacher, préservant ainsi ce qui est absolument nécessaire à son bien-être : la paix, la liberté, la passion de la poésie (transmise par son grand-père, un poète russe). Elle incarne la citation de Victor Hugo : « La femme a une puissance singulière qui se compose de la réalité de la force et de l’apparence de la faiblesse ».
Michel Vanden Eeckhoudt, photographie extraite de Doux-amer, Delpire Editeur, 2013
http://www.agencevu.com/photographers/photographer.php?id=83
Dans le livre, Bella Block est sans cesse envahie par les images de porcs et d'odeur de fumier
Le voleur d’innocence, René Frégni
René Frégni nous entraîne avec lui dans une évocation très émouvante du paysage intime de ses souvenirs d'enfance. Ce garçon atypique, malheureux à l’école et très attaché à sa mère refuse de suivre la cadence d’une société dont il rejette la bêtise et la cruauté. Est-il possible de désobéir pour mieux se connaître sans « mal tourner » ? Est-il nécessaire de se détourner du droit chemin pour trouver sa vérité ?
La contemplation du paysage
Le roman débute avec la naissance de l’auteur dans les quartiers de Marseille inondés de soleil : « Je suis né le 8 juillet dans les collines. La canicule ruisselait de partout. Marseille n’était en bas qu'une flaque de goudron. J’ai glissé dehors aussi facilement qu’une sueur. Tout glissait d’ailleurs, fondait, flaquait dans la grande sieste des banlieues. J’ai attendu le soir et la fraîcheur avec les autres, collé aux draps, au fond d’une chambre jaune de vieillesse et de chaleur ». René accompagne régulièrement sa mère dans la périphérie où elle travaille comme infirmière. Les descriptions de la campagne, dignes de celles de Jean Giono, révèlent le bonheur simple de la contemplation de la nature : « Là-bas, derrière Allauch, se dessinait l’immense barre de nuages comme un désert bleu, nous attendions le long cheveu de cuivre du soleil qui va poindre. Nous trottions vite vers cet œil aveuglant d’or en feu (…) On entendait chuinter dans le matin un ruisseau d’arrosage sous les robes à volants des herbes rondes ». Placé en pension à l’école Freinet, il aime s'installer près de la fenêtre afin de pouvoir observer ce qui se passe dehors : « C’est ce qui m’intéresse en classe, le dehors : le soleil en mille épis frissonne dans les aiguilles, le rouge-gorge tourne sa tête dans tous les sens pour être sûr qu’il n’y a personne, le lézard passe la sienne sur le rebord de la fenêtre et disparaît brusquement entre les pierres tiédies. Voilà ce que j’aime dans la vie, ce qui se passe dehors et qu’on ne me demande rien ».
L’attachement à la mère
René est accroché au sein de sa mère. Les angoisses nourricières le font hurler pour avoir sa ration. Lorsqu’on l’envoie chez sa grand-mère, il dévore son petit baigneur : « Le soir, loin de tout, dans une chambre sans visage, j’ai vu la mort pour la première fois. J’ai glapi vers ma mère à me fondre les cordes, bramé à épouvanter le marin. Je suis tombé d’un grand lit, j’ai rampé, tâtonné, griffé, souillé, vomi, hurlé. Le matin on a retrouvé un petit pied bleu en caoutchouc, c’est tout ce qu’il restait du matelot. Je l’avais avalé. J’aurais bouffé toute la marine, les bateaux et les pompons. J’avais bu toute ma mère ». J'ai été très touchée par la manière dont l'auteur aborde la question de la séparation : comment ne pas être éloigné de sa mère sans être rongé par le chagrin ? Devenir adulte, est-ce apprendre à s'abandonner autrement que dans ses bras ? Faut-il également l’abandonner à son sort ? : celui d’une femme épuisée par son travail, les tâches ménagères et l’éducation de ses enfants. Un soir, elle est battue par son mari à qui elle fait le reproche de prendre du bon temps à l'extérieur (il ne travaille pas mais dépense de l’argent pour sortir au cinéma). Cette vision d’horreur hante les nuits de René. Il se souviendra toujours de ce « visage d’yeux liquides qui me consume depuis la nuit des temps. Mourir ce n’est rien je pensais, c’est survivre à sa mère qu’il faut. Et là je butais chaque nuit sur l’abîme de cette pauvre chose, moi, perdu au milieu de la vie, seul désormais sous le marbre glacé de la lune, à travers les temps noirs et inquiets de la mémoire ».
