"Vous avez fait de moi le démon né de votre imaginaire."

Publié le 02 juin 2014 par Christophe
Ah, l'imaginaire ! Lecteurs, pour la plupart, nous flottons dedans, nous le recherchons comme un alcool dont on s'enivre... Dans mes jeunes années, lors d'un concours, j'avais planché sur "le sommeil de la raison engendre des monstres", oeuvre de Goya particulièrement sombre et torturée et j'avais axée mon développement sur l'imaginaire, celui qui créait de belles choses, d'un côté, celui qui flirtait dangereusement avec la folie de l'autre. Et j'avais eu une bonne note, si vous voulez savoir, mais ce n'est pas notre sujet. En fait, j'ai retrouvé ces thématiques et d'autres connexes, dans notre roman du jour. Avec un peintre, dans cette histoire, pas Goya, en l'occurrence, mais un artiste encore plus torturé que lui... Avec "l'Ange Sanglant" (en grand format chez MA Editions), Claude Merle nous emmène dans la Hollande du début du XVIe siècle pour un thriller entre ésotérisme et folie créatrice...

La ville d'Hertogenbosch est en émoi. On vient de découvrir le corps d'une jeune femme, assassinée dans des conditions épouvantables. La barbarie de ces actes renforce encore l'émotion et le bailli Pieter Van Ringen, en charge de l'enquête, entend bien retrouver le coupable au plus vite et le châtier comme il le mérite.
La victime s'appelle Katje et elle était la servante d'un médecin, Jacob Dagmar. Médecin aux méthodes un peu particulières, qui ont déjà attiré l'attention des autorités religieuses. On dit, et d'ailleurs, il ne s'en cache guère, qu'il tâte aussi de l'alchimie. Bref, Jacob Dagmar est régulièrement soupçonné d'hérésie, cet homme sent le soufre autant que le fagot...
S'il n'a pas encore été accusé, jugé et condamné, c'est parce que sa science, tant décriée, a montré toute son efficacité, permettant de guérir quelques personnages puissants qui le protègent discrètement. Mais cette mort, dans ces conditions atroces, ne peuvent qu'attirer une nouvelle fois l'attention sur lui et réveiller la vindicte qui demande sa tête...
Van Ringen est encore assez prévenant, il lui demande même de l'aide mener son enquête. Mais, bientôt, de nouveaux meurtres sont découverts. Aussi horribles que celui de Katje. Seul Jacob Dagmar essaye de garder la tête froide, de relever des indices, de comprendre quelle folie furieuse pousse un être humain à plonger dans une telle barbarie.
Mais l'enquête piétine, les mois passent, d'autres meurtres sont commis à intervalles réguliers. Et grandit la colère, devant l'impuissance du bailli et de ses hommes. Il devient impérieux de trouver un ou des coupables(s), afin de calmer les esprits. Et, de plus en plus, Jacob Dagmar a le profil idéal du coupable. Parce que seul un homme soupçonné d'hérésie peut avoir commis de tels actes...
Il va donc devenir urgent pour lui de trouver le lien entre ces crimes, le mobile et même l'identité du tueur, s'il ne veut pas qu'on s'en prenne à lui. Petit à petit, ses découvertes s'assemblent dans son esprit. On lui donne encore peu de crédit, car ses arguments passent plus pour des élucubrations que des preuves, mais un nom focalise l'attention du médecin.
Et ce nom, c'est celui de Jérôme Van Aken.
Il ne vous dit rien ? Pourtant, en ce début de XVIe siècle, dans la ville d'Hertogenbosch, c'est une célébrité. On le considère même comme un peintre de génie et ses oeuvres sont recherchées dans l'Europe entière. Il faut dire que sa patte est particulière, ses sujets et la manière de les traiter ont aussi beaucoup concouru à la renommée de celui qui signe ses tableaux du nom de...
... Jérôme Bosch.
Ah, là, ça vous en dit un peu plus, non ? Ces scènes qui montrent des hommes et des femmes damnés pour leur péché avec une imagination et un réalisme tellement crus que cela fascine autant que cela repousse. Un enfer pire encore que celui de Dante, parfois, qu'on visualise, désormais, qui accroche la pupille, en un temps où la peinture est d'abord figurative.
