Les stratégies de (re)déploiement initiées par les acteurs traditionnels de l’audiovisuel ces dernières années sont guidées par la nécessité de s’adapter à l’émergence de l’économie relationnelle. Elles sont de deux types : internes, lorsqu’elles concernent leurs activités propres ; contractuelles, lorsqu’elles concernent les relations qu’ils entretiennent avec les autres acteurs de la chaîne de valeur. Zoom sur les stratégies internes.
Les stratégies internes s’observent à trois niveaux : celui des contenus, celui des services et, enfin, celui des fonctions qu’ils occupent au sein de la chaîne de valeur.
Des contenus impactés par l’interactivité et la Social TV
L’émergence de la télévision connectée entraîne la diversification des contenus produits, ainsi que la réorientation de leurs formats et de leur programmation.
Des contenus complémentaires aux contenus traditionnels
Tout d’abord, elle implique la production de contenus complémentaires aux contenus audiovisuels. Ce phénomène trouve son origine dans la conquête de la toile par les éditeurs, ceux-ci ayant besoin d’agrémenter leurs sites par des contenus textuels.
Avec les évolutions technologiques, ce sont ensuite des contenus multimédias et interactifs adaptés au web qui font leur apparition. Le meilleur exemple étant celui des webdocumentaires tels que Voyage au bout du charbon ou encore Thanatorama. Très rapidement, les productions cross-médiatiques et trans-médiatiques apparaissent également.
L’arrivée de la télévision connectée accentue le phénomène. Il faut désormais développer des contenus adaptés aux nouveaux services et à la diffusion sur des plateformes et équipements de plus en plus variés. Des éditeurs s’essaient par exemple dans le domaine de l’HBBTV. Lors des Jeux Olympiques de 2012, la RTBF propose ainsi aux spectacteurs d’accéder à bon nombre de contenus complémentaires et interactifs (résultats sportifs, biographies des athlètes…) liés aux compétitions.
Le développement du second écran et de la Social TV vient parachever cette nécessité de contenus complémentaires interactifs et novateurs. Les réseaux sociaux constituent de véritables pans éditoriaux dans lesquels les acteurs traditionnels sont contraints d’investir d’importants moyens humains et financiers. Des investissements non sans peine, puisqu’ils ne retirent aucun revenu direct de leur présence sur ces plateformes.
Du côté du second écran, les initiatives qui émanent des éditeurs se multiplient également depuis quelques mois. A titre d’exemple, RTL a effectué en 2013 sa rentrée interactive en proposant aux spectacteurs d’interagir avec de nombreux programmes (séries, émissions de téléréalité, publicités…) via le second écran. Une interaction qui nécessite de nombreux contenus complémentaires tels que des recettes de cuisine pour agrémenter l’émission Top Chef, par exemple.
Enfin, les acteurs traditionnels doivent également investir dans les applications nécessaires à leurs nouveaux services et à leur diffusion via les différents canaux. Celles-ci constituent des frais supplémentaires (création, maintenance…), mais également un investissement dans un domaine qui leur est totalement étranger. Elles sont pourtant très importantes dans l’écosystème relationnel. RTL offre ici encore un bel exemple car elle vient de lancer son application Snap TV, une application de partage d’extraits de ses émissions via les réseaux sociaux notamment.
Les innovations décrites ci-dessus représentent un véritable défi pour les acteurs traditionnels. Elles constituent de nouveaux pans éditoriaux, modes d’écriture et de production dans lesquels ils doivent s’investir alors qu’il n’existe pas encore de modèle économique approprié.
L’évolution des contenus traditionnels
Afin de s’adapter, les acteurs traditionnels doivent également repenser leurs contenus. Tout d’abord, la diffusion via de nouveaux canaux nécessite de développer des formats qui y sont adaptés. A ce niveau, les webséries sont représentatives car elles se prêtent facilement à la diffusion en ligne et sur les réseaux sociaux du fait de leur courte durée. Elles restent cependant difficiles à monétiser, comme le signale Jean-jacques Deleeuw, le directeur de RTL Newmedia, qui indique que ses « équipes s’étaient fixé pour objectif d’en réaliser. Mais que […] le rapport entre ce qu’elles coûtent et ce qu’elles rapportent est trop grand. »
La Social TV entraîne également une attention particulière pour certains types de programmes, dont les émissions de téléréalité. Celles-ci se prêtent à de nombreuses interactions avec le public via le second écran et les réseaux sociaux. Elles répondent également à l’intérêt de celui-ci pour les contenus de proximité. Elles permettent en outre de collecter bon nombre de données sur les spectacteurs et sont extrêmement rentables en termes de recettes publicitaires et de placement de produit.
