La pochette de Country Roads fournit une indication assez précise de ce qui vous attend à l’écoute du nouveau disque du contrebassiste Gildas Boclé. Imaginez... Vous montez à bord d’une petite voiture décapotable, vous démarrez et commencez à parcourir tranquillement les routes de campagne avoisinantes, en Bretagne peut-être parce que les Côtes d’Armor sont aussi pour lui des côtes d’amour, mais pas seulement. Tout chemin propice à une évasion fera l’affaire. Alors, les paysages défilent sous vos yeux, vous observez les variations constantes des jeux de lumière et vous finissez par vous laisser gagner par une sérénité bienfaisante. Car la violence du monde ne saurait vous faire oublier une forme de beauté qui s’offre à chacun, pour peu qu’on tourne le dos à la folie des hommes, ne serait-ce que le temps d’une échappée.
C’est un peu ça, Country Roads, disque des lumières dont les ballades sont orchestrées avec un soin cinématographique : il traduit la volonté de Gildas Boclé d’être le metteur en scène de sa musique et de rechercher un son d’ensemble qui traduise aussi fidèlement que possible sa vision colorée d’un monde, celui dont les trésors nous échappent parce que la vie nous interdit trop souvent de nous arrêter ; un album qui est aussi la manifestation de son attachement à la qualité de l’orchestration parce que celle-ci « est aussi importante que l’expression de la personnalité individuelle des musiciens ». Avec la projection de toutes ces images en nuances chaudes, on ne s’étonnera pas d’apprendre que parallèlement à son travail de musicien, Gildas Boclé est aussi un artiste passionné de photographie et de vidéo.
Le contrebassiste, illustrateur amoureux des paysages qu’il n’a de cesse de parcourir, n’a jamais caché sa passion pour la guitare folk : ce disque nous le rappelle par la présence rythmique de leurs cordes sur plusieurs compositions. Autrefois, Gildas Boclé écoutait les maîtres du genre que sont Doc Watson, Leo Kottke ou Chet Atkins ; et ce fut la contrebasse de Patrice Caratini aux côtés de Maxime Le Forestier qui lui donna un beau jour l’envie de pratiquer cet instrument qui vibre aujourd’hui à l’unisson de ses émotions. Et puis il y eut une belle rencontre, lors de sa période américaine, avec Gary Burton (qu’on retrouvera à l’affiche de Or Else, album de Gildas Boclé paru en 2006). Le vibraphoniste, connu entre autres expériences pour avoir travaillé avec George Shearing, Stan Getz, Pat Metheny ou Larry Coryell, avait enregistré en 1969 un album qui reste l’un des préférés de Boclé : Country Roads And Other Places. Tiens tiens, des routes de campagne, déjà... On comprend instantanément le clin d’œil et l’hommage que le contrebassiste a voulu lui rendre avec un disque qui donne lui-même beaucoup à entendre un autre vibraphoniste, Jean-Baptiste Boclé, frère de Gildas, dont le jeu très prégnant renvoie à l’existence du projet fraternel appelé Keltic Tales (une formation qui doit publier son quatrième album à l’automne prochain).
Le travail des couleurs et la mise au point de leurs variations passe chez Gildas Boclé par une multiplication des combinaisons autour d’un trio, lui-même variable, formé par la contrebasse, l’orgue associé au vibraphone de Jean-Baptiste Boclé et la batterie (jouée en alternance par Marcello Pelliterri, Simon Bernier ou Manhu Roche). Ce que les peintres, dans leur domaine, appellent le fond. Celui-ci est fondamental en ce qu’il définit l’ADN d’une musique qui accorde à la fois une importance extrême à l’évidence des thèmes composés et à la manière de les mettre au mieux en valeur. Cette base ainsi définie, Boclé convoque des instruments qui vont enrichir sa palette : le saxophone de Walt Weiskopf (déjà présent sur Or Else évoqué un peu plus haut), les guitares de Nelson Veras, Taofik Farah et Jérôme Barde (ancien membre des Volunteered Slaves), le piano et l’orgue de Florent Gac.
Gildas Boclé dit ressentir une attraction de plus en plus forte pour la contrebasse jouée à l’archet, que cet album traduit par ses éclats de lumière répétés : il suffit d’écouter son jeu sur des compositions telles que « Country Roads », « Kristen » ou « Départementale 786 » pour s’en convaincre. Son expressivité empreinte de spiritualité n’est pas sans rappeler celle de Renaud Garcia-Fons, l’accent méditerranéen en moins (la « Départementale 786 » est une route qui relie Morlaix à Dinard, histoire de nous rappeler l’importance de cette Bretagne presque vitale), mais l’attachement à la création d’une musique qui chante est bien le même. Parce qu’à sa façon, Gildas Boclé est un chanteur, même s’il ne ressent pas le besoin d’écrire des paroles. Les douze compositions de Country Roads sont un kaléidoscope de mélodies qui captent l’attention par leur caractère irisé, dont la tension monte parfois lorsque Walt Weiskopf entraîne le quatuor vers un jazz plus urbain, parfois teinté de blues (« Pueblo »). Mais les mélodies ne quittent jamais le devant de la scène. Celles-ci sont servies au mieux par la complicité des deux frères qui fait merveille du début à la fin. Le vibraphone, souvent chargé d’exposer les thèmes, les illumine, tandis que la contrebasse souligne leur dimension plus contemplative et leur donne corps avec beaucoup d’intensité.
La publication de Country Roads chez Absilone / Socadisc s’est faite voici quelques semaines dans une relative discrétion qui ne rend pas justice à ses nombreuses qualités. Il n’est pas trop tard pour prendre la route avec Gildas Boclé et ses compagnons : le voyage qu’ils proposent ressemble à s’y méprendre à une parenthèse enchantée.
« Country Roads »Taofik Farah & Jérôme Barde (guitare), Jean-Baptiste Boclé (orgue & vibraphone), Simon Bernier (batterie), Gildas Boclé (contrebasse).