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Route Nationale, ça freine devant. Les voitures qui me précèdent s'écartent. Je devine, de loin, deux tas de pailles, ou deux mottes de terre. En m'approchant, je les dépasse : ce sont deux moutons qui gisent sur la voie de droite, en plein milieu de la chaussée. Deux beaux spécimens, pas des perdreaux de l'année. Des bêtes qui ont dû passer la barrière, s'échapper et se retrouver nez à nez avec un véhicule. Je me dis que ça devait forcément être un camion, dans le cas contraire, la voiture serait trop endommagée pour poursuivre son chemin. Quelles andouilles, ces moutons ! Et comment les éviter ? Impossible. Lancés à 90 km/heure, les conducteurs ne peuvent rien faire contre les animaux qui se piquent de jouer à la roulette russe en traversant la Nationale. Je suis à la fois contente de ne pas avoir été l'une des protagonistes de ce choc frontal avec les grosses boules de laine et désespérée de les voir allongées dans mon rétroviseur. Mais que d'insectes sur les pare-brise ! Que de hérissons écrabouillés ! Que de lapins sur le bas côté ! Sans compter les renards, les blaireaux gros comme des chiens, les chats, les faisans... Je reconnais n'avoir pas pu éviter un pigeon. En ce moment, les volatiles, pour peu qu'il pleuve et que leurs plumes soient lestées d'humidité, ne prennent même plus la peine de s'envoler au passage des voitures.
Que faire ? Supprimer la circulation !, dirons les plus extrémistes des écologistes, priorité à la nature ! Tant pis pour les victimes !, argumenteront froidement les pragmatiques, on ne peut pas éviter tous les imprudents ! Tout de même, on ne peut pas mettre des murs de chaque côté des grands axes pour que les bêtes ne viennent pas s'y suicider... Et pourtant, que de sang versé, de d'os cassés, de vies sacrifiées... Je n'ai pas de solution pour éviter le massacre. Pas d'alternative non plus à la voiture pour aller travailler. Je peux juste avoir l'oeil aux aguets, le pied sur le frein et le réflexe de laisser à la biche le temps de passer de l'autre côté. Le temps de voir de trop près ses beaux yeux doux. Le temps de remercier la providence de me les avoir fait croiser et de leur avoir permis de retourner à leur forêt sains et saufs.
Je suis au volant, prise par ces considérations, quand, soudain, une cigogne.
Ma région est un axe très fréquenté par les oiseaux migrateurs : oies, grues, cigognes. Certaines de ces dernières ne poursuivent pas leur route jusqu'aux pays du nord de l'Europe et s'arrêtent ici pour passer la période estivale. Mais les belles demoiselles sont discrètes et il faut être très attentif pour avoir la chance de les apercevoir. En voir une au milieu d'un champ, c'est un instant de magie. Quelque chose qui vous ramène inévitablement à l'instant présent. Le temps que vous vous extasiiez, il est déjà trop tard. L'oiseau majestueux est loin derrière. Il n'était pas dans le futur, puisque vous n'aviez pas prévu de le rencontrer. Il n'est pas dans le passé. Il s'est évaporé. Il n'est plus. A la seconde où vous l'avez eu dans votre champ de mire, il a été dans votre présent. Comme l'étendue de coquelicots que vous ne pouvez prendre en photo parce qu'aucun parking ne vous permet de vous arrêter à cet endroit-là, parce que dans quelques semaines il ne sera plus que le souvenir d'un mirage. Comme le château qui se montre à vous baigné d'une lumière différente chaque jour.
La lecture du livre d'Eckart Tolle n'est pas étrangère à ces réflexions. Le pouvoir du moment présent. Vaste sujet. Ne plus vivre dans le passé qui vous alourdit de regrets, ni dans le futur qui vous fait miroiter des illusions de bonheur. Ne pas rêver de l'oiseau rare, parce que son absence vous fera souffrir déceptions et frustrations. Ne pas regretter les yeux de la biche, parce que ce moment n'existe déjà plus et que ressasser ce souvenir vous plomberait les ailes.
Le présent, c'est votre enfant qui fait une colère, ce sont vos douleurs qui se réveillent, c'est la maladie qui vous anéantit, c'est la pluie qui vous mouille les chaussettes.
Le présent, c'est votre enfant qui vit, c'est votre corps qui vous parle, ce sont les teintes de gris des nuages. Peu importe si hier tout allait mieux, ou si demain tout pourrait s'arranger.
Le présent, c'est le seul moment qui existe. Pour le meilleur et pour le pire.
Et le héron qui s'envole...