Raymond Vauban a la quarantaine, du bide, perd ses cheveux, aime la philosophie et les romans policiers américains. Mais il est détective privé. Enfin, pour exercer cette profession et mettre le plus de chances de son côté, il s'est choisi un autre nom, à consonance américaine : Jack Teddyson. Bon, soyons honnête, ce séducteur impénitent a malgré cela du mal à faire bouillir la marmite, les affaires ne vont pas fort...
Et puis, voilà qu'arrive une femme magnifique, plantureuse, sexy et riche... Elle vient pour demander à Raymond/Jack d'enquêter sur l'assassinat de son époux. Un mari qui n'est pas un inconnu en Martinique : Sesostris Ferdinand, homme d'affaires et chef d'entreprise opulent, retrouvé mort et privé de ses attributs masculins.
Il faut dire que la scène de crime se situait dans l'appartement d'un prostituée bien connue, Isabela Hernandez Rincon, originaire de la République Dominicaine. Envolée, d'ailleurs, la demoiselle... Laissant derrière elle un appartement vide à l'exception du matelas sur lequel gisait le corps de Sesostris, sans vie et mutilé...
Pourrait-elle être l'assassin de l'homme ? L'épouse en doute. Son mari était le plus fidèle des hommes et n'allait jamais s'offrir les services de professionnelles du sexe, contrairement à ce qu'on veut faire croire. Quant à la police, elle patauge gentiment, incapable de dégager la moindre piste viable pour retrouver le ou la meurtrier/ère...
Une cliente qui paye rubis sur l'ongle, et en abondance, qui lui plaît bien, disons les choses clairement, et une affaire qui sent le stupre et la luxure, une vraie aubaine pour un détective privé un peu à la ramasse et qui a des factures à payer. A moins que ce ne soit un puits d'emmerdes sans fond, mais le grand Jack Teddyson n'y a pas songé une minute avant de dire oui.
Et des pistes, il va en trouver : la prostitution et les réseaux venus de République Dominicaine, des demoiselles dont le charme ne laissent pas le détective indifférent ; le jeu clandestin, et en particulier la mystérieuse borlette, activité venue d'Haïti et qui semble rencontrer un grand succès en Martinique ; la piste politique, enfin, car Sesostris Ferdinand contribuait au financement d'un célèbre parti...
A moins que la piste familiale, écartée par la police et difficile à gérer pour Jack, puisqu'on parle en fait de sa cliente, soit à privilégier... Car, toute attirante qu'elle soit et malgré la franchise et la sincérité qu'elle affiche, la veuve pas très éplorée ment beaucoup, même selon les critères un peu lâches du détective privé.
Jack Teddyson va d'ailleurs bien vite comprendre qu'il ne peut compter sur personne d'autre que sur lui-même. Pas simple, parce qu'il a beau connaître son Philip Marlowe sur le bout des doigts, force est de reconnaître que Jack n'est pas le plus grand détective de son époque, ni sans doute de son île. Mais, il est plus motivé que les flics, qui semblent se moquer comme d'une guigne de ce meurtre...
Alors, il s'accroche, se bat, se met en danger, même. Eh oui, il faut croire qu'un des pistes qu'il a mises au jour est la bonne ! Mais laquelle ? A chaque fois qu'il pense tenir quelque chose, ce sont d'autres histoires qui lui apparaissent. Pas des plus reluisantes, mais sans lien évident avec son affaire. Il va vraiment lui falloir un petit coup de pouce pour découvrir qui a tué...
Raphaël Confiant est l'un des initiateurs, avec, entre autres, le prix Goncourt Patrick Chamoiseau, d'un mouvement qu'on appelle la Créolité. Fidèle à ce concept qui veut rompre avec la sempiternelle carte postale qu'est la Martinique pour beaucoup afin de parler des vrais problèmes qui touchent l'île, Raphaël Confiant a donc choisi de l'appliquer au roman noir à l'Américaine, façon Chandler ou Hammett... "Citoyens au-dessus de tout soupçon..." est donc son "Grand Sommeil".
Non, je ne plaisante pas ! Ca commence par l'embauche du détective un peu minable pour une affaire qui a l'air toute simple mais qui ne l'est pas et qui implique des gens riches et puissants, on retrouve les archétypes, comme les femmes fatales, tous les codes et techniques y sont revisités, c'est vraiment un étonnant exercice de style de voir transposé à la Martinique contemporaine ce genre de romans qui a marqué la littérature américaine des années 30 à 50.
Mais on comprend petit à petit que ce choix n'est pas innocent, qu'il s'adapte parfaitement à ce que veut faire l'auteur martiniquais dans le cadre de la Créolité. Car nous plongeons dans la face plus sombre, plis délicate de la Martinique, celle, effectivement, qu'on n'envisage pas lorsqu'on songe à l'île et à ses plages.
Les grands thèmes abordés, ce sont évidemment les différentes pistes suivies par Jack, la prostitution, le jeu, la politique. Mais, Confiant ne s'arrête pas là, il observe aussi cette île sur laquelle les Békés, les descendants des grands propriétaires blancs, conservent une place à part, au-dessus du commun, où les métis, les mulâtres, sont eux aussi au-dessus de la population noire.
