27 MAI 2014 | PAR PIERRE KHALFA
Avec 6,33 % des voix aux élections européennes, le Front de gauche (FdG) connaît un échec [1]. Celui-ci apparaît d’autant plus grave si on le met en relation avec l’espoir un moment affiché que ces élections soient l’occasion de faire du FdG la première force à gauche, opérant ainsi un rééquilibrage porteur d’une future alternative gouvernementale. Comment expliquer, alors que le PS connaît une défiance profonde, que le FdG n’en tire pas les bénéfices, alors même qu’il porte une critique féroce d’une politique gouvernementale elle-même massivement rejetée ?Une enquête Ipsos-Steria[2] indique même que le FdG a été particulièrement touché par la défiance qu’ont subie tous les partis politiques (à l’exception du FN) : aux élections européennes seulement 46 % des électeurs de Jean-Luc Mélenchon à l’élection présidentielle ont voté pour le FdG. C’est l’indice de fidélité le plus faible de tous les grands partis présents à ces élections. Ainsi 52 % des électeurs de François Hollande ont voté pour le PS, 58 % de ceux de Nicolas Sarkozy ont voté pour l’UMP, 59 % des électeurs de François Bayrou ont voté pour l’UDI/Modem et… 93 % de ceux de Marine Le Pen pour le FN.On peut certes renvoyer cet échec à des raisons objectives qu’il ne faut pas minimiser : le PS se réclamant de la gauche, son discrédit toucherait aussi ceux qui s’en revendiquent ; l’absence de mouvements sociaux pèserait sur les rapports de forces globaux, ce qui pénaliserait le FdG ; l’impact des politiques d’austérité et plus généralement l’éclatement du salariat, favoriseraient la résignation et l’abstention électorale. Tous ces éléments contiennent probablement une part plus ou moins grande de vérité. Mais la thèse défendue ici est autre. L’échec du FdG tient avant tout à lui-même.Un premier élément d’explication tient à l’image qu’a renvoyée le FdG dans les mois et les semaines qui ont précédé les élections européennes. La confusion politique entrainée par la décision du PCF d’une orientation à la carte pour les élections municipales – tantôt avec le PS, tantôt avec les autres forces du FdG – a certainement joué, comme ont joué la dramatisation opérée par le PG à ce sujet et la montée d’affrontements internes qui l’a accompagnée, ce qui a pesé sur toute apparition politique pendant des mois. Ce conflit interne, et l’image d’éclatement qui s’en est suivie, a perduré lors de la formation des listes pour les européennes avec des tensions extrêmes et nombre de coup de forces[3]La campagne pour les élections européennes commençait mal. Elle s’est mal poursuivie même si cela n’est pas la raison profonde du résultat. Sa brièveté a empêché que se déroule une vraie campagne nationale qui aurait redonné une crédibilité et une visibilité au FdG. Pire, elle a été marquée par des dérapages politiques, en contradiction avec le texte d’orientation adopté par le FdG, avec des déclarations sur « l’Europe allemande », les « guerres américaines en Europe », ou en faveur de la sortie de l’euro et du protectionnisme. Le flou sur la ligne défendue en matière européenne a prédominé, alors même que le FdG s’était mis d’accord sur une orientation qui indiquait que, s’il fallait nécessairement rompre avec l’Europe néolibérale actuelle, c’était dans la perspective de refonder une autre Europe. Cette ligne, qui est aussi celle de Syriza, reflète ce que pensent les sympathisants du FdG qui ne sont que 14 % à penser que l’appartenance de la France à l’Union européenne est une mauvaise chose, pourcentage similaire à ceux de l’ensemble des français à l’exception des sympathisants du FN.Cette mauvaise campagne pour les élections européennes, faisant suite à celle des municipales, n’est cependant que le symptôme d’un mal plus profond qui renvoie à la nature même du FdG. La campagne présidentielle de Jean-Luc Mélenchon avait permis que des dizaines de milliers de personnes, qui n’étaient encartées dans aucune organisation politique, s’y engagent plus ou moins activement. Cette campagne, et le score électoral qui l’accompagnait, avaient créé une dynamique citoyenne importante[4]. Il aurait donc été logique et politiquement nécessaire que le FdG se mette en situation d’accueillir toutes celles et tous ceux qui s’étaient engagés dans la campagne présidentielle. En permettant aux non encartés d’adhérer directement au FdG, sans passer par l’une de ses composantes politiques, le FdG aurait changé de nature. De cartel électoral, il serait devenu un mouvement politique nouveau qui aurait transcendé ses composantes d’origine. Cela a été refusé et, dès les législatives de 2012, la logique de cartel a prévalu[5]. Les conséquences de ce choix n’ont pas tardé à se manifester, les deux composantes principales du FdG privilégiant, chacune à sa manière, son intérêt propre d’organisation au dépend de celui du FdG, le tout aggravé par des divergences politiques[6]Celles concernant le positionnement vis-à-vis du gouvernement ont été assez vite résolues avec une ligne d’opposition à la politique menée qui s’est traduite notamment par le vote contre le budget 2014 par les élus du FdG (dont tous ceux du PCF). Certes la question des municipales les a ravivées, mais au-delà, l’opposition à la politique gouvernementale ne suffit pas à faire une orientation politique.Deux questions se posent. La première est celle du rapport à la gauche. Il y a accord dans le FdG pour essayer de peser sur les contradictions internes de la majorité gouvernementale et de travailler avec tous ceux qui, à gauche, refusent la politique actuelle. Mais cette orientation ne trouve guère pour le moment de débouchés concrets. Tend alors à s’y substituer une orientation totalement incantatoire qui consiste à prôner le rassemblement de toute la gauche alors même que le PS soutient un gouvernement, issu de ses rangs, qui mène une politique de droite[7]. Il est certes légitime d’avoir pour objectif de construire un front anti-austérité qui soit le plus large possible. Mais cela ne peut se faire que si des ruptures importantes se produisent dans la majorité gouvernementale. C’est l’enjeu de la situation actuelle alors que les contradictions s’aiguisent au sein du PS et qu’EELV a quitté le gouvernement.La seconde question renvoie à la posture publique du FdG. Il ne suffit pas d’affirmer à longueur de déclarations que tout va mal (ce qui est vrai) et que tout ira encore plus mal demain (ce qui est probablement vrai aussi) pour construire une alternative politique. De même exprimer la colère des gens peut à un moment donné être indispensable, mais tendre à ne faire que cela peut vite s’avérer contreproductif. Les gens savent que ça va mal et qu’ils sont en colère. Il ne sert à rien de le leur répéter en permanence. Pour que les gens aillent voter, et en particulier pour une formation comme le FdG, il faut qu’ils pensent que leur vote est utile. Le FdG doit donc être porteur d’un espoir de transformation sociale et pas simplement exprimer, ou plutôt croire exprimer, une exaspération. La politique du ressentiment[8] ne suffit pas, encore faut-il apparaître porteurs de solutions concrètes, crédibles[9], qui soient reliées à un imaginaire qui permette de les envisager. Or sur ces deux points le FdG n’a pas été à la hauteur.Il n’a pas été capable de répondre sur le terrain sur lequel on pouvait l’attendre, celui des solutions pour sortir de la crise. Non que ces solutions n’existent pas - le programme des présidentielles l’Humain d’abord reste d’actualité - mais le FdG a été incapable d’avancer un plan de mesures d’urgence ayant une visibilité politique forte. La volonté d’exprimer en permanence la colère populaire, « le parlé dru » dont se réclamait Jean-Luc Mélenchon, a relativisé, de fait, la mise en avant d’alternatives.La création d’un imaginaire collectif ne dépend pas seulement de l’action d’une force politique mais renvoie à des mouvements profonds de la société. Nous ne sommes ainsi pas sortis de la crise du projet de transformation sociale issu de l’effondrement du « socialisme réellement existant » et nous ne pouvons aujourd’hui nous adosser à rien de comparable à ce qui a été l’espérance communiste il y a quelques décennies. Raison de plus pour s’appuyer sur des pratiques sociales émancipatrices qui se développent dans toute l’Europe, notamment en France, et qui sont en train de faire bouger les lignes : salariés qui se battent pour garder leur emploi et produire autrement (de Fralib à Ceralep, de Pilpa à Hélio-Corbeil…), femmes qui luttent pour leurs droits menacés, mouvement des villes en transition, mouvement des indignés qui inventent de nouvelles façons de faire de la politique comme Espagne, mouvements de solidarité concrète dont la Grèce a été le témoin, mais qui se développent un peu partout, mouvement des zones libérées dont Notre-Dame-des-Landes est l’exemple le plus emblématique, mouvement des logiciels libres qui lutte contre la marchandisation… Tous ces exemples et bien d’autres, le FdG ne les a pas ignorés, mais il ne s’est pas appuyé vraiment sur eux, restant in fine dans une vision verticale traditionnelle de la politique qui donne aux partis et à ses leaders un rôle prédominant.Alors que faire ? Disons le tout net : toute volonté ou tentative de faire éclater le FdG serait suicidaire, non seulement pour ceux qui se lanceraient dans cette aventure, mais aussi pour tout processus de transformation sociale dans ce pays. La force du FdG a été d’être capable, malgré toutes les difficultés, d’agglomérer en son sein des courants politiques divers quant à leur histoire et à leur culture. Cela représente un acquis considérable. L’existence du FdG témoigne qu’il est possible de construire une force politique qui puisse postuler à être majoritaire à gauche et donc dans le pays.Maintenir cette ambition suppose de le transformer en profondeur tant d’un point de vue interne que dans ses relations avec la société. Il faut permettre l’adhésion individuelle, faire des assemblées citoyennes des structures de bases vivantes du mouvement[10] et du Conseil national un véritable organe de débat. De façon immédiate, la discussion sur la situation actuelle devrait pouvoir embrasser tout le FdG en dépassant les frontières de chaque organisation. Une convention ou des assises du FdG, peu importe le nom, devraient rapidement être organisée pour permette le débat le plus large. Le FdG doit d’autre part renouveler sa façon de faire de la politique, tant dans ses rapports aux citoyen-nes qu’aux mouvements sociaux, et doit être capable de porter clairement des propositions alternatives. Au-delà, le FdG ne peut en rester à sa forme actuelle. Il doit impulser la formation d’une large alliance de tous ceux qui à gauche, et plus largement dans les mouvements sociaux, sont opposés à la politique gouvernementale, que ce soit au PS, à EE-LV, au NPA, à Nouvelle Donne. L’heure est plus que jamais à la construction de convergences qui dépassent les chapelles actuelles.
[1] Il faudrait regarder de plus près les résulats différenciés de la gauche radicale en Europe pour, au-delà d’une progression globale, en analyser les ressorts nationaux.[2] http://www.scribd.com/fullscreen/226037674?access_key=key-9AG0U9qTnlWwgTmt0bUh&allow_share=true&escape=false&view_mode=scroll[3] La palme en la matière est revenue au PCF dans la circonscription du Nord-Ouest où les responsables locaux de ce parti ont décidé unilatéralement, et en contradiction avec l’accord national, d’imposer trois de leurs membres aux trois premières places de la liste du FdG. Ironie de l’histoire, la liste n’a eu aucun élu, le député sortant n’ayant pas été, de très peu, réélu. Peut-être ceci n’est pas sans rapport avec cela.[4] Cette dynamique s’était manifestée par de fortes manifestations de rue et, sur un plan militant quotidien, par l’existence d’ « assemblées citoyennes » actives. Le résultat, moins important qu’annoncé par les sondages à l’élection présidentielle, et celui médiocre aux législatives qui ont suivi n’avaient pas infirmé ce constat.[5] Un texte « fonctionnement », adopté quelques mois plus tard, est resté lettre morte. Il envisageait, entre autres, la possibilité d’adhésion directe et une refonte du Conseil national pour en faire réellement une structure faisant une large place aux personnalités non encartées.[6] La création d’Ensemble, qui regroupe toute une série de forces qui étaient entrées au FdG de façon éclatée à des moments différents, n’a pas été suffisante pour le moment pour rompre avec cette logique. [7] C’est la position explicitement défendue dans le FdG par Christian Piquet et ses amis restés à la GU. Cette orientation est aussi défendue par certains au PCF. C’est le cas par exemple d’André Chassaigne qui s’est fait une spécialité d’attaquer en permanence le FdG et Jean-Luc Mélenchon.[8] Dans la politique du ressentiment, on peut classer l’agressivité permanente par rapport aux médias et en particulier l’interdiction faite aux journalistes du Monde de suivre les meetings de Jean-Luc Mélenchon avec l’injonction de les filmer pour les surveiller, mesures sur lesquelles ce dernier est revenu quelques jours après.[9] Le mot crédible renvoie ici au fait qu’un gouvernement de gauche, ayant la volonté politique de le faire, pourrait appliquer les mesures en question. Voir la note de la Fondation CopernicChanger vraiment, Editions Syllepse.[10] C’est le sens de l’appel pour un nouveau départ du Front de Gauche, signé par de nombreuses personnalités, lancé par Jacques Bidet, Jean-Michel Drevon, Jean-Numa Ducange, Dominique Fillère, Razmig Keucheyan.