Le poème est un viatique. Une protection qui saurait ne pas peser sur les épaules de celui qui l’endosse au moment de cheminer, un guide qui refuserait de cartographier le chemin qu’il engage à emprunter :
Ne t’impose d’avance aucune direction,
suis l’exemple des arbres, le don, l’étendue,
l’abondance, la tempête est d’accord
ou l’éclaircie pour se déployer en leur sein
comme au-delà d’eux-mêmes.
C’est un viatique que le poème de Pierre Dhainaut, un conseil de conduite, et au fond l’injonction à laquelle elle exhorte est bien paradoxale lorsqu’on y songe puisqu’elle consiste le plus souvent à dire : imite ce qui s’abandonne à soi, n’aie pour intention que de suspendre tes intentions, n’aie de conseil à recevoir que de toi-même et des choses. Va en toi où la meilleure part de toi se laisse aller au monde.
Fort de cette confiance renouvelée, on peut alors découvrir beaucoup. Et en particulier, être sensible à ce qu’il faut bien appeler un langage de la nature, quand bien même ce langage est des plus subtils et des plus imperceptibles :
Les bourgeons qui éclatent,
quel bruit feraient-ils
si nous écoutions davantage ?
Si l’interrogation persiste, elle est désormais orientée, elle a un « bien », un « mieux » en ligne de fuite. La question ici posée est assez vertigineuse : l’éclat visuel est-il un éclat auditif assourdi ? Une sorte d’exclamation passée dans le règne de la beauté muette ? Si la floraison est, dans l’ordre du visuel, un éclatement, une explosion silencieuse, de quel bruit ce silence est-il l’absence de bruit ? Ou bien de quel silence supérieur, ce silence est-il, positivement, le bruit ? Quoi qu’il en soit, voir, voir la beauté du monde, consiste à mieux prêter l’oreille, à être capable toujours d’une attention plus fine, plus sûre parce que débarrassée de ses certitudes, qui reconnaît d’emblée ce qu’elle cherche dans ce qu’elle interroge. Confiance encore. Le poète est celui qui sait, qui devine lorsqu’il avance confiant de sa seule ignorance.
Évoluer parmi les « progrès d’une éclaircie » ou les « largesses de l’air » n’est pour autant pas faire acte de béatitude, ce n’est pas croire, ni même espérer. C’est s’en remettre, d’une confiance plus simple, à une parole poétique qui accueille en elle sa propre aspiration, qui, en son vide même et dans le vide qu’elle installe dans le monde, est souffle, pneuma. Ainsi le mot « âme » est-il invoqué non comme credo, ni même comme un élément d’une conception du monde, mais pour le seul mouvement de l’air qu’il déplace lorsqu’on le prononce en poète :
Âme, diras-tu spontanément, le vocable
initial suffit pour que tu le prononces
sans t’inquiéter de ce qu’il deviendra,
le sens t’échappe, mais l’air en l’acceptant
attire déjà tous les autres.
Rien n’est figé, pas même le sens des mots, tout est fugitif, et la poésie est accueil parce qu’elle est conscience de la précarité des choses, et parce que plutôt que de chercher à saisir ou retenir, elle accepte l’incessant remplacement du monde par le monde qu’elle constate dans le monde et auquel elle s’accorde :
Si le vent tombe, remplace-le et parle,
n’aie qu’une ambition, te soumettre au rythme
des mots qui savent, comme sur une grève
à marée basse à la rencontre des embruns,
nous rafraîchir la bouche.
[Laurent Albarracin]
Pierre Dhainaut
Progrès d’une éclaircie
suivi de Largesses de l’air
éditions Faï fioc, 2014