Quelques mots, pas un de plus, au sujet de Cinque Terre, premier album de l’Ensemble Art Sonic.
Si j'étais un type normal – donc paresseux – je n'aurais qu'une seule chose à vous dire : allez donc voir LÀ (et pour votre information, je n'y suis pas), car tout ce que je voulais vous expliquer au sujet d'un disque magnifique a déjà été écrit, et beaucoup mieux que je ne saurais le faire. Normal, c'est le chef des Citoyens qui s'y est collé, alors vous pensez bien que je ne vais pas me risquer à formuler la moindre esquisse de soupçon de début de réserve. Non, sans rire : si après la lecture de sa chronique de Cinque Terre, cet album parfait de l'Ensemble Art Sonic (le premier qui me glisse un truc du genre… « et vieilles dentelles » se verra condamné à écouter sans pause au casque et à très fort volume durant une semaine l'intégrale des enregistrements live de Céline Dion, aucune remise de peine ne pouvant être accordée), vous n'avez pas envie d'en savoir plus et de vous lancer dans la découverte de cette musique incomparable, alors franchement… je me verrais dans l'obligation de vous priver de dessert à vie !
Donc, je pourrais en rester là, considérant par ailleurs qu'au fil de votre butinage méthodique des pages de Citizen Jazz, vous auriez matière à bien connaître ces deux architectes de la matière sonore que sont le clarinettiste saxophoniste Sylvain Rifflet et le flûtiste Jocelyn Mienniel. D'ailleurs, si je ne m'abuse, j'ai déjà évoqué ici-même ces deux larrons créatifs, saluant le pouvoir de séduction de leur musique. Pas besoin de vous le rappeler, n'est-ce pas, puisque vous aviez tous ces compliments en mémoire. Et pourtant, si vous m'y autorisez, je vais, comme on le dit un peu vulgairement, en remettre une couche. Et je ne serai pas avares de liens placés au cœur du texte à votre attention, pour que vos connaissances sur le sujet fassent de vous de véritables experts riffletomiennieliques. Vous apprécierez votre chance, je le sais.
Comme vous l'avez compris, ça fait un petit bout de temps que je guette du coin du pavillon le réjouissant laboratoire dont Rifflet et Mienniel sont les chercheurs inspirés : parfois séparément, souvent ensemble, ces deux musiciens semblent avoir décidé de vibrer pour la seule cause qui vaille la peine à leurs oreilles curieuses, celle de la musique sans cesse réinventée. En moins de cinq ans, on a vu éclore, sous l'impulsion de leurs volontés farouches, toute une série de petites merveilles.Plus précisément, il faut bien le dire, depuis l’année dernière, ces deux beaux artistes nous gâtent. Auparavant déjà, différents indices nous avaient mis en alerte sur la capacité de chacun d’entre eux à produire du sang neuf. Par exemple Rocking Chair, cette formation dans laquelle Rifflet et la trompettiste Airelle Besson, je cite mon camarade Citoyen Franpi, « exprimaient en liberté une fraîcheur et une cohérence qui participe de cette régénérescence du jazz français qui fait passer l’émotion et le son avant les dogmatismes ». C’est non seulement très bien dit mais en plus c’est très juste. Mienniel, quant à lui, était depuis quelque temps l’une des pièces maîtresses de l’ONJ sous la direction de Daniel Yvinec. Il y avait aussi ce duo expérimental et électronique appelé L’encodeur, enregistré en 2009 et publié l’année dernière sur le label de Jocelyn Mienniel, Drugstore Malone. Ils faisaient là une première démonstration commune de leur soif de modelage de la matière sonore par le souffle. Mais 2012 s’apparente à un grand cru : Rifflet publie un magnifique Beaux-Arts, que j’ai salué en son temps (c’est ICI) ; et très vite, le voici qui fourbit un Alphabet enchanté dont il m’a été impossible de ne pas vanter les grandes qualités (c’est LÀ) et qui comptait parmi ses membres, outre Philippe Gordiani et Benjamin Flament, un certain... Jocelyn Mienniel ! Ce dernier, pas en reste, dégainait de son côté un réjouissant Paris Short Stories dans lequel la logique des trios variables était appliquée à la multiplication des couleurs. Une nouvelle réussite, un autre écho de ma part : ICI ! On ne s’étonnera pas que l’une de ces triplettes était investie par un clarinettiste du nom de Rifflet. Vous me suivez ? Oui, et vous avez bien compris que nous avons affaire à de sérieux clients, dont je surveille de très près chacun des faits et gestes musicaux, parce qu’à l’avance, je sais que j’y trouverai largement de quoi m’abreuver. À soiffard, soiffard et demi !
