Directrice de Recherche à l'Institut Pasteur de Paris
Catherine Vidal
est neurobiologiste et directrice de recherche à l’institut Pasteur.Son activité de recherche fondamentale a porté sur les mécanismes de la douleur, le rôle du cortex cérébral dans la mémoire, l’infection du cerveau par le virus du Sida.Ses recherches actuelles concernent la mort neuronale dans la maladie de Creutzfeldt-Jakob et les infections par les prions.
Catherine Vidal se consacre également à la diffusion du savoir scientifique à travers des publications, des conférences et des interventions dans les médias.
Son intérêt porte sur les rapports entre science et société, en particulier les préjugés idéologiques sur le cerveau, le sexe et le déterminisme en biologie.
Elle est membre du conseil scientifique de la Mission pour la place des femmes au CNRS, des comités scientifique et d’orientation de l’institut Emilie du Châtelet, de l’association Femmes et sciences et du collectif Pas de 0 de conduite pour les enfants de trois ans.
Elle a été promue chevalière de la Légion d’honneur en 2009.
TEDxParis 2011 - Catherine Vidal - Le cerveau a-t-il un sexe ?
Avec les progrès des connaissances en neurosciences, on serait tenté de croire que les idées reçues sur les différences biologiques entre les hommes et femmes ont été balayées. Ce n'est manifestement pas le cas dans notre réalité quotidienne. Médias et magazines continuent de nous abreuver de vieux clichés qui prétendent que les femmes sont "naturellement" bavardes et incapables de lire une carte routière, alors que les hommes seraient nés bons en maths et compétitifs. Ces visions déterministes font le succès des ouvrages de certains psychologues peu scrupuleux qui prétendent expliquer les problèmes de communication entre hommes et femmes.
Il est temps de replacer le débat autour de la différence des sexes sur un terrain scientifique rigoureux au delà des stéréotypes et des préjugés. L'enjeux est de comprendre le rôle de la biologie mais aussi l'influence de l'environnement social et culturel dans la construction de nos identités d'hommes et de femmes (Vidal, 2005, 2006). Car le cerveau, grâce à ses formidables propriétés de "plasticité", est en permanent remodelage en fonction de l'apprentissage et de l'expérience vécue. Le destin n'est pas inscrit dans notre cerveau !
La taille du cerveau, le sexe et l'intelligence
Au début du XIXe siècle, les médecins anatomistes cherchaient a comprendre l'esprit humain à travers la forme des bosses du crâne. C'était l'époque de la phrénologie, fondée par l'autrichien Franz Josef Gall. D'une démarche positive de la quête d'un substrat matériel à la pensée, la phrénologie s'est vite trouvée pervertie en outil de classification sociale (Rose, 1998, Gould, 1997). À l'évidence, la bosse des maths manquait aux femmes, mais pas celle du ménage ou de la cuisine !
Dans la deuxième partie du XIXe siècle, on est passé du crâne au cerveau. Les neurologues ont cherché avec passion à établir des relations entre le volume du cerveau et l'intelligence (Gould, 1997). Pour une majorité d'entre eux, il était évident que le cerveau des hommes était plus gros que celui des femmes. De même, ils étaient convaincus que le volume du cerveau était naturellement plus gros chez les Blancs que chez les Noirs, ainsi que chez les patrons comparativement aux ouvriers. Le médecin français Paul Broca a largement contribué à défendre ces thèses. D'après ses mesures du volume et du poids des cerveaux de cadavres, il calcula une différence de 181g entre le poids moyen des cerveaux des hommes (1325 g) et des femmes (1144 g). Broca était bien conscient de l'influence de la carrure sur la taille du cerveau, mais il ne jugea pas nécessaire de la prendre en compte. Ainsi, il déclarait : " On s'est demandé si la petitesse du cerveau de la femme ne dépendait pas exclusivement de la petitesse de son corps. Pourtant, il ne faut pas perdre de vue que la femme est en moyenne un peu moins intelligente que l'homme. Il est donc permis de supposer que la petitesse relative du cerveau de la femme dépend à la fois de son infériorité physique et de son infériorité intellectuelle " (Broca, 1861).
