C'est le printemps 1409 à Douai, dans ce qu'on n'appelle pas encore le Nord, mais la Flandre Bourguignonne. Mechthilde, jeune femme sans histoire, est battue par son père parce qu'elle n'a pas baissé les yeux en marchant dans la rue. Une obscénité qui relève du péché et qui doit être punie avec la plus grande sévérité.
Alors, consciente de sa faute, mais aussi pour fuir ces coups, la demoiselle décide de tout quitter pour entrer dans un béguinage, celui de Sainte-Isabelle du Champ Fleuri. Autrement dit, une communauté de femmes n'appartenant à aucun ordre religieux, dans laquelle on ne prononce pas de voeux perpétuels mais où on se retire du monde comme dans un couvent.
Je simplifie sans doute un peu mais la précision a de l'importance, on va le voir un peu plus tard. Mechthilde, qui est une belle oie blanche, ne connaissant pas grand-chose à la vie (et pas seulement à ce que vous croyez, bande de petits coquins !) entame alors une vie nouvelle, celle de novice dans cette communauté qui, pour ne dépendre d'aucun ordre, n'en suit pas moins une règle de vie extrêmement stricte.
Mais Mechthilde a beau être une gentille fille bien élevée (à coups de fouet, il est vrai...), elle a un terrible défaut : elle est d'une curiosité presque maladive. Elle a besoin de savoir, de comprendre, d'obtenir des réponses... Ce qui, dans un béguinage où le silence fait partie des règles de vie essentielles, pose forcément problème...
Dès son arrivée, le premier soir, elle parvient à discuter avec une des béguines plus anciennes qu'elle. Une certaine Wivine, bien plus prolixe que le reste des femmes ici rassemblées. qui lui parle, plus qu'elle ne l'écoute. Personne n'y prête vraiment attention, car le béguinage appelle Wivine, avec une grande délicatesse, "l'idiote"...
Mechthilde passe donc la soirée à discuter avec Wivine, qui prononce à cette occasion deux mots que la novice ne comprend pas : migne mystique... Pas le temps d'en savoir plus. Le lendemain matin, en se réveillant, Mechthilde comprend que Wivine est morte... Un drame dont on ne veut rien lui dire mais qui ne fait qu'aiguiser un peu plus la curiosité de la demoiselle.
Désormais, elle n'aura cesse de comprendre ce qui se passe dans ce béguinage, tant sur le plan de la vie quotidienne que sur la vie spirituelle, mais aussi sur tout ce qu'elle voit, entend, devine de bizarre dans cet endroit où, sans que le lecteur comprenne bien lui non plus ce qui arrive, il a l'air de s'en passer de drôles...
C'est là qu'intervient le contexte historique. En 1409, est convoqué le concile de Pise, chargé de remédier au Grand Schisme d'Occident, qui divise la Chrétienté de façon irrémédiable depuis 40 ans... Un pape siège à Rome, un autre à Avignon et, de ce concile, ne va sortir qu'une énième incongruité, puisqu'un troisième pape y est élu !
On est donc dans un imbroglio quasiment comiques, mais qui a des retombées un peu partout, en fonction des allégeances des uns et des autres. Les tensions religieuses sont énormes, tandis que les Bourguignons et les Armagnacs se livrent une guerre civile sans merci... Une ambiance délétère qui, indirectement, va toucher le béguinage de Sainte-Isabelle...
Douai appartient à la Flandre Bourguignonne, le béguinage est donc sur les terres du Duc de Bourgogne, Jean sans Peur. La Supérieure décide d'envoyer deux béguines auprès du Duc pour qu'elles obtiennent en son nom une lettre de protection de sa part. Les deux béguines choisies sont soeur Wilgeforte et Bloemke, une novice.
Commence alors ce qu'il faut bien appeler l'épopée de Wilgeforte et Bloemke, un voyage picaresque et éprouvant, d'autant plus qu'on leur a interdit de faire état de leur statut de béguine. Pire, pour ne pas attirer l'attention et éviter au maximum les ennuis, on leur a imposé de voyager... déguiser en hommes !
Pardon si ce résumé semble long et détaillé, soyez assuré qu'il ne fait que planter le décor. On va désormais suivre en parallèle les tribulations de Mechthilde au béguinage et de Bloemke sur les routes. Car, elles sont bien les deux protagonistes centrales de ce roman, de part leur position même de novice. Elles ne savent rien, elles ont tout à découvrir...
Je le redis, je trouve la mention "thriller" en quatrième de couverture un peu trompeuse. "Thriller médiéval" fait penser aussitôt à Umberto Eco et à son roman "le nom de la rose". Or, "Migne Mystique" me paraît plus être un roman d'aventures et un roman historique qu'un thriller avec une enquête "policière".
Il y a bien une dimension ésotérique, mais Matthieu Dhennin a choisi de la traiter de façon assez surprenante et je ne vous en dirai rien, si ce n'est que la scène finale est d'autant plus incroyable, qu'elle s'inspire de faits réels. Je ne le savais pas en lisant les dernières pages, je l'ai appris en parcourant les très intéressantes annexes en fin de livre, et je dois dire que j'en suis resté pantois.
La tonalité du roman cadre mal aussi avec le terme thriller. Et pour cause, on s'amuse énormément. Les personnages, Mechthilde et Bloemke en tête, ont vraiment de quoi susciter le sourire chez le lecteur et les situations qu'elles rencontrent sont souvent absurdes (en apparence, en tout cas), voire carrément comique.