Or, voilà qu'avec l'Ensemble Art Sonic et leurs envoûtantes Cinque Terre, Rifflet et Mienniel se lancent dans une nouvelle exploration. Pour mémoire, le groupe a fêté sa naissance le 1er décembre dernier à l’Atelier du Plateau. Je tiens beaucoup à ce mot « exploration », parce qu'il me semble correspondre à leur désir de conquérir de nouveaux territoires et à leur aptitude à en observer les moindres détails. Art Sonic est un quintette à vents qui va de l'avant (oui, je sais… c’est nul !) et rebat les cartes d'un jeu qui ne manquait déjà pas d'atouts. Autour des deux directeurs artistiques préposés aux flûtes et aux clarinettes, Cédric Chatelain (hautbois et cor anglais), Baptiste Germser (cor) et Sophie Bernardo (basson) sont les acteurs d'une formule qui se pare des atours de ce qu'on pourrait appeler une musique de chambre contemporaine. Mais une musique qui ne serait ni classique, ni jazz, mais ailleurs - un très bel ailleurs - soumise à l'influence de compositeurs tels que Debussy mais aussi à celle, plus hypnotique, des tenants de l'école dite minimaliste (à plusieurs reprises, on pense à Steve Reich pour sa science des déphasages et des imbrications de cycles rythmiques – sur « Riomaggiore » par exemple) et qui s'inscrit dans une recherche de nouvelles couleurs ; on ne s'étonnera pas que certaines des compositions soient inspirées par des peintres, comme Mondrian par exemple avec « Composition With Blue ». Mais attention, quand on parle de couleurs, il ne faut pas penser uniquement aux associations de timbres et aux textures sonores que celles-ci font apparaître (et à ce petit jeu chacun des cinq musiciens s'y entend pour explorer son instrument dans tous ses retranchements), mais se dire qu'un flûte, une clarinette, un basson, un cor ou un hautbois, hauts lieux de la respiration, sont plus que des sources de souffles ! Avec eux, le rythme, la pulsion, la percussion, le bruitisme… toutes les imaginations sont sollicitées dans un objectif partagé d'invention poétique.
Parce qu'avec Cinque Terre - et donc bien au-delà des méthodes et techniques employées - ce sont d'abord des images, un grand tableau, qu'Art Sonic projette pour chacun de nous. Je ne vais pas passer ici en revue chacune de ses scènes parce qu’avant tout le disque est à prendre comme un ensemble, une sorte de fresque, mais ne serait-ce que pour vous donner une petite idée de sa force de suggestion, voici deux ou trois illustrations à ma façon. En images, bien sûr !
Tenez par exemple, avec « Sequenza Delle Cinque Terre », Art Sonic nous invite à découvrir des villages accrochés au bord d'une falaise dans la Ligurie italienne. Il y est question de bateaux et de leur va-et-vient, de cornes de brume : voilà une célébration qui, une fois le décor planté, vous donne l'impression d'être un oiseau survolant un somptueux paysage ! On entend presque le battement de ses ailes, on se sent grisé par les espaces qui s'offrent, au bord d'un étourdissement heureux. Un peu plus tard, « Ferrata » crée l'illusion d'un voyage à bord d'une locomotive à vapeur. Et que sont donc ces mystérieuses « Herbes luisantes » (composées par le jeune magicien Antonin Tri-Hoang, par ailleurs conseiller musical de l'album) qui vous donnent l'impression de ramper au sol dans la fraîcheur d'un petit matin ? Ailleurs encore, Art Sonic ne cesse de faire changer les couleurs, trouvant des ressources insoupçonnées dans le basson pour évoquer les variations de teintes d'un érable du Japon (« Les mélodies éphémères »). J'en arrête là avec mon petit cinéma imaginaire…
On le comprend, cette présence intriquée du souffle, des sonorités organiques et des rythmes fascine sans jamais faiblir. Tout autant musicale que picturale, l'expression artistique de l'Ensemble Art Sonic est de celles qu'on aime par dessous tout parce qu'elle libère notre imagination tout en nous conviant à un voyage dont chaque étape est la source de nouvelles découvertes. On se dit aussi que Rifflet, Mienniel et leurs complices élaborent devant nous une musique durable, qui ne s'érodera pas avec le temps. En nous associant de plein droit à ses créations, Art Sonic décuple notre plaisir. À coup sûr, Cinque Terre est un des très grands disques de l'année !
Ah... j’oubliais de vous rappeler que son acquisition est hautement recommandée ! Le label Drugstore Malone est là pour ça... je le précise au cas bien improbable où vous l’auriez déjà oublié.