De plus, à cette époque, on savait par les rapports d'autopsie que le volume du cerveau est extrêmement variable selon les individus, indépendamment de la taille du corps. Des exemples fameux sont les cerveaux des écrivains Anatole France et Yvan Tourgueniev : le premier pesait 1kg et le second 2kg ! Mais pour Broca et nombre de ses confrères, la conviction idéologique l'emportait sur l'analyse scientifique : "En moyenne la masse de l'encéphale est plus considérable chez l'homme que chez la femme, chez les hommes éminents que chez les hommes médiocres, et chez les races supérieures que chez les races inférieures (....) Toutes choses égales d' ailleurs, il y a un rapport remarquable entre le développement de l'intelligence et le volume du cerveau" (Broca, 1861).
Aujourd'hui encore, et malgré toutes les évidences, l'obsession pour trouver un lien entre la taille du cerveau et l'intelligence est toujours bien présente. Les cerveaux de Lénine et d'Einstein furent prélevés pour être étudiés. Un institut de recherche fut même créé pour étudier le cerveau de Lénine. Finalement, aucun travail issu de ces " recherches " n'a eu la moindre crédibilité scientifique (voir La Recherche, vol 326, 1999). Plus récemment, en 1992, un chercheur canadien prétendait pouvoir montrer une relation entre l'intelligence et le volume du crâne. Son étude était basée sur des documents d' archive de l'armée américaine concernant la taille des casques et la carrure des uniformes de 6000 militaires. Les mesures tendaient à prouver que les hommes ont une plus grosse capacité crânienne que les femmes, mais aussi que le volume du crâne des Blancs est supérieur à celui des Noirs, et même que celui des officiers est supérieur à celui des soldats ! Soumis à la célèbre revue scientifique Nature, l'article fut refusé car " non politiquement correct " (Maddox, 1992). L'auteur réussit néanmoins à le publier dans une autre revue internationale (Rushton, 1992).
Cerveau, reproduction et orientation sexuelle
Sur un plan strictement biologique, les cerveaux des mâles et des femelles sont différents, puisque le cerveau contrôle l'expression des comportements sexuels nécessaires à la reproduction sexuée. C'est au cours de la vie fœtale que s'effectue la "sexualisation" du cerveau. Au début du développement embryonnaire, le sexe génétique de l'embryon - XX pour les femmes et XY pour les hommes - induit la formation des organes sexuels, ovaires et testicules. Des hormones sexuelles sont alors secrétées dans le sang du fœtus et vont ainsi pénétrer dans son cerveau. Cette imprégnation hormonale précoce va influencer la formation de circuits de neurones qui, plus tard, à la puberté et chez l'adulte, seront impliqués dans la physiologie des fonctions de reproduction. Il est important de noter que ce programme de développement est valable chez tous les mammifères. Il est le fruit de l'évolution qui permet la reproduction sexuée, indispensable à la survie de l'espèce.
Les régions les plus sensibles aux hormones sexuelles sont situés à la base du cerveau, dans la région de l'hypothalamus, à proximité de la glande hypophyse. Chez la femme, les neurones de l'hypothalamus s'activent périodiquement pour déclancher l'ovulation. Par contre, cette activité cyclique n'existe pas dans l'hypothalamus de l'homme. Ces différences cérébrales sont directement liées à la physiologie de la reproduction. C'est précisément dans ce sens qu'il faut comprendre la notion de sexe du cerveau.
En 1991, un anatomiste américain publiait dans la revue Science, un article comparant la morphologie de l'hypothalamus chez les hommes et les femmes, mais aussi chez les hommes homosexuels (Le Vay, 1991). L'étude reposait sur l'observation d'une vingtaine de cerveaux conservés dans le formol. Elle montrait qu'un tout petit noyau de l'hypothalamus, qui mesure 100 microns (un dixième de millimètre) chez les hommes hétérosexuels, ne fait que 50 microns chez les femmes et chez les hommes homosexuels. Fort de ce résultat, l'auteur en a conclu "qu'il existerait un substrat biologique à l'orientation sexuelle".
