Les catastrophes humaines sont toujours annoncées. L’effondrement d’un empire se signale de longue date par la molle répression d’un soulèvement aux frontières ; l’affaissement d’une culture par l’abandon d’une concordance des temps ; la fin d’un amour par l’oubli d’une fête ; une maladie par un vertige. On ne sait pas lire les signes, on ne veut pas les lire, on prolonge l’insouciance.
La mort d’Haucourt-en-France se déclara bien avant l’arrivée des bulldozers, et pourtant elle surprit. Difficile de savoir quel oiseau précéda l’autre dans le sinistre augure. Est-ce la disparition de La Belle Brestoise ?
Ce commerce avait “fait son temps”, comme sa propriétaire, qui finirait ses jours au pays, où l’attendaient une nièce et une belle soeur. Ainsi se refermait la boucle d’une existence dont Flaubert aurait pu faire un conte, tant était simple et “sans histoire” l’histoire de cette Louise Ponce, née à Brest avec le siècle, rencontrant dans un bal le petit conscrit Jaquin, qui l’épousait, la ramenait chez lui en Seine-et-Oise, rebaptisait pour elle la quincaillerie-droguerie de son père, ne lui faisait pas d’enfant et venait de mourir d’un “arrêt du coeur”. La vieille dame s’en retournait à la mer comme l’eau des fleuves, et la dernière boutique d’Haucourt devenait “Dans charmant village, 35 mn. Paris A13, bonne maison d’habitation, 120 m2, cave, grenier, joli jardin., travaux à prévoir”.
Qui pleurerait le départ de Louise et la disparition d’un lieu qu’aurait aimé peindre Utrillo, avec sa devanture et ses volets de bois gris-bleu entre deux troncs de marronniers ? On prenait la voiture ; à dix minutes, au libre-service, on trouvait tout et moins cher.
Haucourt-ville-nouvelle est un patchwork d’immeubles et d’unités pavillonnaires -Les Lilas, Le Tilleul, La Pommeraie, Les Châtaigniers- reliés par des voies sinueuses “concrétisant la volonté de concilier la nécessaire densification du tissu urbain avec les caprices du bâti traditionnel dans le respect des équilibres naturels et la prise en compte des données humaines”.
Inutile de chercher dans ce jargon et ce séisme les traces du monde ancien. Il y avait bien un petit bois de châtaigniers, au-delà du Pré Cailly, et c’était un plaisir, dans les brumes d’octobre, d’aller faire éclater les bogues hérissées sous les talons. A moins que le quartier des Châtaigniers ne corresponde plutôt à la Côte Poulette ?
La Côte Poulette... A qui désormais ce lieu-dit saurait-il évoquer la rencontre un matin d’une jument
rousse traînant carriole, dont le maître voulut absolument pour la photo peigner la frange “à la Mireille Mathieu”. Il déplorait la fin des maréchaux-ferrants (“Faut aller jusqu’au Poney-Club !”), quand le Concorde de New-York précéda sur nos têtes son propre fracas. “Onze heures ! s’écria le vieux paysan. L’heure de la soupe. Allez, hue donc !” Lui aussi commençait de fléchir, déférant les rythmes du terroir aux repères du business international : lui aussi s’apprêtait à mourir.
Vingt-cinq ans ont passé. Sur les champs bitumés des enfants font du skate-board, des motards slaloment entre les réverbères et, sur les bancs de ciment, des femmes en d’autres langues évoquent d’autres terres asséchées, d’autres villages martyrs.A chacun son tour d’essayer d’être heureux, de poser sa valise sous un soleil plus facile, de venir croire à la douceur de vivre.
A chacun son tour d’être Français.
Solstice de juin 2006