La majorité des films, romans et chansons sont consacrés à des histoires d’amour. L’intérêt que nous portons à ce sentiment universel traduit notre amour pour l’amour. Afin de célébrer le nouvel an 2014, je vous propose de refuser le confort et la sécurité de toutes les nouvelles technologies qui ceinturent nos ventres gonflés de stress et de décoller parmi les nuages de la philosophie. A l’horizon, les secousses d’un souffle de vérité ainsi que la promesse d’une expérience à construire à deux en terre inconnue.
Eloge de l’amour est un court essai d’une centaine de pages qui se présente sous la forme d’un entretien mené par Alain Badiou, professeur émérite à l’Ecole normale supérieure de la rue d’Ulm, philosophe et écrivain, face à Nicolas Truong, journaliste au Monde, conseiller de la rédaction de Philosophie Magazine et responsable du Théâtre des idées au festival d’Avignon. Ce condensé de sagesse a été pour moi une véritable claque. J’espère qu’il vous aidera à appréhender le chemin qu’il vous reste à parcourir pour mieux connaître votre prétendue moitié. Il n’y a pas de forfait « bonheur illimité » à gagner mais, grâce à cette lecture, vous pourrez cependant – et cela est beaucoup plus avantageux ! – figurer sur la liste des abonnés absents de l’infidélité et vous engager en faveur du développement durable de l’amour.
En introduction, Alain Badiou nous rappelle tout d’abord que l’amour est menacé par la recherche de la sécurité et de la jouissance personnelle. Les slogans d’une des campagnes publicitaires de Meetic, site de rencontres sur internet, illustrent d’ailleurs très bien la récente volonté des célibataires de faire l’économie de la souffrance : « Ayez l’amour sans le hasard ! » ou « On peut être amoureux sans tomber amoureux ! ». Dans un contexte actuel d’hédonisme généralisé (les figures de la jouissance sont variées), chacun souscrit à une sorte de contrat d’assurances en sélectionnant d’avance son partenaire pour éviter tous risques d'erreurs : « l’expérience authentique et profonde de l’altérité dont l’amour est tissé (…) cet arrangement préalable évite tout hasard, toute rencontre, et finalement toute poésie existentielle au nom de l’absence de risques ». La pensée d’Alain Badiou se décline ensuite selon cinq axes que j’ai tenté de résumer brièvement ci-dessous.
1èrepartie : Les philosophes et l’amour
Platon envisage l’amour, sentiment à visée universelle qui ne peut être réduit qu’à la poursuite de son intérêt personnel, en tant que possibilité d’une expérience du monde à travers la différence et l'échange d’avantages réciproques. Sören Kierkegaard, quant à lui, considère qu’il y a trois stades d’existence de l’amour : « le stade esthétique » soit la séduction vaine et la répétition (c’est l’égoïsme de la jouissance représenté par le Don Juan de Mozart), « le stade éthique » soit celui de l’amour véritable qui expérimente son propre sérieux (c’est l’engagement éternel, tourné vers l’absolu, à travers le mariage. Kierkeegard ne supportait pas l’idée d’épouser Régine à qui il a pourtant longuement fait la cour), « le stade religieux » soit le Moi enraciné dans sa provenance divine grâce à l’expérience de l’amour (c’est l’accès au suprahumain). Enfin, le psychanalyste Jacques Lacan conçoit l’amour comme ce qui vient à la place du non-rapport sexuel. En effet, si le corps de l’autre n’est qu’un médiateur pour accéder à sa propre jouissance alors : « il n’y a pas de rapport sexuel ». Alain Badiou ajoute que l’amour, c’est par exemple prendre l’autre dans ses bras et le « faire exister avec vous, tel qu’il est ». Ce sont les gestes qui relaient le vide de la relation sexuelle : « Le sexuel ne conjoint pas, il sépare. La jouissance vous emporte loin, très loin de l’autre (…) L’amour vient boucher imaginairement le vide de la sexualité. C’est bien vrai après tout que la sexualité, si magnifique qu’elle soit, et elle peut l’être, se termine dans une sorte de vide. C’est bien la raison pour laquelle elle est sous la loi de la répétition : il faut encore et encore recommencer. Tous les jours quand on est jeune ! Alors l’amour serait l’idée que quelque chose demeure dans ce vide, que les amants sont liés par autre chose que ce rapport qui n’existe pas ».
