Lors de diverses promotions médiatiques ayant entouré l’évènement, on a entendu dire que ce n’était pas une création pure et simple, mais une forme de continuité puisqu’il avait existé des Compagnons vignerons du Devoir. Ainsi, dans une interview accordée à France Bleu Alsace (diffusion le 6 mai 2013), Yvon Cosmo, responsable du recrutement des Compagnons du Devoir en Alsace, affirme-t-il qu’il a déjà existé des Compagnons vignerons du Devoir « vers 1829 », sans plus de précisions (suivre ce lien pour réentendre les interventions sur France Bleu Alsace).
L’affirmation de l’ancienneté de ce métier dans le Devoir était reprise, le 9 mai 2013, par Michel Godet, un ami des Compagnons, sur l'excellent blog www.lyon-saveurs.fr, dans le cadre d’un article général sur le compagnonnage joliment illustré de photographies réalisées lors de la célébration par l’Union Compagnonnique du 30e anniversaire de la Cayenne de Lyon, en 2012 (suivre ce lien pour voir cet article, modifié par son auteur qui cite dorénavant sa source principale).
Dans ces deux cas, je suis intervenu via internet en laissant des commentaires faisant état, d’une part, de mes doutes et interrogations quant à la véracité historique de cette ancienneté, et, d’autre part, de mon opinion quant à la réelle motivation de l’entrée de ce métier à l’Association ouvrière des Compagnons du Devoir.
Une historicité non établie et douteuse
En ce qui concerne l’historicité de l’existence de Compagnons vignerons du Devoir au XIXe siècle, il n’existe à ma connaissance que deux sources secondaires, succinctes, permettant tout au plus de formuler l’hypothèse de cette existence.
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La première est la mention qu’en fait le Compagnon Passant tailleur de pierre Sciandro à la page 114 de son livre sur Le Compagnonnage, ce qu'il a été, ce qu'il est, ce qu'il devrait être, publié en 1850 : « Plus tard, les Cordonniers, les Boulangers, les Sabotiers, les Ferrandiniers et même les vignerons de la Bourgogne, se sont constitués en Compagnonnage, mais ils ne sont reconnus d'aucun corps primitif et ils vivent dans le plus complet isolement. »
La seconde source est un tableau des préséances (généalogie compagnonnique) provenant des archives des Compagnons tisseurs-ferrandiniers de Lyon, dont le contenu est retranscrit par Lucien Carny dans le n° 297 de la revue Atlantis, de mars-avril 1978, page 199 (numéro spécial intitulé Inédits sur le Compagnonnage et la table d'émeraude). Ce tableau mentionne : « 1829 : les Dôleurs reconnurent les Vignerons à Mâcon. »
Semblable mention se retrouve assez probablement sur d’autres de ces tableaux des préséances, un type de document qui a fleuri dans les sociétés de compagnonnage à partir de 1807, avec des variantes, leur objectif étant avant tout de revendiquer pour telle ou telle société une ancienneté lui assurant une légitimité plus ou moins grande vis-à-vis des autres.
Quant à la valeur historique de ce type de source, on remarquera tout de suite qu’établissant ses propos sur semblable source colportée ensuite oralement dans les sociétés compagnonniques, Sciandro se trompe car les ferrandiniers avaient été reconnus par les selliers en 1841 et qu’en ce qui concerne les sabotiers, il ajoute lui-même plus loin qu'ils disent avoir été reconnus par les vanniers, ce qui venait effectivement de se produire en 1849 ! Par ailleurs, nous n’avons aucune trace du fait qu’à l’échelle de leur société toute entière, les Compagnons dôleurs du Devoir (dont les successeurs sont les Compagnons tonneliers) aient reconnu des vignerons, que ce soit à Mâcon ou ailleurs.
En admettant que cette réception « marginale » soit toutefois exacte (les sociétés de l’époque étaient moins formalistes qu’à la fin du XIXe), ces Compagnons vignerons ne durent pas prospérer au-delà de Mâcon et de cette période de 1829-1830 puisqu'à ma connaissance, il n'est fait ultérieurement mention de leur activité nulle part. On soulignera notamment à cet égard qu'Agricol Perdiguier n'en parle pas dans son Livre du Compagnonnage (1839), ni dans ses publications et rééditions ultérieures, cet auteur restant, malgré quelques inexactitudes et oublis, la référence basique en matière d'histoire des compagnonnages de la première moitié du XIXe siècle.
Du fait de cette absence totale d’autre mention, même dans des documents contestables, j’incline pour ma part à penser que les Compagnons vignerons du Devoir n’ont existé que dans l’imagination de quelques Compagnons du milieu du XIXe qui cherchaient à étoffer le tableau des préséances de leurs sociétés. Je n’irai pas jusqu’à écrire « imagination alcoolisée », mais ce serait méconnaître totalement les mœurs compagnonniques de l’époque que de s’interdire d’y songer !
Il est également possible que des Compagnons aient confondu une confrérie locale de vignerons avec une société compagnonnique. Au demeurant, il ne faut pas perdre de vue que les compagnonnages ne sont jamais eux-mêmes que des formes, à peine exceptionnelles, de confréries de métier. On sait que les vignerons du Mâconnais possédaient des confréries et aussi que, conformément à une mode masculine dont les Compagnons n’ont aucunement l’exclusivité, certains portaient alors aux oreilles des anneaux (des « joints » dans le vocabulaire compagnonnique) ornés de la serpette. De là à ce que des Compagnons d’alors aient pensé que les vignerons possédaient eux aussi un Devoir, il n’y a qu’un pas…
Business or not business ?
Quant à mon opinion quant au fait que la motivation principale de l’Association ouvrière des Compagnons du Devoir à recevoir en compagnonnage les vignerons est avant tout d’ordre financier, afin d’accroître le catalogue des formations proposées par leurs centres de formation, ce n’est qu’une opinion personnelle qu’il me semble légitime de formuler, et qui, au demeurant, est partagée par de nombreuses personnes au sein même de ce mouvement compagnonnique… Je ne rebondirai pas davantage ici sur cet aspect qui dérange, au point que j’ai reçu un courrier scandalisé du secrétaire général de l’AOCD, disant combien « les Compagnons sont las de [mes] écrits autant affligeants que diffamatoires » — je n’aurai pas la prétention de me comparer à Agricol Perdiguier qui en son temps reçût bien des attaques !
Mais concluons plutôt sur une note positive. Si un visiteur de ce blog possède des informations documentaires fiables sur l'existence de Compagnons vignerons du Devoir à Mâcon dans les années 1829, voire dans d'autres régions viticoles à des dates plus anciennes encore, je serai très heureux de les publier ici et de faire mon mea culpa pour ce qui est de la dimension historique…
L'homme pense parce qu'il a une main. Anaxagore (500-428 av. J.-C.)