De nouveaux modèles de programmation font également leur apparition, tel que celui adopté en 2010 par Canal Z, un éditeur belge spécialisé dans l’information économique et financière. Cet éditeur a totalement revu la durée de ses capsules et de leur boucle de diffusion sur la chaîne afin de les adapter à une diffusion en ligne. Il a également modifié le modèle de financement et de diffusion de ses programmes. Le financement repose désormais sur des partenariats passés avec des entreprises de différents secteurs (énergie, alimentaire, pharmaceutique…). Elles sont regroupées en communities et participent au financement des capsules. Celles-ci sont ensuite diffusées sur la chaîne, le site, les réseaux sociaux, ainsi qu’en interne dans les entreprises. Canal Z semble ainsi tendre vers le modèle conversationnel.
Enfin, seules les informations et les sports sont diffusés tels quels sur l’ensemble des plateformes et appareils. Ceci en raison de leur format (séquences courtes…), mais aussi parce qu’ils offrent une belle vitrine aux chaînes, correspondent à l’intérêt des spectacteurs pour l’information de proximité et permettent de concurrencer une information en ligne de plus en plus dynamique.
La diversification des services et des canaux de diffusion dictée par la logique ATAWAD
L’ensemble des nouveaux services, le second écran et la social TV compris, et la diversification des canaux de diffusion peuvent être regroupés sous une seule et même enseigne : la logique « Any Time, Any Where and Any Device » (dite « ATAWAD »). Une logique qui semble parfaitement convenir aux impératifs de multiplication des points de contact avec les spectacteurs et de récolte de données sur ceux-ci.
Catch-up TV, VoD et SVoD
Elle se manifeste dans un premier temps par la naissance de modèles innovants : la catch-up TV, la VoD et la SVoD. La première naît, en quelques sortes, à l’initiative des éditeurs qui diffusent une partie de leurs programmes sur leurs sites web. Elle est opérée dans différentes mesures, certains éditeurs tels que AB3 et RTL préférant appliquer une politique de snacking (diffusion d’extraits de leurs émissions phares à des fins promotionnelles), alors que d’autres tels que les télévisions locales (TVL) proposent l’entièreté de leurs programmes online.
Arrivent ensuite les offres de VoD et de SVoD. Développées initialement par les distributeurs via leurs IPTV, elles leur permettent de se positionner sur le segment du contenu. Plus tard, des applications destinées aux smart TV et aux appareils feront également leur apparition, telle que celle de Belgacom. Le distributeur a ainsi proposé dès 2011 un service de VoD destiné aux enfants, Movie Me.
Dans la foulée, certains éditeurs se sont également positionnés sur le segment de la SVoD de façon autonome. Par exemple, AB3 a lancé une offre de SVoD nommée Jook Video. Cette démarche peut paraître étonnante, mais la programmation low-cost de l’éditeur s’y prête parfaitement. En effet, comme le signale François Munster, la SVoD constitue « un nouveau mode de consommation des films qui, à la différence de la VoD, leur permettrait [aux ayants-droits] de mieux valoriser leur bas de catalogue, c’est-à-dire les films plus anciens. En VoD, les nouveautés représentent le gros des locations tandis que les films plus anciens peinent à exister. La SVoD pourrait devenir un complément intéressant. »
Les offres de TV Everywhere
La notion d’offre ATAWAD se répercute également au niveau de la multiplication des canaux de diffusion. Ceci principalement par l’arrivée des offres de TV Everywhere. Ces services, qui permettent de consulter les programmes via l’ensemble des appareils mobiles, sont tout d’abord portés par les distributeurs. Leur principal objectif étant de veiller à ce que les spectacteurs ne prennent pas un simple abonnement Internet pour consulter le contenu en ligne.
