LE MONDE TELEVISION | 26.05.2014 à 14h43 • Mis à jour le 26.05.2014 à 17h21 |Olivier Zilbertin
Cela ne dure que le temps d’un éclair dans le regard de Tim Beckett. Instant fugace, presque insaisissable, où l’expression d’une joie enfantine submerge le flegme de ce très britannique ingénieur des Ponts et Chaussées. Tim Beckett savoure l’instant. Il s’apprête à découvrir ce que personne ne peut plus visiter : le port artificiel d’Arromanches, gigantesque structure de béton et d’acier posée au large de la Normandie par les alliés afin de ravitailler les troupes après le Débarquement. Colossale et stratégique. Mais définitivement démontée après usage.
Alors, la visite de Tim Beckett ? Lunettes 3D sur les yeux, joystick en main, l’homme se promène en fait sur les passerelles virtuelles du port intégralement reconstruit en images de synthèse. Séquence émotion. Il se trouve que le père de Tim, l’ingénieur Allan Beckett, fut à l’époque l’un de ceux qui inventèrent le concept du port d’Arromanches. « C’est la chaussée flottante conçue par mon père », se répète à lui-même l’ingénieur. A voir dans D-Day, ils ont inventé le débarquement, vendredi 30 mai à 20 h 45, dans « Thalassa », sur France 3.
L’inédite visite de l’ouvrage paternel par Tim Beckett est l’un des moments forts de la multitude de documentaires et films programmés à l’occasion du 70e anniversaire du Débarquement allié. Le sujet ne pouvait qu’inspirer une télévision tout autant éprise de célébrations que férue d’Histoire. Ce n’est pas pour rien que, en janvier 2003, l’Union syndicale de la production audiovisuelle (USPA) a organisé un colloque intitulé « Documentaire : histoire, la nouvelle star ». « L’engouement pour l’histoire est là et il est profond », avait constaté à cette occasion Jean-Pierre Guérin président de l’Union syndicale.
En 2012, par exemple, pas moins de 59 documentaires historiques diffusés à la télévision ont rassemblé chacun plus d’un million de téléspectateurs, selon des chiffres du Centre national du cinéma (CNC). Parmi les plus gros succès, le docu-fiction Titanic, la véritable histoire, sur France 2 (4,1 millions de téléspectateurs), ou encore Guerre d’Algérie, la déchirure, sur la même chaîne (3,4 millions), et Mussolini-Hitler, sur France 3 (3 millions). L’année précédente, rappelons que Apocalypse Hitler, sur France 2 avait été regardé par 6,4 millions de personnes.
La télévision française ne pouvait évidemment pas manquer le rendez-vous de ce 70e anniversaire du 6 juin 1944. Oui, mais voilà, à chaque commémoration, chaque année, la question se pose, plus complexe encore que la fois d’avant : que montrer de nouveau, que dire d’original, alors que les images d’archives ont été vues et revues par tous ? Avec D-Day, « Thalassa » choisit un angle de vue inédit : la caméra plonge dans les profondeurs sous-marines pour retrouver les 200 épaves des navires coulés pendant et après le 6 juin 1944. Témoignages des vétérans et images d’archives se mêlent aux reconstitutions en trois dimensions pour raconter un autre versant de l’Histoire. « Nous avons utilisé les trois outils – archives, témoignages et reconstitution – pour aller au-delà du simple récit historique. Comme une sorte d’alchimie pour intéresser de nouveaux téléspectateurs, et en particulier les plus jeunes, qui ne goûtent pas forcément les documentaires classiques, précise Marc Jampolsky, le réalisateur de D-Day. Mais il s’agissait également de sauver une partie de notre mémoire de la disparition qui la guette. »
Films colorisés, images de synthèse, reconstitution. Rien n’est de trop aujourd’hui pour raconter autrement les grands événements du passé. PourUne journée dans la vie d’un dictateur, diffusée sur Planète + en février, la logique a été poussée à l’extrême : images d’archives détourées puis plaquées sur des silhouettes de comédiens, le tout replacé dans les décors authentiques. Où est le vrai, où est le faux ? En devenant une star du petit écran, l’Histoire a dû aussi s’adapter aux exigences de la télé. Pour passer en prime time, par exemple, « la colorisation est le minimum obligatoire », assure Jean-Christophe Rosé, le réalisateur de La Lumière de l’aube que France 2 diffusera le 6 juin à 20 h 45, en point d’orgue de sa journée spéciale Débarquement.