Dagmar, qui s'y connaît un peu en peinture, n'a aucun doute, Bosch est le lien qui manquait pour comprendre le tueur. Mais c'est insuffisant. Pour lui, pour la vérité... et pour les autorités, pour qui le temps presse de plus en plus. Le temps a passé sans qu'aucun suspect sérieux ne soit appréhendé. Mais, si la piste est prometteuse, elle n'est pas suffisante... Surtout si le tueur est Dagmar. Ou Bosch. Ou un autre...
Beaucoup de thèmes très intéressants sont abordés dans ce thriller historique. A commencer par l'époque dans laquelle se déroule le roman. Le Moyen-Âge est terminé, la Renaissance est entamée, mais la période reste transitoire. L'époque est au mysticisme et l'on traque l'hérésie. L'oeuvre de Bosch vient donc s'inscrire parfaitement dans son temps, dénonçant les péchés qui, lors du jugement dernier, seront sanctionnés et vaudront l'Enfer à leurs auteurs.
La religion a la main sur la société, imposant sa morale très stricte, promettant des punitions divines pour le moindre écart de conduite. C'est ce que montre Bosch dans ces tableaux, des pécheurs punis, terriblement punis. Et c'est ce que fait le tueur. Il punit, lui aussi, à sa façon. Oh, n'allez pas croire qu'il se prend pour Dieu, non, ses motivations sont bien différentes.
Mais, l'épopée de l'Ange Sanglant, puisque c'est ainsi qu'on va rapidement surnommer cet assassin particulièrement barbare, va aussi mettre en évidence la lutte entre la vérité et le mensonge. Là, je ne parle plus de religion. Non, je parle de la fâcheuse tendance bien ancrée en chaque être humain à s'arranger avec la vérité.
Quelle est-elle, cette vérité ? Divine ou bien liée à ce que nous sommes, que nous le voulions ou non ? L'Ange Sanglant traque le mensonge et la vérité, sa vérité est une forme d'arme. Croyante et mystique jusqu'à la superstition, l'époque est aussi celle des grandes hypocrisies, qui permettent de rester dans la norme, mais aussi d'éliminer sans trop se mettre martel en tête certains délicats problèmes.
L'Ange Sanglant met aussi face à face, plus violemment encore que Bosch, la réalité et l'imagination. Aujourd'hui, nous sommes abreuvés d'images, au point, parfois de ne plus savoir faire la différence entre le réel et la fiction. A l'époque où sévit l'Ange Sanglant, l'image est lié à l'art, forcément. Et représente le réel, même si, souvent, il l'embellit.
Avec Bosch, c'est tout le contraire. Bien sûr, sa peinture n'est pas abstraite, on ne pense même pas encore à cette idée. En revanche, les sujets qu'il peints ne sont en rien réalistes, on les croirait sortis des pires cauchemars. Mais cette représentation, fort créative, au demeurant, est bien le fruit d'un imaginaire. Pas forcément un imaginaire personnel, mais influencé, et là, on revient à la religion, par le dogme dominant et la peu de l'enfer sans cesse agitée.
Sauf que cet enfer surgit d'un seul coup sur terre. A travers les peintures, c'est vrai, mais on garde une certaine distance avec une image, mais surtout à travers les meurtres. On le touche du doigt, on le sent, dans tous les sens du mot. L'enfer est là et menace de s'abattre, il n'est plus une abstraction, ni le produit d'une imagination, il est un fait. Et un fait effrayant...
L'Ange Sanglant, c'est un personnage qui a tout pour être un génie mais sombre dans la folie pour des raisons qu'il faut découvrir. Ce thème de la proximité voire de la cohabitation du génie créatif et de la folie destructrice est récurrent dans le roman de Claude Merle. Il pourrait s'incarner dans la personne de Jérôme Bosch, mais sa vie, au contraire de son oeuvre, a été d'un grand calme.
Non, cette folie est ailleurs et met le génie à son service pour une "oeuvre" qui, paradoxe, glorifie la vertu par le mal. Là encore, deux notions si proches, quelquefois, aussi bizarre que ça puisse paraître... Une sensibilité exacerbée a-t-elle pu produire un tel monstre sans qu'il y ait aussi une redoutable intelligence ? Là aussi, il va falloir comprendre l'Ange Sanglant pour le contrer. mais sauront-ils y parvenir à temps, alors que Dagmar et le bailli semble toujours avoir plusieurs coups de retard ?