Certains éditeurs se lancent également dans l’aventure avec plus ou moins de succès. De son côté, la RTBF tente de se positionner dans le domaine en développant son offre « TV Nomade ». Une démarche semblable à celle de certains éditeurs américains qui, comme le signale Béatrice Arnaud, ont « lancé leur propre offre de TV Everywhere. Même si de nombreux défis restent encore à relever, il s’agit là pour les propriétaires de contenus d’une opportunité pour contrôler les relations avec les internautes, de conserver la totalité des recettes publicitaires générées et d’asseoir leur image et leur présence en ligne. »
Les autres plateformes de consultation
Outre leur dynamisme à se développer dans le domaine du second écran et de la social TV, deux phénomènes omniprésents dans l’ensemble des chapitres précédents, les acteurs traditionnels partent également à la conquête d’autres plateformes et appareils. Ils prennent ainsi position sur les smart TV, certaines consoles de jeux, les agrégateurs en ligne tels que Youtube et Dailymotion ou encore sur les plateformes de certains nouveaux entrants.
En conclusion, l’ensemble des stratégies liées la logique ATAWAD décrites ci-dessus trouvent du sens au regard de l’économie relationnelle. En effet, elles répondent à la nécessité de proposer des offres adaptées au nouvel écosystème qui est caractérisée par une multitude de contenus dont la valeur unitaire tend vers 0, une multiplication des points d’accès aux programmes et services, mais surtout une valeur qui repose sur les données collectées sur les spectateurs via le profilage lié à l’interaction avec ceux-ci. Il ne faut pas perdre de vue que les différentes applications liées à ces services nécessitent que les spectacteurs s’identifient, ce qui permet de réaliser du profilage.
La conquête des autres segments de la chaîne de valeur
La dernière tendance qui émerge est la multiplication des fonctions des acteurs au sein de la chaîne de valeur. Les éditeurs se voient désormais attribuer de nouvelles fonctions du fait qu’ils s’occupent de la diffusion de leurs contenus et services via différents canaux. En Flandre, l’application de TV Everywhere Stievie en est un parfait exemple. Il s’agit, comme le signale Raymond Wulleman, le Senior Business Development Manager de Belgacom, de « plusieurs chaînes qui se sont regroupées bien qu’elles soient concurrentes […]. Elles prennent, en quelque sorte, un rôle de distributeur puisqu’elles ont confectionné une offre globalisante […] de contenus variés et de provenances diverses en tant que Brand. En fin de compte, c’est ce que nous faisons chez Belgacom TV quand nous composons notre panel de chaînes. »
Cette multiplication des fonctions des éditeurs entraîne également de nouvelles charges à supporter. Par exemple, Marc De Haan, le directeur général de Télé Bruxelles, parle « des coûts de diffusion et, d’autre part, des moyens de diffusion extrêmement divers, complexes, qui ne sont pas compatibles entre eux. Ce sont donc des charges dont on ne voit plus la fin… […] C’est vraiment un défi gigantesque. »
Les distributeurs se développent quant à eux sur le segment du contenu via des stratégies variées. Par exemple, en Belgique, « Belgacom a été le premier opérateur à franchir le pas en acquérant les droits du championnat de football pour lancer la chaîne 11, ce qui lui a permis d’engranger 300 000 abonnés à la fin de 2007 et 443 000 à la fin septembre 2008. » De son côté, VOO a acquis Be TV, une chaîne spécialisée dans le cinéma.
La plus grande évolution reste cependant le fait que les distributeurs soient passés de monoplayers (Belgacom étant issu de la téléphonie et VOO du câble) à tripleplayers, puis quadruplayeurs en l’espace de quelques années. Daniel Weekers, le directeur de la stratégie du groupe Tecteo et administrateur délégué de Voo et Be TV, signale ainsi que « tous les acteurs tendent à être quadruple players. Chaque acteur avait sa spécialité, son avantage et sa part de marché… La concurrence est féroce et va l’être encore plus… ». Il conclut l’entretien en indiquant que, « à termes, nous serons des distributeurs de packs ».
Enfin, c’est évidemment au niveau de cette stratégie de conquête des différents segments de la chaîne de valeur qu’entrent en jeu les nouveaux entrants.
