Avis aux lecteurs : l’histoire est racontée en détails alors, ceux qui n’ont pas vu le film, ne vous gâchez pas la surprise, faites demi tour ! En gros : il y a « spoil » alors prudence.
De retour à Cannes presque dix ans après le sublime Trois Enterrements (2005), Tommy Lee Jones dégaine et présente ce dimanche 19 mai un nouveau western : The Homesman. Acteur et réalisateur, le cinéaste enfile son costume de cowboy et nous emmène dans l’Ouest américain en 1854 et nous conte le voyage épique de Mary Bee Cuddy (Hilary Swank) et Georges Briggs (Jones lui-même) dont la mission aux airs sacrés est de ramener trois femmes rongées par la folie dans un village à l’Est, au delà de la rivière de l’Iowa. Le générique annonce le genre. Les photographies de paysages s’effacent pour s’imprimer sur d’autres plans et déclenchent l’apparition des merveilles de la nature de l’Ouest américain.
Alors, certains codes du genre sont brisés, d’autres mystifiés, exclusivement l’esthétique et la sublimation des paysages, et c’est l’humanité qui fait l’aura du long métrage.
La destruction partielle du genre hollywoodien qu’est le western s’incarne pleinement dans le personnage de Mary Bee. Jones féminise le plus masculin des genres. Mary Bee a trente et un ans, elle s’occupe seule de ses terres, refuse la galanterie avec fermeté mais désire profondément se marier. Dans cette société, ne pas être mariée est vécue comme une maladie, peut être pire que la folie qui détruit les trois autres femmes du récit. Deux émouvantes demandes en mariage sont mises en scène, suivies de deux refus. Elle, les yeux brillants, étrange mélange entre tendre espoir et désespoir grandissant. Le choix d’interprétation est excellent : Hilary Swank, visage parfois dur, au regard doux mais violent dans l’expressivité, est filmée comme une héroïne tragique. Tragique, oui, mais il n’y a ni amour, ni romantisme : elle meurt du manque d’amour. Elle succombe aux blessures laissées par la solitude. Cette solitude est symbolisée par une très belle scène : Mary Bee se perd dans le désert noir de la nuit, elle pleure à la lumière argentée des étoiles, tout semble irréel sauf cette solitude qui lui apparait alors comme une frappante révélation. Elle retrouve Briggs, se réfugie en hurlant dans la calèche réservée aux trois « folles » : elle se condamne, après une demande en mariage comme ultime chance, et devient la quatrième des martyres.
Jones, lui, est une figure classique du western : déserteur, hors la loi, qui trouve dans la vengeance une certaine rédemption. Ironie du cowboy des westerns spaghettis lors de sa première apparition ; il se fait pendre en pyjama, la corde autour de son cou donne à son visage des airs de personnages de cartoons ; il adopte ensuite la sagesse des héros des westerns plus classiques, et même la mélancolie, pour rebasculer dans un burlesque étonnant lors de la dernière scène.
Le début du film se base sur un montage en flash back qui permet de dessiner la dégradation des trois femmes. Comme un triptyque narratif et pictural, on suit en quelques plans froids et subtils les événements traumatiques, fruits de la maladie, mis en scène comme des portraits. Viols à répétition d’un mari ; morts de plusieurs nouveaux nés ; contamination du bétail : ces femmes se heurtent à la violente hostilité de l’Ouest. Vierge, Mary Bee est l’ange pur qui vient les sauver. Lorsqu’il la voit pour la première fois, Briggs, pendu, lui demande d’ailleurs « Are you an angel ? » : il prendra le relais dans la seconde partie du film et transforme son auréole en vengeance.
Le western serait donc un genre à décomposer. Ici, la mélodie est plus douce, bercée par la voix nue de Mary Bee, qui chante avec mélancolie, privée d’instrument. Lui aussi, il chante, il danse, au coin du feu comme dompté par une pulsion de survie ou de bonheur. Il se force à mettre de la joie pour ne pas succomber à la tristesse, contrairement à Mary Bee, qui semblait pourtant être une force de la nature.
Deux scènes magnifiques incarnent cette beauté, véritable alliance de douceur et de violence, de The Homesman. Une alliance divine qui émane du visage d’Hilary Swank … La scène de la traversée de la rivière et celle de l’incendie criminel sont des tableaux criants de sensibilité. D’un côté, la solidarité, l’amour fraternel et de l’autre la vengeance. Dans la rivière, les trois martyres, abandonnées, suivent Griggs : le lasso du cowboy qui s’enroule autour du corps noyé symbolise alors ce lien inconscient mais instinctif qui lie ces femmes à leur sauveur.
Le second tableau marquant du film surpasse le premier. Griggs, ange vengeur et exterminateur au milieu des flammes, marche avec lenteur et prend son temps pour détruire cet hôtel et ses propriétaires qui ont refusé d’héberger ces gens « trop marginaux » : ce qui est ravagé par le manque d’humanité se consume avec une beauté aveuglante. La douceur est bercée par la violence des flammes. Magistralement filmée, les flammes brûlantes dansent et se heurtent à la froideur de l’image et des coupes.
Hélas, le deuil fait trainer les dernières minutes du film : trop de débordements d’émotions qui annulent presque la sensibilité palpable du réalisateur, une rencontre quasiment inutile à mon goût entre Griggs et la jeune fille tout droit sortie de True Grit (Hailee Steinfeld) et tout cela pour accentuer la pitié qu’on éprouve pour ce personnage de poor lonesome cowboy, trop abattu, c’est dommage. Heureusement, la scène finale nous laisse sur une belle impression. Un cortège funéraire symbolisé par la pierre tombale de Mary Bee jetée à l’eau : une dernière danse comme ode à l’éphémère, et Jones s’éloigne vers une autre vengeance de cinéma …
Sans blues en fond sonore, The Homesman pourrait en être un tant s’enlacent et s’entrechoquent avec subtilité la violence, la douleur et la beauté de l’humain : subtil et intérieur, le voilà l’éternel duel de cowboy.