Cette opinion s'est heurtée à de sérieuses critiques de la communauté scientifique, car la validité des résultats publiés était contestable (Vidal, 1996). En effet, un biais majeur de cette étude était que les cerveaux des hommes homosexuels provenaient de patients morts du SIDA, contrairement au groupe hétérosexuel. Or, il est connu que le virus du SIDA pénètre dans le cerveau et y produit des lésions, ce qui invalide la comparaison avec d'autres catégories de cerveaux non infectés par le virus. De plus, il n'est pas concevable qu'une variation de 50 microns de matière cérébrale soit déterminante pour orienter les comportements sexuels humains ! Finalement, il n'est pas très étonnant que d'autres équipes de chercheurs n'aient jamais retrouvé ces résultats.
On notera que jusqu'à présent, aucun argument scientifique ne permet de dire que l'homosexualité est due à des causes biologiques, qu'il s'agisse des hormones, du cerveau ou des gènes. Il y a dix ans, des chercheurs ont prétendu avoir trouvé un gène de l'homosexualité (Hamer, 1993). Depuis, leur résultat a été complètement démenti (Marshall, 1995, Rice, 1999), mais le succès médiatique a été tel que cette histoire traîne toujours dans les esprits.
Fonctions cognitives, cerveau et sexe
L'aptitude au langage est souvent présentée comme étant plus développée chez les femmes que chez les hommes. Cette capacité serait facilitée chez les femmes par la mobilisation des deux hémisphères cérébraux, alors que les hommes n'en utiliseraient qu'un seul. Cette affirmation est tirée d'une expérience datant de 1995 qui utilisait la technique d'imagerie cérébrale par résonance magnétique ou IRM (Shaywitz, 1995). L'objectif était de détecter et de comparer l'activité du cerveau chez des hommes et des femmes pendant un test de langage. Les résultats montraient que pour reconnaître des rimes entre les mots, les 19 hommes testés utilisaient l'hémisphère gauche tandis que 11 femmes sur 19 présentaient une activation bilatérale. Cette observation a suscité la curiosité d'autre équipes de recherche en IRM qui ont entrepris d'étudier précisément les aires du langage chez les deux sexes. Le bilan de ces travaux a été publié en 2004 : d'après 24 articles parus de 1995 à 2004 et comparant plusieurs centaines d'hommes et de femmes, on ne trouve pas de différences statistiquement significatives dans la répartition des aires du langage (Sommer, 2004). On peut conclure de ces études que dès qu'un nombre important de sujets est examiné dans les expériences, les différences entre les sexes se trouvent gommées.
On peut faire le même constat dans les études comparant l'anatomie du cerveau entre les sexes. En 1982, des anatomistes avaient observé que le faisceau de fibres qui relient les deux hémisphères du cerveau (le corps calleux) est plus large chez la femme que chez l'homme (De Lacoste, 1982). Cette observation a alimenté de nombreuses spéculations pour expliquer les différences psychologiques entre les sexes. Ainsi, les femmes seraient plus efficaces pour activer leurs deux hémisphères et donc pour faire plusieurs choses à la fois, contrairement aux hommes ! Cette "explication" des capacités multi-tâches des femmes a eu beaucoup de succès et les médias en parlent toujours. On notera que l'étude de 1982 portait sur 20 cerveaux conservés dans le formol. Depuis, les corps calleux de milliers de sujets ont été mesurés avec des méthodes bien plus précises comme l'IRM. Une méta-analyse de ces travaux, parue en 1997, a démontré qu'il n'existe pas de différence statistiquement significative dans l'épaisseur du corps calleux entre les sexes (Bishop, 1997). Mais paradoxalement, c'est toujours des vielles études dont on parle. Si l'on s'en tient aux médias, tout se passe comme si, dans le domaine des différences entre les sexes, les conceptions scientifiques n'avaient pas évoluées. Seules sont retenues les expériences qui correspondent au message que l'on veut le plus attractif : c'est dans le cerveau que se trouverait la clef des différences entre les hommes et les femmes.
