Dans la famille "Je voudrais un disque qui soit à la fois plein d'un jazz libre et créatif mais aussi un bel objet qu'on a envie de toucher, de garder près soi", je demande Les Passagers du Delta de Denis Levaillant et son trio ALP (pour Altshul, Levaillant, Phillips). On me pardonnera d'accorder une place que d'aucuns pourraient juger excessive à la forme, donc au contenant, de ce double CD, mais les temps sont durs pour la musique ; alors il serait vraiment injuste de passer sous silence le très bel effort fourni par DLM Éditions à l’heure où il semble si difficile de « vendre » de la musique. Deux disques donc, réunis sous la forme d'un livre bilingue qui fourmille d'informations : une préface de Pascal Anquetil, une biographie de chacun des musiciens, de magnifiques photographies en noir et blanc signées Guy Le Querrec et Jean-Pierre Leloir et, cerise sur le gâteau, de précieuses notes d'écoute écrites par Denis Levaillant. C’est Noël avant l’heure et tout le monde pourra s’en réjouir !
Quant au contenu proposé dans ce très bel écrin, il est placé sous la responsabilité de Denis Levaillant (piano) avec la complicité (c’est bien le mot) de Barre Phillips (contrebasse) et Barry Altshul (batterie) ; il s'offre à nous en deux temps, qui remontent à la fin des années 80. Une période dont on se rappelle le naufrage en ce domaine et pourtant, cette musique n'a pas pris une seule ride, contrairement à la sclérose technoïdo-commerciale dominante dénuée d’âme qui, elle, était vieillie avant même d’être née, pour ne pas dire morte-née. J’hésite à prononcer un jugement par trop définitif sur cette décennie malheureuse rien qu’à l’idée qu’elle agite encore chez certains égarés un relent de nostalgie absolument incompréhensible et, pour tout dire, totalement injustifié. Bref, revenons à nos moutons qui, eux, ne sont pas égarés, et sonnent à merveille !
Le premier disque des Passagers du Delta – on voit que la géométrie et le triangle sont ici au cœur de l’histoire - est un enregistrement live capté en mars 1989 ; le second est son pendant en studio enregistré exactement deux ans plus tôt. Le répertoire des deux disques est en grande partie identique, il sera toujours amusant de se livrer à l’exercice de la comparaison des versions, sachant qu’il y a fort à parier – et c’est le cas ici – qu’un surcroit de souffle anime l’enregistrement live. Mais il n’existe finalement qu’une différence peu significative dans l’esprit qui règne entre les instants captés sur scène et ceux consignés par le trio en studio. Et pour ne rien vous cacher, je ne suis pas un adepte forcené des exercices musicologiques que je réserve aux exégètes dont je ne suis pas. Il se trouve que, sur scène comme en studio, quelque onde malicieuse m’a attrapé par la manche et m’a dit : « Vas-y, écoute, tu vas aimer cette musique que tu ne connaissais pas ! »
Et je me suis laissé faire. Dont acte.
Si cette musique captive très vite, c’est parce qu’elle repose sur l’idée de l’équilibre et d’une interaction gourmande entre les trois jongleurs que sont Levaillant, Phillips et Altshul ; c’est parce qu’elle est le témoignage de la mise en œuvre d’une forme de parité absolue entre chacun des acteurs d’un groupe dont la formule éprouvée est, on le sait, l’une des plus redoutables. Cet « Art du trio », qui fait l’objet d’une analyse à la fois savante et pédagogique de Pascal Anquetil, a quelque chose à voir avec la magie, tant il aura été illustré par des maîtres dont on se dit qu’ils sont indépassables et géniteurs potentiels d’héritiers forcément moins inspirés. Oui, il y aura eu avant eux : Art Tatum, Oscar Peterson, Erroll Garner, Thelonious Monk... Oui, Ahmad Jamal, qui l’un des premiers aura imaginé qu’un trio pouvait être équilatéral... Oui, Bill Evans... Oui, Keith Jarrett... Mais faudrait-il pour autant ne pas chercher à faire entendre sa propre voix, à trouver sa voie ?
A l’écoute de l’extrême musicalité des voyages proposé par le trio ALP – c’est presque là un oxymore - on se dit qu’un tel danger ne rôde pas au cœur des paysages aux couleurs brillantes que dépeignent des musiciens qui, non seulement, savent s’écouter mais peuvent, chacun l’un après l’autre, ou deux par deux, s’échapper dans le plus grand respect de la liberté des autres. Il faut dire, tout de même, qu’on a affaire à de sacrés clients : Barry Altshul est un batteur, certes, mais peut-être conviendrait-il de le définir avant tout comme un coloriste, un enlumineur dont les peaux et les cymbales sont habitées d’un vrai chant (« Drum Role » en fait une belle démonstration, qui nous évoque au détour d’un solo la mélodie de « I Got Rhythm » de George Gershwin) ; il faut dire que ses expériences passées au sein des trios de Paul Bley, de Chick Corea et de Sam Rivers ont certainement contribué à cette luxuriance des teintes. Barre Phillips, le plus français des contrebassistes américains, inspiré par l’Afrique est, quant à lui, à ranger dans la catégorie des « défricheurs », on sait à quel point sa contribution à l’esthétique de la contrebasse en tant qu’instrument soliste (notamment par son album Basse Barre en 1968, qu’on pourrait presque entendre comme Bare Bass) est essentielle et combien il aura donné pour la cause des musiques improvisées. Avec de tels compagnons, Denis Levaillant a beau jeu – j’emploie cette expression à dessein – de déployer la brillance et le foisonnement d’un phrasé forgé tant à l’école de la musique classique que du jazz ou des musiques dites populaires (ne voyez rien de péjoratif dans cette expression, bien au contraire). Cet homme orchestre, maître de ballet, chef de chœur, compositeur d’opéras, féru de danse, d’électronique et d’improvisation et, plus généralement, de tous les spectacles vivants, est là en pleine lumière et sait faire vibrer bon nombre de ses cordes : nous sommes au cœur du jazz, bien sûr, mais au-delà probablement, dans un espace qui mêle complexité rythmique et précision mélodique (l’héritage classique de Levaillant compte pour beaucoup, c’est évident). A tout instant, le trio ALP crée la surprise, invente, multiplie les dialogues et nous rappelle que la musique est d’abord une conversation, une source d’échanges.
1989-2013. Près de vingt-cinq nous séparent de cette aventure et pourtant, comment expliquer à quel point le temps paraît s’être suspendu, tant cette musique est intacte à nos oreilles et à nos âmes ? La magie, vous dis-je, la magie !