Les connaisseurs vous le diront : Philippe Gleizes est batteur et Caillou une formation surpuissante. Pas n’importe quel batteur, soit dit en passant. De la famille calorifère de ceux dont le jeu ruisselle de débordements multiples et le corps transpire à l’unisson d’une musique qu’on a tôt fait de cataloguer comme Zeuhl, mais dont les inspirations sont aussi à chercher du côté des musiciens anglais un brin pataphysiques et échevelés, vaillants créateurs de l’École dite de Canterbury (ses géniteurs étant, vous ne l’ignorez pas, les fondateurs de Soft Machine, au premier rang desquels Robert Wyatt et Hugh Hopper). Mais, l’évidence est là : il ne fait aucun doute que Gleizes compte parmi ses maîtres un batteur premier, Christian Vander – père de la Zeuhl, justement, et qui a fait appel à lui il y a peu pour une série de concerts avec Offering – dont il partage l’omniprésence et l’expressionnisme un brin démesuré.
Pourquoi parler à tout va de Zeuhl ? C’est la question piège, d’autant que son inventeur nous invite à penser que ses possibles héritiers confondent parfois le fond et la forme (certains d’entre eux ont pris le compliment un peu en travers de la gorge, il faut quand même le préciser). Mais affilier Gleizes à ce courant ne relève toutefois pas du contresens kobaïen, me semble-t-il. Parce que sa batterie est hantée par un foisonnement typiquement vandérien ; parce qu’elle occupe une place centrale dans la musique et dégage une puissance similaire et survoltée, à l’instar de celui dont Elvin Jones reste la référence en la matière ; parce que gronde dans son monde fiévreux une basse terrienne qui évoque celle des aînés que sont Jannick Top et Bernard Paganotti ou, plus récemment, leur disciple Philippe Bussonnet ; parce que le Fender Rhodes, autre instrument fétiche de cette école aux échos puissants, est au cœur du dispositif de toutes les compositions ; parce que la guitare est résolument électrique, à la fois rageuse et mélodique ; en l’absence de voix humaine, c’est elle qu’on charge de l’exposition des thèmes. Évoquant celles qui ont fait les belles heures des groupes nés dans le sillage de Magma (l’un des plus contemporains étant One Shot) mais aussi, il faut bien le souligner, de ses cousines d’Outre-Manche citées un peu plus haut (Matching Mole, National Health, pour n’en citer que deux). Voilà, en quelques lignes, un petit échantillon d'apparentements formels qui m’autorisent à penser ainsi. Sur le fond, je suis moins affirmatif : Magma est une famille à part, c’est une contrée farouche où la musique est le vecteur d’une vision singulière du monde, qui ne trouve pas nécessairement en Caillou un disciple zélé. Gleizes a ses propres histoires à nous raconter, et c’est tant mieux. Chez lui, il est question de Frankenstein ou de Dracula, mais aussi d’Indiens, de chiens qui dansent ou d’une nébuleuse. Son univers est bigarré, imprévisible et pas forcément soumis à un ordre logique ni à une organisation universelle.
Parlons un peu de lui : le bougre n’en est pas à son coup d’essai. Adeptes de la toile, vous éprouverez des difficultés à réunir les pièces de son dossier pourtant déjà bien chargé : vous le dépisterez aux côtés de Médéric Collignon au sein du Jus de Bocse ; ou membre d’une sacrée clique baptisée United Colors Of Sodom, sous la direction de Jean-Philippe Morel ; tiers de N’Walk aux côtés de deux kobaïens pur jus (James McGaw et Bruno Ruder) ; répondant à l’appel de Call The Mexicans (Jean-Philippe Morel, encore) ; inspirateur de Gleizkrew (un trio dans lequel on trouve le saxophoniste Hugues Mayot lui-même présent dans United Colors Of Sodom…). Et aujourd’hui co-fondateur avec Rudy Blas d’un drôle et réjouissant Caillou qui, je le confesse, ne m’a pas laissé de marbre !