Or la démonstration perd son impact dès lors que l'on prend en compte le fait que nous avons tous des cerveaux différents. En effet, le volume, la forme, le mode de fonctionnement varient tellement entre les individus d'un même sexe, qu'il est impossible de dégager des traits propres à un cerveau masculin ou féminin (Rose, 1998, Vidal, 2005). Un des grands apports de l'imagerie cérébrale par IRM est précisément d'avoir révélé à quel point le fonctionnement du cerveau est variable d'un individu à l'autre. C'est par exemple le cas lorsqu'il s'agit de manipuler en mémoire des représentations mentales pour résoudre un problème, comme dans le jeu d'échecs ou le calcul mental. Pour des performances égales, chacun de nous a sa propre façon d'activer ses neurones et d'organiser son raisonnement (Vidal, 2001). De fait, la variabilité individuelle dépasse le plus souvent la variabilité entre les sexes qui, en conséquence, fait figure d'exception. Rien d'étonnant donc que sur plus d'un millier d'études en IRM réalisées depuis 10 ans, seulement quelques dizaines aient montré des différences entre hommes et femmes. Mais ce sont toujours celles-là dont on parle !
La plasticité cérébrale
Une question fondamentale est celle de l'origine de la variabilité individuelle dans le fonctionnement du cerveau. Est-elle innée ou est-elle acquise ? Avec le développement de nos connaissances en neurobiologie des progrès considérables ont été réalisés dans la compréhension du rôle des gènes et des facteurs de l'environnement dans l'activité cérébrale. Quand le nouveau-né voit le jour, son cerveau compte 100 milliards de neurones, qui cessent alors de se multiplier. Mais la fabrication du cerveau est loin d'être terminée, car les connexions entre les neurones, ou synapses, commencent à peine à se former : seulement 10 % d'entre elles sont présentes à la naissance ; les 90 % restants se construiront plus tard. Des expériences ont montré que, chez le chaton, entre dix et trente jours, on passe de 100 à 12 000 synapses par neurones. Ce nombre est encore plus important dans le cerveau humain : au total, chez l'adulte, on estime à un million de milliards le nombre de synapses ! Or, pour atteindre ces chiffres astronomiques, seulement 6 000 gènes interviennent dans la construction du cerveau. Ce n'est manifestement pas assez pour contrôler la formation de chacune de nos milliards de synapses. Ces observations montrent que le devenir de nos neurones n'est pas directement dépendant du programme génétique (Lewontin 1985, Rose 1998).
Dans les processus éminemment complexes du développement du cerveau, les stimulations de l'environnement sont indispensables pour guider la mise en place de réseaux de neurones permettant d'assurer les grandes fonctions sensorielles, motrices et cognitives (Prochiantz, 1997). C'est précisément sur la construction de ces circuits synaptiques qu'agit l'environnement, à la fois "intérieur" (effet des hormones, de l'état nutritionnel, des maladies etc) et extérieur, avec le rôle des interactions familiales, sociales et de l'environnement culturel. On parle de plasticité pour qualifier cette propriété du cerveau à se modeler en fonction de l'expérience vécue.
Grâce aux nouvelles techniques d'imagerie cérébrale comme l'IRM, on peut désormais "voir" le cerveau se modifier en fonction de l'apprentissage et de l'expérience vécue. Par exemple, dans le cerveau de musiciens professionnels, on a pu montrer des modifications du cortex cérébral liées à la pratique intensive de leur instrument (Schlaug, 2001). Chez les pianistes, on observe un épaississement des régions spécialisées dans la motricité des doigts ainsi que dans l'audition et la vision (Gaser 2003). De plus, ces changements sont directement proportionnels au temps consacré à l'apprentissage du piano pendant l'enfance. La plasticité cérébrale est à l'œuvre également pendant la vie d'adulte. Une étude en IRM réalisée chez des chauffeurs de taxi a montré que les zones du cortex qui contrôlent la représentation de l'espace sont plus développées, et ce proportionnellement au nombre d'années d'expérience de la conduite du taxi (Maguire, 2000). Un autre bel exemple de plasticité a été observé chez des sujets qui apprennent à jongler avec trois balles : après deux mois de pratique, l'IRM montre un épaississement des régions spécialisées dans la vision et la coordination des mouvements des bras et des mains ; et si l'entraînement cesse, les zones précédemment mobilisées régressent (Draganski, 2004). Ainsi, la plasticité cérébrale se traduit non seulement par la mobilisation accrue de régions du cortex pour assurer une nouvelle fonction, mais aussi par des capacités de réversibilité quand la fonction n'est plus sollicitée. L'apprentissage de notions plus abstraites (chimie, physique, biologie) peut aussi entraîner des modification cérébrales, comme l'a montré une expérience en IRM réalisée chez des étudiants qui préparent un concours de médecine (Draganski, 2006). Trois mois après l'examen, l'épaississement cérébral etait toujours présent, témoignant ainsi du maintient en mémoire des informations acquises.