L’école
René est atteint d’un strabisme dès l’âge de 3 ans. Cette absence de symétrie est un véritable complexe et une « tare » dont ses camarades de classe se moquent. L’école devient rapidement un lieu d’ennui et de souffrance. Sa copine, Suzon, lui préfère un beau garçon tandis que les élèves le dédaignent avec son air attardé, ses yeux déficients et son corps voûté. Refusant de porter des lunettes, il vit dans les ténèbres, envahi par la peur de lire à haute voix alors que les mots dansent entre les lignes: « Ils m’ont tant pétris le ventre ces après-midis à attendre mon nom pour lire que je ne peux plus faire une queue. Quand je suis dans une salle d’attente pour une visite médicale et que l’on va m’appeler, la fièvre monte, je suis incapable de feuilleter un magazine ; de même dans les files anonymes des épiceries ou au cinéma avant de prendre mon billet, à l’instant où mon tour arrive, même après une heure de queue, je bafouille, suffoque, quitte la file et m’enfuis ». Suite à une altercation avec un professeur, il est renvoyé pour avoir cassé du matériel dans un accès de violence.
Il est ensuite placé en garderie chez des voisins, la famille Maccaccari. Le père est pensionné pour invalidité (il continue pourtant de braconner en compagnie d'un furet domestiqué), la mère fait des ménages et les enfants débiles, entassés dans une pièce à l'odeur de pissotière, traînent dans les rues du matin au soir: Giuseppe à la trogne de truand (il a purgé un an de prison pour cambriolage), Jeannot et Lucette (« deux imbéciles heureux ») et les deux jumelles. René joue avec eux jusqu’à ce que Jeannot abuse de sa sœur et lui plante une fourchette dans l’œil (il est enfermé chez les fous à la Timone).
La grand-mère de René lui trouve une place en pension à l'école Freinet située à la frontière italienne. Il partage le quotidien de 36 élèves pendant deux ans. Au programme: corvées collectives, enseignement à « discipline gentille » et activités artistiques. Il ne s’intègre pas vraiment à son nouvel environnement et devient l'ami des marginaux : Tipol, obsédé par son sexe, et la petite Minot, muette, qu’il rejoint au pied du grand chêne où se situe sa cachette : « De là-haut, on voit tout, c’est le plus bel arbre de cette forêt, un éléphant noir et vert avec cent trompes gigantesques qui barrissent au ciel dans un silence de géant. Son écorce aussi est pachyderme, au milieu de ses nœuds on est plus fort que le temps ». Il est enfin admis en sixième dans le premier lycée pilote de la ville de Marseille dont il est également renvoyé à cause de ses pitreries et dessins obscènes. A 14 ans , il est inscrit à un cours par correspondance sans résultats.
Le délitement de la famille et le vol
Le père de René perd son travail en tant que responsable de la dératisation des docks. Il est accusé à tort de transporter des kilos de cafés volés dans les sacoches de sa bicyclette et passe 4 mois à la prison des Baumettes. Pendant ce temps, la mère ne fait plus face aux soucis et à la fatigue. Son visage pâle est tiré. Elle est ailleurs, joue avec une toupie, écoute la même chanson d'Edith Piaf et rêve de Paris : « Toute sa vie elle avait rêvé d’un seul jour à Paris, c’était lié à l’idée qu’elle se faisait de l’amour ». Le médecin lui prescrit un arrêt maladie de longue durée. René est de plus en plus accablé par la situation modeste de sa famille. Il commence par voler dans les cartables pendant les récréations. Puis il dévalise les grands magasins de Marseille, désosse des cyclomoteurs et ouvre des voitures. Il devient délinquant tandis que son frère, Ange-Paul, poursuit des études de plombier au FPA à Saint-Jérôme (le père entreprend un CAP de peintre en bâtiments dans le même établissement). Enfin, attiré par le luxe, René sectionne la chaînette d’un manteau de fourrure pour l'offrir à sa mère : « Je prendrais le plus beau et elle aurait chaud durant tous les hivers de sa vie. ». Une sirène d'alarme se déclenche à la sortie. Il est arrêté par la police. Dans le fourgon qui le mène en prison, il se retourne une dernière fois vers sa mère pleine de « tendresse épuisée ».
Femme de Cervera et son enfant, William Bouguereau (1861)
Le temps est un voleur d'innocence :
il faudra, une fois adulte, s'abandonner dans d'autres bras que ceux de sa mère