Un dimanche après-midi. Au square des Souvenirs. Un banc. Un banc qui tombe nez à nez avec toi. À
C’était il y a trente ans. Depuis, la vie t’a porté vers d’autres chemins. Loin de Marie. Loin de cet amour absolu que vous vouliez hurler au monde entier. Que vous aviez gravé sur ce banc-là. Pour laisser une trace. De toi. D’elle. De vous. De cet amour qui semblait promis à l’éternité. Laisser une trace. Pour prouver au monde que tu, elle, vous aviez existé. Un jour. Tu esquisses une moue, malgré toi. C’est fou. Comme hier le monde t’appartenait encore. C’est fou comme aujourd’hui demain n’est même plus certain de pouvoir t’accueillir. Qu’auras-tu laissé comme trace en ce monde, quand la grande faucheuse t’emportera, hormis cette gravure gauche à laquelle jamais personne ne prêtera réellement attention ? Qu’as-tu fait au cours de ces trente dernières années pour que le monde, demain, puisse se souvenir de toi ? Demain, le monde tournera sans toi. Est-ce que tout ça n’aura servi à rien ?
Durant ces trente dernières années, finalement, tu n’as jamais pris conscience de l’urgence de vivre. D’être, de faire quelque chose de tes maigres doigts. Tu t’es laissé bouffer par un quotidien qui a pris le pas sur tes envies. Études. Boulot. Vie de couple. Famille. Quotidien. Divorce. Solitude. Boulot. Boulot. Boulot. Tout s’est enchaîné si vite. Si conformément à ce que le monde attendait de toi. Sans que jamais tu ne puisses élever la voix pour crier ce Je veux ! Tu croyais vouloir tout ça, parce qu’on a voulu te le faire croire. Te faire croire que ceux qui n’en avaient pas envie sortaient du droit chemin. Tu ne voulais pas sortir du droit chemin. Pas te faire remarquer. Pas te faire pointer du doigt. Alors, tu as suivi. La queue du troupeau. Qui, elle-même, suivait le troupeau originel. Tu as fait les études que ton père voulait que tu fasses. Tu n’as trouvé qu’un boulot en usine, malgré ton niveau d’études, parce que chômage, crise, et bla bla bla. Tu as épousé une femme que tu n’as jamais vraiment aimée, pour ne pas briser ses rêves de petite fille. Tu as eu des enfants pour tenter de recoller les morceaux avec celle que tu avais déjà quittée depuis longtemps. Tu as vécu. Survécu. Sans jamais. Non jamais. Vibrer. Tout s’est enchaîné si vite. Jusqu’à aujourd’hui.
Toi, ce dont tu aurais eu envie. Envie, vraiment. C’est autre chose. Un autre chemin. D’autres rencontres. D’autres aventures. Qui auraient fait trembler ta vie. Jouir. Souffrir. Exister aux yeux du monde. Au lieu de passer furtivement, sans le moindre faux pas. Tu aurais aimé être chanteur. Écrire, composer tes chansons. Tu les aurais balancées à l’oreille des passants le long d’une rue, dans un bar. Pour crier ta vérité, sur ton chemin non clouté. Tu aurais aimé parcourir le monde. Découvrir, te fondre en mille cultures. Pour te nourrir réellement. De richesses que le quotidien ne saura jamais offrir. Rencontrer des gens. Encore. Toujours. Au lieu de croiser, chaque jour, les mêmes têtes que tu ne peux plus voir en peinture. Avec la même rancœur pour repère. Tu aurais voulu bousculer ces repères. Quotidien. Habitudes. Métro. Boulot. Dodo. Dodo. Dodo. Zzzzzzzzzzz. Les bousculer. Les envoyer en l’air. Prendre le premier train. Vers nulle part. Vers ailleurs. Où l’herbe est forcément plus verte. Mais il y avait tes joyaux, depuis bientôt dix ans.
Tes joyaux, ces deux petites pépites de ta vie qui l’enchantent depuis leur arrivée : Samuel et Jack. Tes deux petits d’homme. À toi. À l’origine pansements d’un couple à la dérive, ils ont finalement transcendé ta vie. Ils sont devenus ta raison d’être, pour la vie. Ta force, ton envie. Et, depuis la première fois de ta vie, à leur arrivée, tu as cessé enfin de subir. Subir une vie dont tu ne voulais pas. Ils étaient là. Tu étais père. Et, même si tu n’as pu, au cours de ces trente dernières années, crier au monde entier ce Je veux ! Tu sais qu’ils seront, demain, la plus belle trace de ton passage en ce monde éphémère. Qu’ils sauront, demain, esquisser au monde tes traits tels qu’ils étaient réellement, derrière ce masque du quotidien, de l’habitude, du dégoût. Alors, non, tu n’auras jamais hurlé au monde, aux passants, tes mots vrais portés par une mélodie envoûtante. Non, tu n’auras jamais parcouru ni découvert tous ses visages. Mais aujourd’hui, tu sais. Que tes mots. Tes mots enfouis seront portés par tes deux bonshommes qui ont bousculé ta vie. Que leur regard est déjà loin. Vers cet ailleurs, ces autres visages. L’éternité, c’est eux. Tes deux bouts de chou déjà trop grands.