Ces résultats montre bien comment l'expérience vécue modifie le fonctionnement cérébral, ce qui se traduit concrètement par la restructuration des circuits de neurones. Il s'agit là d'une notion importante à considérer pour éviter de tomber dans le piège de certaines interprétations hâtives : voir des différences entre les individus ou entre les sexes, ne signifie pas qu'elles sont inscrites dans le cerveau depuis la naissance ni qu'elles y resteront.
Neuropsychologie et sexe
Le même raisonnement s'applique quand il s'agit d'interpréter les différences de performance entre les sexes dans des tests psychologiques. Des études ont montré qu'en moyenne les femmes réussissent mieux dans des tests de langage, tandis que les hommes sont meilleurs dans des tests d'orientation dans l'espace (Kimura, 2001). D'ou viennent ces différences ? Quelle est la part de la nature et de la culture ?
Tout d'abord, il faut garder à l'esprit que les mesures de performances sont des moyennes statistiques. En fait les différences de scores entre les sexes sont modestes et n'excèdent pas 10-15%. Cela signifie que la dispersion des valeurs est telle qu'on trouve un nombre non négligeable de femmes qui sont meilleures dans les tests des hommes et réciproquement. De plus, on a pu montrer qu'avec l'apprentissage, les différences de scores disparaissent (Kass, 1998). Si l'on répète les tests pendant une semaine, hommes et femmes finissent par réussir également dans les tâches de langage et d'orientation. Et si l'entraînement continue, les deux sexes progressent au même rythme. Ces résultats montrent bien que les différences d'aptitudes verbales et spatiales entre hommes et femmes n'ont rien d'irréductible ou d'inné (cf. Vidal 2005). De nombreux arguments vont dans le même sens. D'une part, ce n'est qu'à partir de l'adolescence que les écarts de performances sont détectables. D'autre part, des tests pratiqués chez des sujets de diverses origines ethniques montrent que les différences d'aptitudes entre les sexes sont beaucoup moins marquées chez les américains noirs et asiatiques que chez les blancs. La culture semble donc y être pour quelque chose. Enfin, si l'on fait le bilan des tests publiés depuis vingt ans, on constate une réduction progressive des écarts de performance, ce qui va de pair avec l'intégration accrue des femmes dans la vie sociale et professionnelle (Feingold, 1988).
Ces arguments montrent l'importance de l'acquis sur l'inné dans les différences de performances entre les sexes concernant le langage et l'orientation dans l'espace. C'est aussi la conclusion d'études sociologiques qui soulignent le rôle de l'éducation (Fausto-Sterling, 1992, Maruani, 2005). Ainsi, dans les sociétés occidentales, les petits garçons évoluent davantage que les filles dans la "sphère publique". Par exemple, ils ont initiés très tôt à la pratique de jeux collectifs de plein air comme le football, un sport particulièrement favorable pour apprendre à se repérer et à mémoriser l'espace. Ce type d'apprentissage chez le jeune enfant est susceptible d'agir sur le développement du cerveau, en facilitant la formation de circuits de neurones spécialisés dans l'orientation spatiale. En revanche, cette capacité serait moins sollicitée chez les petites filles qui restent davantage dans la "sphère privée", à la maison, situation beaucoup plus propice à utiliser le langage pour communiquer. On est décidément bien loin d'une origine biologique " naturelle " des différences verbales et spatiales entre hommes et femmes !