Parlons de ces deux hommes qui se respectent, malgré leurs différences. Je reviens au contexte historique. Pieter Van Ringen est encore un homme du Moyen-Âge. Avant de devenir bailli, il a été mercenaire et a combattu aux côtés de Charles le Téméraire. Au contraire, Jacob Dagmar est un homme de la Renaissance, porté vers les arts et la science.
On le dit alchimiste, ne nous méprenons pas, il ne cherche pas à changer les métaux vils en or pour amasser le plus de fortune, non, il est chimiste, en fait, cherche à comprendre et maîtriser les réactions de la nature pour les mettre au service des hommes, en particulier dans son exercice de la médecine. La limite entre les deux notions reste floue pour des hommes qui n'ont comme échelle de valeur un dogme religieux extrêmement strict.
D'où les ennuis qui menacent sans cesse le médecin, dont le bailli, qui lui fait confiance, autant que faire se peut, essaye de le protéger. Mais, lorsque la colère monte, tout signe devient susceptible d'incriminer l'homme. Comme ce talisman, dont il ne se sépare jamais et qui intrigue, qui agace. Que sait-on vraiment de Jacob Dagmar ?
Son personnage, contrairement à celui du bailli, évolue au fil des pages, des mois qui passent, des meurtres et des péripéties de l'enquête. Oui, il évolue sur un plan personnel, mais aussi dans le regard du lecteur, qui en apprend un peu plus sur lui, homme discret et solitaire. C'est sans doute ce qui nous rend aussi méfiant à son égard, lorsque débute le livre. Mais dans quel sens le verra-t-on évoluer ? Qu'apprendra-t-on encore sur lui, sur sa vie ? Que découvrira-t-il lui-même sur sa propre existence si tranquille, en apparence ?
Sans s'appesantir sur la violence des assassinats, les décrivant mais sans insister, Claude Merle réussit à introduire une tension forte qui ne diminue pas. L'enquête, qui se déroule, je l'ai dit, sur une longue période, en plusieurs temps permet de brouiller allègrement les pistes pour perdre aussi bien ceux qui enquêtent que le lecteur qui les suit.
A qui se fier ? Voilà toute la question... La possibilité que le tueur soit là, sous nos yeux, est forte, la tentation de le croire, encore plus. Et lorsque son identité se précise, alors, tout change encore. Cet Ange Sanglant a de quoi rejoindre le panthéon des tueurs en série livresques qui marquent les esprits pendant longtemps.
Mais est-il la source du mal ou bien le mal est-il la conséquence d'un parcours terrible ? Victime ou coupable ? Peut-être les deux à la fois, même si je sais qu'une telle idée peut déranger. Il est autant spectateur qu'acteur de l'oeuvre de Bosch. Cet enfer, c'est aussi le sien, qui a débordé de son esprit malade pour devenir réalité.
"L'Ange sanglant" est un thriller historique bien mené, qui applique à une époque passée des principes romanesques contemporains. Cela fonctionne plutôt bien, même si on flirte toujours avec l'anachronisme, dans ces cas-là. Mais l'art de Claude Merle, c'est de plonger le lecteur dans le contexte parfait pour lui suggérer plein d'émotions et de craintes.
En créant une atmosphère sombre, hantée par les personnages délirants des peintures de Bosch, il suscite la tension, joue avec ses personnages comme un marionnettiste et manipule en même temps le lecteur. La roublardise de l'Ange Sanglant et celle de Claude Merle se confondent et nous offrent une plongée dans la noirceur des âmes humaines. Et crée cette espèce de fantasmagorie proche de celle du peintre pour incarner nos peurs.
Exactement comme dans cette citation que j'ai tirée du roman et qui sert de titre à ce billet. Oui, l'Ange Sanglant incarne les peurs de ceux qui assistent à ses méfaits. Qu'ils soient les personnages pieux du XVIe redoutant l'enfer plus que tout, ou le lecteur contemporain chez qui le mythe moderne du serial killer est devenue une manière courante de se faire peur...
Pour finir, comment ne pas vous proposez de regarder la plus célèbre oeuvre de Jérôme Bosch, "le jardin des délices", dont un détail apparaît sur la couverture de "l'Ange sanglant". Une oeuvre déconcertante, qui mesure plus de 2 mètres sur près de 4 mètres, et qui, encore aujourd'hui, n'a pas livré tous ses secrets... On comprend qu'elle puisse titiller l'imagination d'un romancier...

(N'hésitez pas à la regarder en plein écran, tant il y a de choses à voir...).