Une société où tous les moyens sont bons pour améliorer l'ordinaire, où l'on joue à la borlette, jeu de hasard dont les règles sont expliquées dans le livre, dans certains quartiers comme au bonneteau dans les rues de Paris décrites par Georges Simenon ou Léo Malet. Sauf que les sommes, ici, paraissent bien plus importantes...
Une société dans laquelle des femmes, venues d'autres îles caribéennes, viennent se prostituer en espérant mettre de côté un pécule suffisant pour pouvoir rentrer au pays et s'y établir... La traite comme outil de promotion sociale... Confiant ne noircit pas le trait et recourt volontiers au cynisme, qui fait partie lui aussi, de l'attirail du bon auteur de roman noir, sans aseptiser les faits.
Et puis la politique... Bon, on se doute vite des orientations politiques de l'auteur puisque c'est la droite locale qui en prend pour son grade. Une droite gaulliste, eh oui, ça existe encore, qui aimerait bien voir ses avantages perdurer, ce qui n'a rien d'évident. Là aussi, on perçoit vite les différences sociales que sous-tend le clivage gauche/droite et Confiant en profite pour saluer la figue de Césaire, qui fut longtemps élu de Martinique.
Mais, ne croyez-pas que Confiant soit totalement manichéen. Son détective, blasé, n'a pas plus confiance dans l'autre camp et préfère puiser ses idées dans les ouvrages des grands philosophes plutôt que dans les programmes électoraux. Reste que la piste politique, comme les autres, est tentante. Et surtout, tout ces problèmes semblent inextricablement liés...
Pour finir, un mot sur le titre de ce billet, une citation extraite des premières pages du roman de Raphaël Confiant. En effet, comme le fait remarquer Teddyson, la vie privée n'est pas quelque chose qui semble naturel sur l'île. En clair, c'est petit, tout le monde se connaît, tout le monde sait tout sur les autres...
Et pourtant, que de secrets ! Que d'histoires visibles aux yeux de tous, sans que rien ne se sache vraiment. Que de silences aussi, quand il s'agit d'aider, que de dissimulations ! En fait, l'exploit d'un privé en Martinique, c'est d'obtenir des informations qui devraient être à portée de main, si l'on en croit la réputation de l'île, alors que, manifestement, rien n'est vraiment ce qu'il paraît.
Et l'on comprend alors que, dans le titre du roman, tout est en fait dans les points de suspension... Oui, tous ceux que rencontre Jack sont des citoyens au-dessus de tout soupçon. En apparence, tout du moins. Car tous ont aussi très certainement des choses à se reprocher et des squelettes à planquer dans leurs placards... Ils sont au-dessus de tout soupçon, sauf de ceux de Jack qui finit par soupçonner tout le monde. Et pas seulement pour la mort de Sesostris Ferdinand. Mais comment établir des preuves ?
On devine d'ailleurs que ce n'est pas la première fois que Raymond Vauban, alias Jack Teddyson, a déjà été confronté à ces situations bizarres où il faut creuser profond pour découvrir une vérité qui est censée être visible par tous. Voilà aussi la complexité de la vie en Martinique... A moins que ce soit surtout la complexité de la vie d'un détective privé martiniquais qui se rêve en anti-héros américain.
Il est touchant, Jack, dans sa maladresse, sa dégaine de mec ordinaire et son courage tout relatif. Dans sa façon de s'enfoncer un peu plus dans les ennuis sans jamais vraiment avancer dans son enquête. Dans son manque total d'intuition, qui va lui faire louper un événement qui, là encore, se trouvait sous son nez. Une histoire secondaire mais qui sert de chute au roman.
Jack Teddyson n'est définitivement pas Philip Marlowe. Ou, tout du moins, il lui faudra encore emmagasiner beaucoup d'expérience avant de pouvoir espérer lui arriver à la cheville et suivre son pas. Attention, ça ne veut pas dire qu'il ne parviendra pas à ses fins, mais ça ne veut pas dire non plus qu'une éventuelle réussite fera de lui un héros, le détective que tout le monde s'arrache.
Oh, il a de la ressource, un vrai pouvoir de séduction, il préfère papillonner plutôt que de se laisser mettre le grappin dessus. D'ailleurs, si ce n'était pas un manque flagrant d'éthique, il tenterait bien sa chance avec sa cliente... Les femmes ne manquent pas dans la vie de Jack Teddyson, sans trop savoir si elles se jouent de lui ou s'il est vraiment un don juan.
Publié à l'origine chez Caraïbéditions, maison installée en Martinique et en Guadeloupe, "Citoyens au-dessus de tout soupçon..." va bénéficier avec cette sortie chez Folio d'une nouvelle exposition. Quant à Jack Teddyson, il va revenir dans d'autres enquêtes. Deux autres romans sont déjà disponibles en grand format dans la même maison d'édition antillaise.
Et je serais curieux de les lire également, parce que je me suis bien amusé, sans pour autant négliger le contexte de l'histoire, tel que je vous en ai parlé plus haut. Sans oublier cette dimension de roman noir qui apporte beaucoup et n'est pas qu'un artifice romanesque. Hommage réussi, il redonne même envie de lire ou relire les romans de Chandler.