Cerveau et hormones sexuelles
L'action des hormones sexuelles fait parti des arguments systématiquement invoqués pour expliquer les différences comportementales entre hommes et femmes. Incontestablement, le rôle des hormones est fondamental dans les fonctions biologiques nécessaires à la reproduction. Chez l'animal l'action des hormones sur le cerveau induit les comportements de rut et d'accouplement associés aux périodes d'ovulation de la femelle. Sexualité et reproduction vont de pair. Par contre, l'être humain échappe à ce déterminisme (Bozon, 2002). Le fonctionnement des organes sexuels est certes lié aux hormones, mais pas le moment des rencontres, ni le choix du partenaire... On remarquera que les homosexuels, hommes ou femmes, ne présentent pas d'anomalie hormonales. Quant aux délinquants sexuels, ils ne fabriquent pas de testostérone en excès (Wolpe, 2004).
En ce qui concerne l'influence des hormones sur nos états d'âme, les idées reçues sur la question sont tenaces : nervosité, dépression, agressivité, dépendraient de nos sécrétions hormonales (Pease, 2002, Kimura 2001). L'argument est idéal pour se sentir moins responsables de nos sautes d'humeur... La réalité scientifique est bien plus complexe. Il convient de distinguer deux types de situations dans l'action des hormones sur la psychologie et le comportement. Des effets significatifs peuvent être observés dans des situations de "bouleversement" physiologiques, telles la grossesse ou la ménopause (Sherwin 2002). C'est également le cas dans des pathologies impliquant des traitements hormonaux à hautes doses en raison de stérilité ou de cancer. Par contre, dans des conditions physiologiques normales, aucune étude scientifique n'a montré de relation directe de cause à effet entre les taux d'hormones et les variations de nos " états d'âme " (Zweifel, 1997).
Pourquoi l'être humain échappe à la loi des hormones
Les progrès récents des neurosciences permettent de mieux comprendre pourquoi l'être humain échappe à la loi des hormones. L'Homo sapiens possède un cerveau unique en son genre lié au développement exceptionnel du cortex cérébral, siège des fonctions cognitives les plus élaborées : langage, raisonnement, conscience, imagination. La région pré-frontale du cortex supervise tous les comportements, y compris les comportements instinctifs fondamentaux comme la faim, la soif, la reproduction. Les hormones peuvent y participer mais elles sont loin de jouer un rôle prépondérant (Wolpe, 2004). En effet, pour agir les hormones sexuelles doivent se fixer sur les neurones grâce à des "récepteurs" spécifiques. Ces récepteurs sont nombreux dans certaines régions limitées du cerveau (l'hypothalamus) qui sont impliquées dans le contrôle des fonctions de reproduction. Par contre, ils sont beaucoup plus rares dans le cortex préfrontal. Comparativement, on trouve davantage de récepteurs hormonaux dans le cortex des animaux, y compris des singes, dont les comportements dépendent étroitement des hormones sexuelles (Keverne, 1996).
A l'évidence, prétendre que c'est la testostérone qui fait les hommes compétitifs et agressifs tandis que les oestrogènes rendent les femmes émotives et sociables, relève d'une vision simpliste, bien loin de la réalité biologique. Si dans un groupe social, hommes et femmes tendent à adopter des comportements stéréotypés, la raison tient d'abord à une empreinte culturelle rendue possible grâce aux propriétés de plasticité du cerveau humain. Dans leur histoire, les sociétés forgent des modèles et des normes associées au féminin et au masculin (Perrot 2002, Héritier 2002). Dès le plus jeune âge, chacun va inconsciemment être imprégné par un schéma identitaire auquel il doit se conformer pour être accepté et reconnu par le groupe social (Vidal, 2007). Ces attitudes sont tellement intériorisées que nous reproduisons les stéréotypes sans nous en rendre compte. Par exemple, les garçons ne doivent pas pleurer, parce qu'un homme c'est fort et bagarreur, alors que pour les petites filles il est acceptable d'exprimer sa sensibilité, sa coquetterie etc....