2èmepartie : La construction amoureuse (le dur désir de durer)
En premier lieu, Alain Badiou récuse la conception romantique de l’amour qui se focalise sur l’extase des commencements et de la fusion. Il défend sa conviction en l’aventure obstinée de la découverte de l’autre : « C’est une vie qui se fait, non plus du point du vue de l’Un, mais du point de vue du Deux ». Il conseille de ne pas laisser tomber au premier obstacle, à la première divergence sérieuse, aux premiers ennuis : « Un amour véritable est celui qui triomphe durablement, parfois durement, des obstacles que l’espace, le monde et le temps lui proposent ». Les contes ne disent pas grand-chose de cette construction en dehors du stéréotype « Ils se marièrent et eurent beaucoup d’enfants ». Dans un second temps, il récuse également la conception pessimiste des moralistes français selon laquelle l’amour est un simple habillage du désir sexuel, une ruse pour que s’accomplisse la reproduction de l’espèce. Le philosophe ne partage absolument pas cette vision. Pour lui, l’amour physique n’est pas une illusion mais bien la preuve de ce que les corps ont entendu la déclaration d’amour : « L’accomplissement du désir sexuel fonctionne aussi comme une des rares preuves matérielles, absolument liée au corps, de ce que l’amour est autre chose qu’une déclaration (…) L’amour, surtout dans la durée, a tous les traits positifs de l’amitié. Mais l’amour se rapporte à la totalité de l’être de l’autre, et l’abandon du corps est le symbole matériel de cette totalité ».
3èmepartie : Vérité de l’amour
Alain Badiou est un partisan de la fidélité. L’amour en tant que « procédure de la vérité » est un projet qui nous invite à assumer la différence à deux pour la rendre créatrice : « Qu’est-ce que le monde, examiné, pratiqué et vécu à partir de la différence et non à partir de l’identité ? Une constante (re)naissance du monde par l’entremise de la différence des regards ». C’est un projet incluant des épreuves qu’il s’agit de vivre du point de vue de la différence (souffrances, querelles, désir sexuel, naissance d’un enfant, séparation…). Il nous appartient d’être sur la brèche, de prendre garde, se réunir, penser, agir, transformer. Le bonheur sera la récompense de ceux qui travaillent au bien-être de l’autre dans la durée.
4ème partie : Amour et politique
La politique est une procédure de vérité qui porte cette-fois ci sur le collectif. Il s’agit de savoir si les individus sont capables, en nombre, voire en foule, de créer de l’égalité : « De quoi les individus sont-ils capables dès lors qu’ils se réunissent, s’organisent, pensent et décident ? ».
Et la jalousie ? Le philosophe explique que toute vraie politique identifie son vrai ennemi. En revanche, la jalousie n’est pas constitutive de l’amour. Elle n’est pas un ennemi mais plutôt un parasite artificiel : « C’est l’égoïsme qui est l’ennemi de l’amour, et non le rival. On pourrait dire : l’ennemi principal de l’amour, celui que je dois vaincre, ce n’est pas l’autre, c’est moi, le « moi » qui veut l’identité contre la différence, qui veut imposer son monde contre le monde filtré et reconstruit dans le prisme de la différence ».
5èmepartie : Amour et art
L’art est ce qui rend justice à l’évènement car « il restitue la dimension sensible de ce que sont une rencontre, un soulèvement, une émeute ». Alain Badiou nous fait remarquer qu’il y a peu d’œuvres concernant l’épreuve de la durée de l’amour dans la littérature : « On a le triomphe de l’amour mais pas sa durée. On a juste l’intrigue de la rencontre mais la conjugalité n’a pas beaucoup inspiré les artistes hormis Beckett : dans un petit texte intitulé « Assez », il raconte l’errance d’un très vieux couple, le désastre des corps, la monotonie de l’existence, la difficulté grandissante de la sexualité mais il parle d’un amour puissant qui s’obstine à durer ». Le philosophe s’entretient ensuite longuement de sa passion pour le théâtre. Il a lui-même été acteur et a dû se séparer de la troupe après avoir connu la communauté fraternelle des tournées théâtrales : « Vous savez, tout philosophe est un comédien, quelle que soit son hostilité au jeu et au semblant. Puisque, depuis nos grands ancêtres grecs, nous parlons en public (…) Nous, philosophes, nous n’avons pas tellement de moyens ; si on nous retire ceux de la séduction, nous serons vraiment désarmés. Et donc, être comédien, c’est aussi ça ! C’est aussi séduire au nom de quelque chose qui, finalement, est une vérité ».
Psyché et l'Amour, William-Adolphe Bouguereau, peintre français (1899)
Psyché ranimée par le baiser de l'Amour, statude de marbre d'Antonio Canova (1793)
L'histoire de Psyché : http://musee.louvre.fr/oal/psyche/psyche_acc_fr_FR.html