« Un documentaire classique, avec images en noir et blanc et commentaires à l’ancienne, ne passerait peut-être pas en début de programme, admet Fabrice Puchault, responsable des documentaires sur France 2. Mais l’important est qu’il soit programmé et qu’il trouve en deuxième partie de soirée le public qu’il n’aurait pas rencontré en première. »« Attention à ce que ce ne soit pas les annonceurs qui imposent la programmation », prévient de son côté Jean-Christophe Rosé.
« Il faut en effet que le contrat soit clair avec le téléspectateur », estime Blanche Guichou, productrice chez Agat Film et Compagnie-Ex nihilo (Le Monde selon Christophe Colomb, Arte, 2012). Que le terrain, autrement dit, soit bien délimité entre documentaire et fiction, et le téléspectateur parfaitement informé du genre qu’il regarde ainsi que des sources utilisées. Mais la frontière est parfois ténue. Et une image garantie d’époque n’est pas pour autant gage de vérité. « Déjà, retirer le commentaire et recadrer sont des formes de manipulation », indique Jean-Christophe Rosé. Et même livrée brute dans sa version initiale, l’image peut prendre des libertés avec la vérité historique. Pour le 70e anniversaire de l’appel du 18 juin, J.-C. Rosé s’était penché sur « La Guerre des images » (Arte, 2010). Pour constater que la guerre s’était jouée aussi sur les écrans de cinéma, là où étaient diffusées les actualités de l’époque.
« Les Allemands avaient parfaitement intégré la puissance de l’image comme arme de propagande, contrairement à la France ou la Grande-Bretagne », rappelle le réalisateur. Ainsi les films du Débarquement ne racontent pas forcément tous la même histoire : avancée glorieuse et triomphale pour la télé américaine, l’offensive alliée a été repoussée à la mer pour les médias allemands, tandis que les infos de Vichy soulignent surtout les dégâts et la souffrance infligés aux populations civiles par les bombardements américains et britanniques. « Le documentaire historique est effectivement doué pour le mensonge », notait l’historien Jean Chérasse dans sa communication en séance publique devant l’Académie des sciences morales et politiques en mai 2005. « Ce qui était monnaie courante au temps de la pellicule cinématographique l’est encore plus aujourd’hui, à l’ère de la vidéo, du numérique, des images de synthèse, des effets spéciaux et trucages en tout genre. »
Reconstitution, colorisation, technologies de plus en plus sophistiquées…« D’accord, à condition que ce soit de bonne qualité et au service la vérité », estime pour sa part Blanche Guichou. « La colorisation, pourquoi pas ? La modélisation en 3D, à condition que cela apporte une véritable valeur ajoutée, ajoute François Garçon, chercheur et enseignant spécialiste de l’histoire et de l’économie du cinéma. Il n’y a aucune raison de se priver d’outils pédagogiques s’ils sont efficaces. »
Dans « Le Documentaire historique au péril du “docufiction” » (Presses de Sciences Po, 2005), François Garçon ne pouvait cependant s’empêcher de constater : « (…) La fiction n’est pas loin de l’avoir emporté sur le documentaire, décrété ringard par des responsables de chaîne n’ayant plus que l’audimat pour instrument de visée (…). Pour ce qui concerne le documentaire historique, le métissage des genres emmené aujourd’hui par la fiction consacre le triomphe du divertissement sur un des rares territoires audiovisuels où sa domination n’était pas manifeste. (…) Dont acte : vive la récréation ! Cela n’est certainement pas une bonne nouvelle pour les historiens, ni pour ceux qui (…) pensent que la télévision peut en certaines occasions offrir autre chose que du strict délassement. »
A l’occasion de l’anniversaire du Débarquement, par exemple ?
(Article publié dans Le Monde daté du 25 mai 2014)
Olivier Zilbertin
- Olivier Zilbertin
Journaliste au Monde