Cerveau, science et idéologie
Le risque est que ces stéréotypes se confondent avec une acceptation implicite qu'hommes et femmes sont "naturellement" différents, et que finalement, l'ordre social ne fait que refléter un ordre biologique. Ces idées déterministes, qu'on pourrait croire depuis longtemps dépassées, sont toujours vivaces dans certains milieux scientifiques (Rose 1998). Un exemple vient d'en être donné en janvier 2005 par le président de l'université américaine de Harvard, Laurence Summers. Celui-ci a déclaré devant le conseil de l'Université que le faible nombre de femmes dans les disciplines scientifiques s'expliquait davantage par leur incapacité innée à réussir dans ces domaines que par le jeu de discriminations. Le propos à fait scandale dans les mieux universitaires et Summers a du présenter des excuses. La grande presse s'est emparée de l'évènement, confrontant les opinions contradictoires (voir Time Magasine, mars 2005). Certains scientifiques sont intervenus pour défendre Summers face aux arguments des féministes (Pinker, 2005). A regarder de près la teneur des débats, les scientifiques citaient systématiquement les références du corps calleux, du repérage dans l'espace, des zones du langage, autant d'arguments aujourd'hui largement dépassés par les nouvelles connaissances du cerveau (voir plus haut). Hélas, pour un public non éclairé, ces vieux arguments font facilement autorité puisqu'ils sont présentés comme scientifiques et objectifs. Les contester relèverait donc de l'obscurantisme, d'une méconnaissance de la science et de positions idéologiques partisanes, telles que celles attribuées aux féministes... Finalement, Summers a dû quitter son poste. Une conséquence positive de cette affaire est que les trois académies de Médecine, des Sciences et des Technologies ont été mobilisées pour faire le point sur la question. Leur rapport, publié en septembre 2006 (The National Academies Press), stipule clairement que " les études sur la structure et le fonctionnement du cerveau, l'influence des hormones et l'évolution de l'espèce humaine, ne montrent pas de différences significatives entre les sexes dans les aptitudes cognitives qui pourraient expliquer la sous représentation des femmes dans les professions scientifiques (...) Cette situation est le résultat de facteurs individuels, sociaux et culturels ".
Le 19ème siècle était celui des mesures physiques du crâne ou du cerveau qui ont été utilisées pour justifier la hiérarchie entre les sexes, les races et classes sociales. De nos jours, les instruments d'investigation ont évolué avec la génétique et l'imagerie cérébrale. Les médias nous font régulièrement part de nouvelles "découvertes" : gène de la fidélité conjugale, molécule du désir, zone cérébrale de l'amour romantique... Au delà des effets d'annonce, l'argument de la biologie fait toujours autorité pour expliquer les différences entre hommes et femmes. Et par là même, il permet d'évacuer par des "preuves scientifiques objectives", les raisons sociales et culturelles aux inégalités entre les sexes. Le risque reste celui d'une dérive idéologique qui vient s'emparer des arguments scientifiques pour leur faire jouer un autre rôle (Thuillier 1981, Vidal, 2006). Le succès de ces théories simplistes, qui expliquent tous nos comportement par la biologie, tient au fait qu'elles sont finalement rassurantes. Elles nous donnent l'illusion de comprendre et de se sentir moins responsables de nos actes. Comme si le fait de matérialiser les différences entre les sexes dans le cerveau permettait d'en expliquer l'origine ! Or les neurosciences ne peuvent pas tout expliquer. L'humain est d'abord le produit d'une histoire culturelle et sociale. Même si gènes et hormones participent au développement du cerveau, les circuits neuronaux sont essentiellement construits au gré de notre histoire personnelle. Si d'ailleurs les contraintes biologiques jouaient un rôle majeur dans les comportements des hommes et des femmes, on devrait s'attendre à observer des traits invariants communs à toutes les civilisations. Ce n'est manifestement pas le cas. Qu'on se place à l'échelle individuelle ou de la société, il n'apparaît pas de loi universelle qui guide nos conduites. La règle générale est celle de la diversité culturelle, rendue possible par les formidables propriétés de plasticité du cerveau humain.
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