L’Œil dans l’abîme, un conte bref de Frédéric Gagnon…

Publié le 28 mai 2014 par Chatquilouche @chatquilouche

Tirée de Fauve-Hautot

J’étais un homme malheureux, je travaillais dans une usine. Chaque jour de la semaine, je me sentais asservi par une tâche abrutissante. Pour échapper à mon dégoût, je passais mes soirées à boire. Un vendredi soir, comme j’étais plus abattu qu’à l’habitude, j’ai décidé de me rendre dans un bar de danseuses. D’abord les lumières dans la pénombre me fatiguèrent, puis mes yeux s’habituèrent et je vis plusieurs femmes, très belles, en petite tenue ; mais leur présence me laissait indifférent. Puis une superbe rousse apparut sur la scène et mon excitation fut totale. Elle avait quelque chose que les autres n’avaient pas, quelque chose de plus que la perfection du corps, une présence bouleversante, comme si l’essence même de la nudité se révélait enfin ; voir danser cette femme, c’était admirer ce mystère cosmique qui est source et destruction de tout ce qui existe. Dès que la rousse eût achevé son numéro, je l’ai rejointe au bar. Je voulais qu’elle danse pour moi. Elle me jeta, en souriant, un regard de défi, puis elle accepta. Dans l’isoloir je me suis laissé tomber dans un fauteuil et je me réjouis d’avoir pour moi seul, ne serait-ce que quelques minutes, cet être en qui brûlait cette flamme qui seule peut étancher la soif de l’homme. Elle se dévêtit tout à fait, puis elle ondula des hanches au rythme d’un blues lent. « Qui es-tu ? demandai-je. Tu es si… si merveilleuse… » Elle me sourit, continuant sa danse en me dévisageant de manière insolente. « Mais qui es-tu donc ? » redemandai-je abruptement, à bout de souffle, mon cœur battant la chamade. Elle se pencha vers moi, et moi j’admirais sa poitrine extraordinaire. « Je suis la Vie », dit-elle, puis elle lécha ses lèvres longues et pleines. Puis elle ajouta : « Je suis ta servante, Ferdinand. » « Mais comment connais-tu mon nom ? » demandai-je. « Je suis ta servante, Ferdinand. Mais tant que tu me craindras, je te dominerai. Si tu le souhaites, tu peux devenir un être à part. Moi, je te soulèverai au-dessus de l’État et de tous les puissants. Plus personne ne pourra rien contre toi. Tes serments, je les effacerai ; tu pourras mépriser la justice des hommes puisque tu deviendras la source d’une justice supérieure. Maintenant, aime-moi, baise-moi, domine-moi. » Lentement j’écartai les poils roux de sa chatte, puis les grandes lèvres, mais… mais la vision d’horreur qui suivit me fit perdre raison : son superbe sexe était rempli de vers grouillants. Je crois que j’ai hurlé. Je ne sais trop ce qui s’est passé par la suite. On m’a dit que je m’étais battu avec des types, puis je me suis retrouvé à l’hôpital, avec les fous. On m’administra plusieurs drogues contre mon gré. J’étais constamment hébété. Puis, un jour, pour faire une expérience, les médecins m’enfermèrent avec des criminels délirants. Les délinquants m’observèrent un moment. Puis l’un d’eux me frappa au visage et je m’effondrai ; puis ils m’assénèrent tous des coups sur la tête. Puis l’un d’eux me viola. Puis… Je ne sais plus.

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Voilà, je crois que je suis bien mort maintenant. Seul. Dans l’Abîme, dans le froid, dans la noirceur. Mais la noirceur n’est pas complète. Il y a, au-dessus de moi, un œil immense qui projette sa propre lumière. Et l’Œil m’observe. Il m’observe pour rien. C’est un regard froid qui me scrute, qui ne me laisse pas la plus infime intimité avec moi-même, qui me relègue au dehors de mon être. En réalité je n’ai plus d’être propre. Je serai observé durant toute l’éternité, livré à un désœuvrement qui me tue sans fin bien que je sois déjà mort. Ce regard ! Dieu, ce regard… Ce regard froid, sans âme et sans repos, posé sur moi, est le second viol – et ce viol durera toujours. Dieu, sauvez-moi ! Mais je n’ai presque plus d’âme, je n’ai presque plus de moi, je ne suis plus qu’une conscience ouverte à cet œil qui me fouille et annihile toute intimité avec moi-même. Il est trop tard pour le Salut. Maintenant, commence l’éternité de mon exil, loin de tout ce qui fut moi, de tout ce que j’ai chéri, mais, malheureusement, je ne m’éteindrai jamais tout à fait, existant à peine, mais suffisamment pour sentir ce regard qui me scrute froidement.

Frédéric Gagnon

 Notice biographique

Frédéric Gagnon a vécu dans plusieurs villes canadiennes, dont Montréal, Kingston et Chicoutimi.  Il habite aujourd’hui Québec.  Il a étudié, entre autres, la philosophie et la littérature.  À ce jour, il a publié trois ouvrages, dont Nirvana Blues, paru, à l’automne 2009, aux Éditions de la Grenouille Bleue.  Lire et écrire sont ses activités préférées, mais il apprécie également la bonne compagnie et la bonne musique.

(Une invitation à visiter le jumeau du Chat Qui Louche : https ://maykan2.wordpress.com/)