Bon, on n'est pas non plus dans un franc délire, n'exagérons rien, mais on n'est certainement pas dans un drame, même lorsqu'on comprend qu'il se passe des choses graves. Matthieu Dhennin s'amuse, et nous avec. Il en fait voir des vertes et des pas mûres à ses personnages, réels ou fictifs, dont il dresse des portraits savoureux.
J'ai beaucoup de tendresse pour ces deux novices, complètement larguées, mais qui ne dévie pas de leur ligne de conduite. Mechthilde, comme une enfant en bas âge, harcèle tout le monde de questions auxquelles personne ne veut répondre, mais elle ne se décourage pas et ce qu'on ne lui dit pas, elle cherche à le comprendre par elle-même. Bloemke a une mission à remplir, une brave galère dans laquelle rien ne se passe comme prévu, mais elle y va, sans rechigner, sans douter.
Jean sans Peur aussi est gâté par l'auteur. Lorsqu'il ne veille pas aux destinées de son duché, aux affaires politiques, guerrières, matrimoniales et religieuses (pas forcément dans cet ordre, d'ailleurs), il baise... A peu près tout ce qui passe et porte jupon. C'est vous dire le contraste avec les deux bigotes qui lui courent après !
Quant aux autres occupantes du béguinage, elles ont un côté ruche prise d'une étrange folie qui fait de l'endroit non pas un lieu propice à la paix de l'âme comme on pourrait l'attendre, à la contemplation mystique, mais un endroit en proie à un surmenage permanent. Où qu'on regarde, on voit des béguines occupées à des activités qui déroutent, on sent qu'il se passe quelque chose, comme Mechthilde, mais quoi ? C'est évidemment tout le sujet de ce roman.
On en vient à deux aspects que j'ai cités dans mon introduction et qui m'ont frappés. La question de la douleur et l'omniprésence du diable, alors qu'on s'attendrait à voir Dieu. "Migne Mystique" est le deuxième roman de Matthieu Dhennin, que j'ai découvert un peu par hasard il y a 4 ans, en lisant son premier roman "Saltarello", qui m'avait beaucoup plu.
On y trouvait, sur fond de métamorphose urbaine de la capitale, une chronique de la vie à Paris au XIVe siècle qui passait énormément par les questions religieuses, y compris les plus surprenantes et, disons-le, les plus farfelues ou inquiétantes. Avec un roman intitulé "Migne Mystique", même sans vraiment en comprendre le sens (ne le cherchez pas, laissez-vous porter !), on se doute qu'on va encore tomber sur des histoires forcément étonnantes...
Et ça commence par cette grande présence du diable, de la première à la dernière ligne, et l'expression est à prendre au pied de la lettre. Alors, évidemment, je ne parle pas du Diable en personne, on n'est pas dans un roman fantastique, mais de ses représentations populaires. Ce début de XVe siècle est aussi pieux qu'il est superstitieux (et vice-versa).
Sans doute la vie des saints tenait-elle une place importante, comme ces mystiques, telles Hadewijch que je cite en titre, mais c'est bel et bien le diable qu'on croise au détour des coutumes, des légendes, des contes, des superstitions... Et, curieusement, s'il n'est pas à proprement parler mis sur un piédestal, il n'apparaît pas non plus dans des postures si effrayantes ou redoutables que ça. Non, il fait partie de la vie et n'impressionne guère que cette chère Bloemke, si fragile.
On s'attend à voir célébrer Dieu dans la lumière angélique, et on a droit au démon à queue fourchue et pattes de bouc... Sans doute cela en dit-il long sur la manière dont la religion est alors perçue, l'importance du châtiment divin et le rappel constant, en cas de mauvaise conduite, du sort qui attend tout pécheur... Un sort peu enviable et qui s'accompagnera, on n'en doute pas, des pires tourments...
Mais alors, pourquoi, dans le même temps, la douleur occupe-t-elle une telle place ? Voilà qui nous amène au titre de ce billet, une citation d'une mystique flamande, très populaire à l'époque où se passe le roman. Le bac philo est proche, c'est vrai, mais je ne vais pas vous faire l'exégèse de cette citation en forme d'oxymore...
En avançant de quelques décennies, en changeant de siècle, mais de quelques années seulement, Matthieu Dhennin reprend en grande partie les recettes utilisées pour "Saltarello", roman auquel il fait même quelques clins d'oeil. Mais surtout, il retrouve l'historienne Danièle Alexandre-Bidon avec qui il avait travaillé sur son premier roman.
S'inspirant de travaux de cette médiéviste réputée, ainsi que d'autres ouvrages dont on retrouve la liste en fin de livre, il construit cette histoire où, comme dans "Saltarello", il bat en brèche l'idée d'un Moyen-Âge sombre et austère.
Bon, sur le côté sombre, je reconnais qu'il se passe des trucs bizarres, c'est certain. Mais on est aussi dans une époque loin d'être exempte de toute forme de joie, au contraire. On fête, on ripaille, on veille, on raconte, on rit, on s'amuse, on court le guilledou (oh, j'adore avoir pu placer cette expression !), on vit, quoi ! Et, si besoin, on se repent. Mais tout n'est pas interdit.
J'ai retrouvé le même plaisir de lecture avec "Migne Mystique" qu'avec "Saltarello" et j'ai été ravi de pouvoir discuter à nouveau avec Matthieu Dhennin à Epinal. Ce roman que j'ai qualifié plus haut de picaresque, est aussi une satire des dérives religieuses. Bien sûr, tout cela se déroule il y a 6 siècles, mais cela ne nous parle-t-il finalement pas de notre société, dans laquelle le fait religieux fait parfois des retours remarqués ?