Les défis de l’adaptation à l’économie relationnelle
Les acteurs traditionnels rencontrent bon nombre de freins dans le cadre de leurs stratégies internes de (re)déploiement. Ils sont de trois types principaux.
L’adaptation des moyens et structures de production
La première difficulté est celle de faire évoluer les modèles organisationnels et de production historiques afin d’en constituer de nouveaux conversationnels. Il faut notamment former les équipes aux impératifs numériques et développer des corps de métiers inexistants au sein des structures médiatiques. Il s’agit également d’adapter les modes de production, souvent lourds et peu mobiles, aux impératifs de légèreté et de fluidité de l’information en ligne. Enfin, il est parfois nécessaire de faire totalement évoluer les structures d’organisation historiques. A ce niveau, le cas des TVL francophones belges est un bel exemple : il semble difficile de garder en l’état douze entités atomisées sur le territoire réduit de la Fédération Wallonie-Bruxelles.
Le financement et la monétisation des contenus et services
Les questions liées au financement et à la monétisation des nouveaux contenus et services sont omniprésentes dans les stratégies des acteurs traditionnels. D’une part, parce que le déploiement dans le domaine de la télévision connectée entraîne toute une série de frais supplémentaires. Ceci, aussi bien au niveau des nouveaux pans éditoriaux à prendre en charge, qu’au niveau des applications à financer. Une autre difficulté éprouvée par les acteurs traditionnels est celle de devoir jongler avec différents modèles économiques à la fois. Il est évident que le modèle économique traditionnel diffère totalement de celui de la VoD ou de la SVoD ou, tout simplement, du modèle conversationnel.
Enfin, un gros problème serait également lié à la « chute de volonté de payer et de publicité » des spectacteurs, selon Nicolas Marchand, le vice-président commercial de VOO. Une question soulignée dans le rapport Lescure, mais aussi par Frédéric Young, le délégué général de la SACD/SCAM, qui indique que le phénomène est accentué du fait de l’apparente gratuité du Net. Une apparente gratuité qui déteint sur les contenus et services qui y sont diffusés.
Un cadre législatif mal adapté
Le cadre légal qui suit difficilement l’évolution des technologies et ne soumet pas l’ensemble des acteurs traditionnels et « entrants » aux mêmes règles et contraintes pose également bon nombre de problèmes. Cet élément est également souligné par les équipementiers car ils se sentent menacés par des nouveaux « entrants » extrêmement puissants tels que Google ou Apple. Ainsi, Chris Buma, le directeur de la standardisation chez TP Vision Holding (Philips), parle des « autorités qui regardent de très près la smart TV alors qu’elle n’est qu’une composante d’un écosystème incluant les pc, les tablettes et les Smartphones. »
Des stratégies internes orientées vers le modèle conversationnel
Les stratégies de (re)déploiement internes convergent effectivement vers l’écosystème conversationnel tel que décrit par Alain Busson et Olivier Landau. C’est-à-dire un écosystème dans lequel « la surabondance des contenus dont la valeur unitaire tend vers zéro, la généralisation de la logique de l’accès, et le caractère hautement dynamique et interactif du processus de consommation (le medium n’est plus « le message » mais « la relation » qu’il permet de nouer et d’auto entretenir) fait des contenus audiovisuels proposés une commodité gratuite (ou payée forfaitairement), augmentant l’attractivité d’une offre multiforme caractérisée par la coexistence d’une très grande variété d’applications. »
Outre les défis que constitue le (re)déploiement des stratégies internes afin de répondre aux nécessités de cet écosystème, il reste également aux acteurs traditionnels à trouver un équilibre au niveau des relations qu’ils entretiennent avec les autres acteurs de la chaîne de valeur. Ce d’autant plus qu’elle s’est terriblement complexifiée du fait du passage à l’économie de la relation. Mais il s’agit là d’une autre histoire…
Pour en savoir plus :
- Bihay Thomas, S’adapter pour survivre : les stratégies des acteurs traditionnels de la Fédération Wallonie-Bruxelles face aux défis de l’économie relationnelle, Docquir Pierre-François (dir.) et Hanot Muriel (dir.), Nouveaux écrans, nouvelle régulation ?, Larcier, 2013, pp.77-102,
- Busson Alain et Landau Olivier, La transformation de la chaîne de valeur de l’audiovisuel,