On l’a compris : Gleizes et ses amis Rudy Blas (guitare), Mathieu Jérôme (Rhodes, claviers), Charles Lucas (basse), c’est du costaud, de l’énergie à l’état brut qui ne s’embarrasse pas de minauderies pour propulser le répertoire de leur quatuor vers la stratosphère, vers cet ailleurs si prisé des artistes engagés dans leur musique jusqu’à leur ultime souffle, là où se frictionnent le chant des mélodies et les pulsions vitales d’une musique qui ne saurait accepter la demi-mesure. Une musique de l’échauffement des particules, entre ombre et lumière. Et si ses élans évoquent directement Magma (ainsi, « Dancing Dogz » est habité d’un souffle qui tangente celui de « Zombies »), on se rend vite compte de la diversité des inspirations. Ainsi, après l’exposition de son thème aux accents de chants guerriers Indiens, le cœur de « Tomahawk » et son chorus au Fender lorgnent plus du côté du jazz sinueux de Matching Mole, en mode survitaminé. « Païens » ou « Les Carpates » affichent des couleurs jazz-rock, dans la lignée du Mahavishnu Orchestra ou du Lifetime de Tony Williams. Gleizes est un formidable technicien de la batterie, il sait entraîner le groupe dans sa propre folie sans l’écraser par son jeu, chacun des musiciens s’aventurant dans un combat fraternel et euphorisant (« Victor F. »). Dix compositions, toutes originales, dont une majorité signées de Gleizes, avec l’appui de ses camarades qui s’y collent également, pour un voyage haletant où les temps de pause ne vous seront que rarement accordés : « Hum Hum », pour commencer en souplesse, « Goban », plus céleste sans pour autant être vaporeux, « 200 Toiles » jusqu’au moment où la guitare zèbre l’espace de ses stridences ; de plus, les invitations à une transe tournoyante sont au programme (« Spirales »). Mais quelle importance après tout ? Il sera bien temps de se reposer plus tard, après... Ici, c’est l’urgence qui commande. Un point c’est tout. Et ne vous fiez pas aux 3’23" annoncées par la première partie de « Nébuleuse » : votre patience sera récompensée par ce qui en est peut-être la seconde, une dernière progression frénétique, après deux minutes d’un silence malin.
Mais au fait, pourquoi Caillou ? C’est une histoire liée à la Bretagne, là où Philippe Gleizes était installé à l’époque où a germé l’idée du groupe. Une discussion avec Rudy Blas plus tard et le nom était trouvé. La Bretagne, pays de la pierre, du granit, symbole de résistance (parce qu’il faut savoir en faire preuve pour défendre une musique aussi peu consensuelle), bon sang mais c’est bien sûr ! Oui d’accord, mais le nain alors ? Pourquoi le nain (qui arbore un bonnet rouge, c'est à la mode en ce moment...) ? Eh bien, parce que le nain, au demeurant personnage fort sympathique, creuse au fond des mines dans les légendes, c’est un travailleur de la pierre et puis… avec la compagnie d'un tel personnage, vous disposez des moyens de réaliser une pochette qui ne ressemble pas aux autres ! Un gentil nain, mais à la tête dure…
Ah, tiens, avant de finir… Je profite de la publication de cet album pour souligner une fois encore le travail d’Alain Lebon dont le label Soleil Zeuhl – tout doucement, dans la discrétion imposée par une conjoncture pourvoyeuse de toutes les vulgarités clinquantes et analphabètes et au-delà de toutes les difficultés qu’on peut imaginer dès lors qu’il s’agit de faire exister un catalogue exigeant – est à défendre coûte que coûte. Il est un refuge précieux pour des musiques habitées d’une même synergie, celle qui naît de l’alliance entre la profondeur de l’âme et la chaleur du muscle. Remercions-le de faire en sorte que les Japonais ou les Américains ne soient pas les seuls désormais à se battre pour une telle cause musicale. Le disque de Caillou sort sur Soleil Mutant, qui est en quelque sorte le second label de Soleil Zeuhl, dans un souci de diversification après 15 ans d’existence, mais dont l’esthétique devrait rester proche de celle de sa matrice. Il y a quelques mois, sous la houlette de l’excellent Nicolas Candé, Setna publiait une Guérison aux vertus solaires, que j’avais évoquées ici-même ; plus près de nous, le 18 septembre, un Soleil Zeuhl Festival se tenait à Paris (avec le renfort d’autres formations telles que Neom ou le Scherzoo d’un autre batteur, François Thollot). J’ai quelques scrupules à écrire ici – parce que les jeux de mots n’ont pas manqué – que Caillou est une nouvelle et belle pierre à cet édifice à la fois fragile par sa constitution et solide par le feu qui couve en lui.
Pour finir en musique – parce qu’après tout, c’est bien le plus important – je vous propose quelques minutes d’un concert enregistré par le groupe en 2012, à Malguénac. Caillou vous emmène avec lui pour un voyage du côté des Carpates ! Bonne route !