J'avais, il y a deux ans, exploré au CIPh la critique que la Reconnaissance (pratyabhijnâ) fait de la doctrine du Védânta non-dualiste.
Cependant, je répète que les deux approches ne sont pas absolument divergentes.En effet :-La critique du Vedânta par la Pratyabhijnâ concerne uniquement Mandana Mishra. Or Mandana (qui est censé être devenu Sureshvara par la suite) n'incarne qu'une des interprétations possibles du Vedânta (=des Upanishads). Cette interprétation s'est prolongée dans l'école dite de la Bhâmatî. Séculaire (Mandana et Vâcaspati étaient tous deux maîtres de maison) et idéaliste, elle n'est d'ailleurs pas sans intérêt.
-La Pratyabhijnâ propose, à sa manière, une interprétation du Vedânta. La Shvetâshvatara Upanishad est clairement l'un des ancêtres de la Pratyabhijnâ. Comme d'autres (par exemple Michel Hulin), je considère que la Pratyabhijnâ a parfois donné un sens plus satisfaisant au Vedânta (par exemple sur l'équation brahman=félicité).-Abhinavagupta a commenté la Bhagadavad Gîtâ.-La Pratyabhijnâ et le système tantrique cher à Abhinavagupta, nommé Anuttara Trika, se sont propagés dans le Sud de l'Inde, intégrés au système Shrîvidyâ (basé principalement sur La Liturgie de Parashurâma).-Ce système a été intégré, jusqu'à nos jours, à la tradition vedântique. Ainsi, Shankara est considéré comme une incarnation de Shiva. Et Âryâmbâ, sa mère, est une incarnation de Shâradâ-Saravatî, l'une des manifestation de la déesse Parâ de l'Anuttara Trika.-Plusieurs oeuvres Shrîvidyâ-Trika-Pratyabhijnâ ont été attribuées à Shankara : La Saundaryalaharî, le Dakshinâmûrtistotra, etc.-Si cette intégration a été faite, c'est bien que les représentants du Vedânta ont considéré qu'il y avait convergence. Leur idée est que la Shrîvidyâ-Pratyabhijnâ serait le prolongement ésotérique du Vedânta. Un peu comme, dans le bouddhisme, le Guhyasamâja est le prolongement ésotérique du Madhyamaka, des œuvres des deux systèmes étant attribuées à Nâgârjuna.-Il y a bien d'autres traces de la Pratyabhijnâ dans le Sud. Par exemple, le Tripurârahasya. Avec le Dakshinâmûrtistotra, c'était l'un des textes favoris de Ramana Maharshi. Du reste, comme Shankara, celui-ci a implicitement identifié sa mère à une incarnation de la déesse Shrîvidyâ-Tripurâ, en la faisant inhumer dans un temple avec un Shrîcakra, le palais de cette déesse. Ramana était védântin à l'extérieur, shâkta à l'intérieur, comme bien d 'autres védântins. Plusieurs échanges des Talks montrent qu'il connaissait la Pratyabhijnâ. Lakshman Joo, un adepte cachemirien du shivaïsme du cachemire, alla du Cachemire à Arunâchala. Au XIe siècle, un tamoul de Maduraï, Madhurâjayogin, était monté au Cachemire pour voir Abhinavagupta. Ainsi la boucle est bouclée.-D'ailleurs ce Madhurâjayogin nous a laissé une description d'Abhinavagupta où il l'identifie à Dakshinâmûrti. D’où l'Hymne à Dakshinâmûrti, ensuite attribué à Shankara. Dans la version la plus répandue de la légende de Shankara, celle de Vidyâranya (XIVe siècle), Shankara se rend au Cachemire et monte sur le "trône de la déesse Shâradâ" tout en l'emportant sur un vilain tantrique nommé... Abhinavagupta. C'est un peu l'hommage du Vedânta à la Pratyabhijnâ... Déjà Shankara s'était montré particulièrement virulent à l'égard du bouddhisme, alors que son Vedânta lui a beaucoup emprunté.-Un exemple de compatibilité explicite (en terme indiens) est le commentaire Mânasollâsa de l'Hymne à Dakshinâmûrti commentaire attribué à Sureshvara. L'auteur de ce texte, Pratyabhijnâ en son contenu, tente un rapprochement avec la doctrine de Sureshvara, le plus radical des disciples de Shankara.-Il ne faut pas oublier que la Pratyabhijnâ n'est pas la seule doctrine dans l'ensemble désigné par l'expression "shivaïsme du Cachemire". Comme le montre le Vijnâna Bhairava Tantra, il y a bien d 'autres approches non-dualistes. Comme par exemple celle du Yoga-Vâsishtha, composé au Cachemire vers la même époque, inspiré par des sources bouddhistes et shivaïtes.-Abhinavagupta a composé une version Anuttara-Trika du Paramârthasâra védântique. C'est donc qu'il estimait qu'ils étaient suffisamment proches.-Sur le fond, le Vedânta considère que tout est fondé sur l'ignorance et l'illusion (avidyâ, mâyâ). La Pratyabhijnâ ajoute que cette illusion est la liberté souveraine (svâtantrya) de la conscience. Simple. Voilà pourquoi je propose ici des extraits de tous ces courants non-dualistes. Certains sont plus "intellectuels", d'autres plus "émotionnels". Mais ils pointent tous vers notre vraie nature. D'où l'intérêt de leur donner tous voix au chapitre. Sans les confondre.Hymne à la déesse Tripurâ-Shrîvidyâ-Parâ-Sarasvatî, fondé sur son mantra, truffé d'allusions à la Pratyabhijnâ et aujourd'hui récité chaque jour dans des centaines de foyers vedântins du Sud de l'Inde: