L’anthologie « Via Terra » d’Achille Serrao
Via Terra est une anthologie de poésie dialectale italienne contemporaine. Sa première édition, composée par Achille Serrao date de 1992. Celui-ci s’adjoint un deuxième anthologiste, Luigi Bonaffini, pour réaliser la version actuelle du livre, beaucoup plus élaborée, publié par Legas à New York en 1999 sous le titre : Via Terra. An Anthology of Contemporary Italian Dialect Poetry. Le livre est structuré par dialecte, du Nord au Sud de l’Italie. A l’intérieur de chaque section dialectale, plusieurs poètes sont présentés avec biobibliographie et un choix de poèmes en 3 langues : le dialecte original, la traduction italienne, et la traduction anglaise. L’ensemble est un magnifique volume multilingue qui rend hommage aux dialectes vivants de l’Italie et à ses poètes très originaux. Le pays est en effet un extraordinaire patchwork linguistique dont on a peu d’idée en France, où le gouvernement central a beaucoup réduit la place des langues régionales. (Voir une carte multicolore des dialectes italiens. Après 1945, une nouvelle génération en dialecte émerge loin des villages et poètes paysans traditionnels, portée par des intellectuels urbains marqués par leur langue maternelle. Pasolini théorisera et accompagnera au début ce mouvement « néo-dialectal » et de grands poètes comme Zanzotto s’y essaieront aussi, même si brièvement. Martin Rueff, dans l’excellent dossier de Po&Sie (n° 109) sur la poésie italienne cite E. Calvazara : « Il est faux du reste que le poète dialectal soit condamné, s’il veut rester authentique et efficace, à rester confiné dans les limites de sa région. Au contraire, plus il a de contacts avec d’autres langues, et plus il enrichit son propre dialecte. » Achille Serrao note dans son introduction à Via Terra que même la diminution des locuteurs n’empêche pas ces poètes d’écrire, d’être lus, et de contribuer à la richesse linguistique de la littérature italienne contemporaine. Ainsi se tisse une grande diversité de perspectives, stratégies et univers, où l’enfance et les paysages inscrits dans les sons et sens d’une mémoire se métamorphosent à travers les voyages d’artistes de leur langue.
(Composition du dossier et traductions des dialectes italiens : Jean-René Lassalle)
Giuseppe Jovine :
À mon fils
Il me peine, mon fils,
de t’avoir planté
dans un verger sans soleil,
frisson d’une fleur
en une guitare ;
passereau accroupi
bouche ouverte attendant la becquée
tu bats des ailes tout doux
mais à chaque heure tu grandis en mon sein
comme un levain de pain
ou un cri qui agrippe la gorge.
Le jour viendra, mon fils,
où le vent bora ragera, emportera,
et tu piailleras, claqueras comme une bannière.
A figlieme
Me pente figlie mi
ca t’eie chiantate
dent’a ‘n’uorte senza sole,
stremuricce de sciore
dent’a ‘na chetarra;
passarielle arrecunite
a vvoca apierta aspitte l’arembizza
e sbitte le scenne zitte zitte,
ma tu me crisce ‘mpiette ognora
gna nu livite de pane
nu lucche ca ‘nganna t’arenchiomme.
A’ da meni lu tiempe figlie mi
traminte ca la voira ferra e tira
c’a dà fiscà e zurrià gna ‘na bandira.
Giuseppe Jovine (1922-1998) écrit en dialecte du Molise au sud de l’Italie et vit à Rome où il a été directeur d’école puis de l’union nationale des écrivains. L’animal symbolique du paon réémerge parfois dans sa poésie qui enlumine ses souvenirs.
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Bianca Dorato :
Quand languit le soleil
Etourdis par les flocons dansants
les bouquetins se trainent
à eux les sentiers neigeux
quand le soleil languit
le jour où change la saison
déjà leur ôte la mémoire
des batailles et de l’amour,
de l’aiguillon de l’envie
Poussés dans la tempête ils piétinent
la pierraille de joie
cherchant l’herbe gelée
pour nostalgie et nourriture.
Il faut les accompagner car tout
dans la vie tient en un brin d’herbe
et dans la ténèbre d’hiver
savoir supporter la douleur
cheminant sur leurs traces
- ils ont un repaire, situé
au-delà du noir, en sécurité –
quand se terminent les heures
de la nuit et que vient le temps
où le soleil accroît sa flamme
derrière tant de coteaux
savoir le but lointain
où attendent cachées
les femmes apaisées,
enveloppes de chair et sang
où fructifie le printemps.
Quanda a cëmiss ël sol
Bailà ‘d faluspe a van
adasi ij bochetin
për chiej le drere ‘d fiòca
quanda a cëmiss ël sol
e già ‘l mudé dël temp
a-j fa dësmemorià
dle bataje, e dl’ amor,
e dla vujà dl’anvìa
Possà nt’ la buria a pisto
le ciapere dla gòj
sërcanda erba geilà
për susta e nuritura.
Con chiej andé, che tuta
‘nt un brin d’erba la vita
e ‘nt ël top ëd l’invern
savèj patì dolor
dré’d soe calà, an marcianda
- na leuva chiej a l’han
da là dl’ëseur, sicura –
se a l’han un termo j’ore
dla neuit, o a ven ël temp
che a crèss soa giòla ‘l sol :
e dré’d tante costere
savèj la mira leugna
‘nte as ëstërmo e a bëstanto
le fumele pasià,
avlupa ‘d carne e ‘d sangh
anté e luiss la prima.
Bianca Dorato (1933-2007) écrit en piémontais du nord de l’Italie. Dans sa poésie les rudes paysages des Alpes semblent engloutir les rares présences humaines qui, comme les animaux, cherchent une lumière, peut-être métaphysique.
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Lino Angiuli :
Non il ne rouille ni se consume
le vif œil vagabond du songe.
Pour capturer les spectres il fouille les entrailles.
Se déguise d’une ombre de moustique volaille.
Chevauchant le cri blanc d’un train
il grimpe sur roues et dans le lit sillonne
dessus et dessous jusqu’à ce que l’azur s’éclaire.
Jamais tu ne pourras le déjouer,
le vert esprit empressé du songe
si tu le chasses à coups de pied
en boule comme un chat il se roule
prestement il apprête ses mains.
Dans le chaos il cabriole
Sali de moisi et de sang
de semences et de vent
peu à peu il débouche tous tes sens.
Ouvre la porte et dévêts-toi
car quand tu n’y penseras pas
avant que meure l’ultime étoile
les pieds en l’air et sans frapper
de ci de là cahin-caha
il viendra te visiter.
Nan fesce a rozze non strusce mè
l’ucchie ‘nziste magabbonde du sunne.
Tremende jind’ ‘ndreme p’acciaffé i pepunne.
Se vesre de murescéne prucine zambene.
A chevvade u gride bienghe de nu trene
‘nghiene rote i totte sop’u litte
sope i sotte fingh’azzurre vene.
Pecchesse nan u pute mè fè fesse
u spirde verde rampechende du sunne
pure ce u pigghie cu pete a stambete
com’ a nu iatte se volde ‘ndrete
i sobete s’ammene i mene arrete.
Se mudruscesce jind’o scesceminde
moscete de paloscene senghe
de semende i vinde
te sfolge a chiene a chiene totte i sinze.
Tu iapre i porte i mittete all’anude
acchesse quenne mene t’u sta pinze
prime che l’oldemè stedde se stute
chi pite all’arie i senzè tuzzé
costecoste cittetitte
te vene acchié.
Lino Angiuli, né en 1946, écrit dans le dialecte des Pouilles (sud de l’Italie) parlé à Valenzano et à Monopoli. Il réalise des émissions culturelles pour la RAI. Sa poésie s’éloigne de sa région dans un onirisme moderniste viscéral, avec une texture linguistique fourmillant d’échos sonores (refrains, allitérations, rimes).
Tous les textes traduits ici sont en un des dialectes de l’Italie, ainsi qu’en italien et anglais dans : Via Terra. An Anthology of Contemporary Italian Dialect Poetry, édité par Achille Serrao, Luigi Bonaffini, Justin Vitiello, publié par Legas, New York 1999.
[Jean-René Lassalle]