Affolement(s): qui a abandonné la «souveraineté-populaire» et la «nation-citoyenne »?

Publié le 01 juin 2014 par Jean-Emmanuel Ducoin
Le FN n’est plus seulement une question de droite posée à la droite, mais bien, désormais, une question philosophique et sociale posée à la gauche.
 FN. Une carte des résultats électoraux ne ressemble pas toujours à un territoire. Ou alors il faut s’y reprendre à deux fois, parfois. C’est à peu près ce qui nous est arrivé, lundi matin, en découvrant l’ampleur des taches brunes symbolisant les scores du parti de fifille-la-voilà, sur les infographies officielles livrées par le ministère de l’Intérieur. Après le chaos d’une soirée (celle de dimanche) menée à cent à l’heure dans les affres d’un journal à fabriquer, le retour à la réalité du lendemain a toujours quelque chose du traumatisme, quand l’effroi devient soudain concret et le temps de l’analyse plus proche d’une perception réelle de la réalité. Là plus encore que d’ordinaire. Pas mal de chiffres dansaient devant nos yeux, les tasses de café ne suffisaient pas à ordonner nos pensées et la fenêtre ouverte n’aérait plus rien : le Front nationaliste était bel et bien arrivé en tête dans 71 départements sur 101. Certains scores laissaient songeurs.
Plus de 40% dans l’Aisne. Près de 39% dans le Pas-de-Calais et l’Oise. Plus de 37% dans la Somme. Et plus de 30% dans 18 autres départements. Arrêtons le décompte macabre, il n’offre qu’un sentiment de creux et jette nos idées dans un abîme déraciné. Mais attention toutefois à la tentation de minimisation (nous connaissons bien ce phénomène), elle pourrait s’avérer mortifère cette fois… Dangers. Quelques arguments peuvent en effet tempérer ce qu’il y a tout lieu, pourtant, de nommer une «percée» ou une «victoire» électorale du FN. L’ampleur de l’abstention, d’abord, qui a exclu du jeu la grande majorité de l’électorat de gauche «traditionnel» : voici la triste rançon du fiasco de la construction européenne telle qu’elle est et des politiques austéritaires théorisées et assumées par Normal Ier. La singularité du scrutin européen, ensuite, qui envoie régulièrement valdinguer les forces dominantes : ne l’oublions pas, une élection européenne ne «prédit» jamais l’avenir, sinon le Parti socialiste (14,4% en 1994 avec Michel Rocard) n’existerait déjà plus et Nicoléon (auteur d’un magistral 12% en 1999 comme tête de liste !) ne serait jamais devenu prince-président… Néanmoins, prenons la mesure cette fois que l’affaire est sérieuse, grave et durable, et que fifille-la-voilà, à la tête d’une formation en état de marche qui surfe mieux que n’importe quelle autre sur l’atomisation morale et sociale des citoyens, constitue désormais un danger majeur pour l’avenir et, évidemment, pour les cadres institués de la démocratie républicaine. Nous le savons, l’affolement ne se résorbe pas toujours dans le partage. Et il est sans doute un peu tard maintenant pour nous reprocher les parties de notre cursus idéologique laissées en friche au fil des années, soumis que nous étions à la pression des idées neuves et à la nécessaire transformation des modes de fonctionnement des organisations. Mais au fait, c’est qui, «nous» ? Nous, les communistes, les marxiens, les progressistes, les héritiers du jacobinisme politique, les révolutionnaires de toujours et même les socialistes primitifs d’Épinay, bref, tous ceux qui, à force de rectifications élémentaires et d’erreurs intellectuelles coupables, sans parler de l’indispensable désoviétisation, ont abandonné, parfois sans le vouloir, les concepts de «souveraineté-populaire» et de «nation-citoyenne». Fifille-la-voilà a tout récupéré. La patrie, au profit d’une souveraineté du chef et d’une nation identitaire. Et même le discours social, en substituant un clivage de classe par un clivage ethnique, sur les ruines de l’ancienne culture ouvrière. Qu’on se le dise. Le FN n’est plus seulement une question de droite posée à la droite, mais bien, désormais, une question philosophique et sociale posée à la gauche. [BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 30 mai 2014.]