Rigoureuses, les différentes approches lors de ce colloque ont été enrichies par le fait que nombre des communicants sont profondément engagés dans l'écriture " de création ", le colloque s'étant vu conféré par ce faire un " rythme créatif " indéniable.
C'est ce qui rend cet ouvrage particulièrement agréable à lire, et c'est ce qui le différencie des actes du colloque Jude Stéfanorganisé à l'Université de Pau et des Pays de l'Adour fin mai 1999 par le centre de recherches " Poétiques et histoire littéraire ", actes parus sous l'égide des Publications de l'Université de Pau en septembre 2000.
Des communications du colloque de 1999, pour beaucoup passionnantes, l'on pouvait particulièrement retenir celle de Jean-Pol Madou (" Voix lyrique et voix narrative dans la poésie de Jude Stéfan ") et celle de Béatrice Bonhomme.
Dans " "Dédicaces à la Parque", éléments d'analyse ", Béatrice Bonhomme désignait en quelques phrases l'une des spécificités les plus notables de l'écriture stéfanienne, Stéfan étant le poète, parmi tous les poètes contemporains, sachant avec le plus de feu froid que " nous ne vivons que d'emprunts " (Montaigne) : " La page accumule noms d'écrivains et citations de toutes sortes, des latins à Rimbaud dans une sorte de témoignage archéologique et généalogique tout à la fois. Le poème se transforme en [...] un grand champ littéraire, champ des morts illustres, champ de sépultures, champ universel de tous les siècles et de toutes les cultures. ".
Une dizaine d'années plus tard, à Cerisy, Béatrice Bonhomme ajoute, avec sa communication titrée " Les douces dures sœurs stéfaniennes : étude sur La Vieille Parque " : " L'écrivain trame son ouvrage à la manière simultanéiste, patchwork précieusement travaillé où l'on retrouve au fil des pages des échos de tant de poètes qui l'ont précédé. [...] Jude Stéfan dévide [...] le fil [...] du fatum, c'est-à-dire au sens étymologique de ce qui se dit, de ce qui s'écrit. Le poète entre funus "funérailles, cérémonie funèbre" et funis "corde, câble", entre fil de funambule et Thanatos, tisse un langage-matière composé de mailles. Le tissu du poème construit un écheveau inextricable fait de plis et de replis, de déchirures et de superpositions qui forment volume. ".
Cela fait que la lecture de Stéfan déconcerte.
Lire Stéfan, c'est tout à la fois, dans le même mouvement, comprendre et ne pas comprendre.
Comme le remarque Aurélie Loiseleur dans " "Poème / momie de l'énigme" : lecture et lisibilité dans "l'apoétique" stéfanienne " : " [u]n poème " stéfanien se refuse autant qu'il se donne, mystère monumental, selon la métaphore minérale de la "stèle" commune à Victor Segalen : la littérature, selon Stéfan, offre une "réponse adéquate au non-être non pas au néant", quand "pour son malheur, elle finira, ayant laissé quelques stèles déchiffrables par personne". Venir heurter au poème, c'est en somme la seule démarche possible du lecteur moderne, qui cherche en vain la clef et ne capte que des sensations de sens, comme si la signification claire, fluide, organique de l'ancien texte était à présent en pleine décomposition, et que la pourriture de cette chair, hors du salut de l'abstraction, attaquait à présent la lettre même du poème. ".
Seulement, ceci (qui peut amener perplexité voire même stupéfaction), c'est le premier temps de la lecture. Le deuxième temps est beaucoup plus stimulant.
Ce deuxième temps est une manifestation, en soi. Celle qu'a naguère décrite Evelio Miñano Martínez : " [N]ous ne savons pas comment après avoir lu et relu une voie s'est ouverte entre le livre et nous-même, un besoin de dire se faisant jour en nous à propos de [l'] ouvrage [de Stéfan]. La clef de cette transformation se trouverait-elle dans la décision d'utiliser l'angoisse de se sentir déconcerté par un texte, comme voie d'accès à celui-ci, comme levain d'une nouvelle aventure de la parole ? ".
Chaque lecteur de Stéfan peut faire cette expérience. Surtout s'il a entre les mains des travaux entrepris à l'encontre de Stéfan, tels les actes du colloque de Cerisy.
Car notre position complexe de lecteur (mêlant trouble, défiance, fascination, interrogation...) face aux recueils stéfaniens gagne à être enrichie par les approches universitaires.
Et ce de multiples façons.
Citons-en seulement trois (non encore complètement menées à bien) :
en identifiant précisément les citations cachées ou déformées, lorsqu'elles ne sont pas " mises en évidence par des italiques " ;
en expliquant et contextualisant les allusions (souvent littéraires mais pas seulement) qui tout à la fois nourrissent et mettent en péril le poème, le surchargeant de références extrêmement diverses, références qui " traversent le poème et l'étaient " selon la formule de Béatrice Bonhomme et qui vont de l'insolite (le sport par exemple) à la docte érudition (les baroques du XVIème siècle, mais aussi les poètes latins Virgile, Horace, Perse, Lucrèce, et surtout Catulle que vénère Stéfan, vénération arrachée à l'enfance : " [...] ainsi, je marchais dans Vérone, à la fin de mon année de Seconde, venu pour retrouver quelques vestiges du poète-Catulle-qui y avait vécu (ne demeuraient que les nuages au-dessus de la cité et les environs pour nous lier) voilà vingt siècles [...] " - Accidents) ;
en éclaircissant tout ce qui a trait à l'utilisation si particulière que fait un Stéfan " [à] part et intempestif " (Dialogues) de la langue (on rêve d'une édition critique de son œuvre complète - laquelle adviendra bien un jour).
Comme le résume Philippe Di Meo dans " Jude Stéfan : l'unité du disparate ou les chemins de la généalogie " : " Lire la poésie de Jude Stéfan, consistera tout d'abord à se mesurer avec un lexique à ce point démesuré qu'il apparaît d'emblée encyclopédique. Surpris, le lecteur relève, par exemple, et la liste ne saurait être exhaustive, des mots incomplets, siècl, des apostrophes que nul mot ne suit d', je t', des mots rares, zinzolin, carlin, piérides, ou régionaux tel wassingue, des latinismes comme adustes, des archaïsmes, défens, jointée, avrilent, des onomatopées convenues, ploc, ou créés de toutes pièces comme POM ou dic-duc-fac-fer, des mots-valises : vert-Loire, glaise-sang, des termes érudits : cottabe, des néologismes : rebeauté, grâciante, trentegenaire, repossession, insouci, violettent, des termes empruntés au langage médical comme lochies, perlèche [...]. Des tournures archaïsantes affleurent en outre çà et là, est-on vieil, avant homme / de remonter à cheval, sanglés en beauté ; se mire d'ombre ; en cette ; sur l'épaule la craintive, la nue toi, etc. "
À ceci, il faut ajouter : les " détours de la syntaxe, [...] ses ressauts et [...] ses brisures ", pour reprendre la formule de Christine Van Rogger Andreucci. Stéfan cherchant à " déconcerte[r] radicalement le processus sémantique habituel, contraignant le lecteur aventuré à des cheminements non-frayés " (Aurélie Loiseleur). Outre un goût prononcé pour l'apposition, " le participe présent, l'ellipse et la juxtaposition ", " [l]e renvoi de l'adjectif, du complément d'objet et du verbe n'est pas rare, note Philippe Di Meo [...]. L'ordre des mots s'avère souvent malmené ou à l'occasion archaïsant : sa silhouette parmi furtives autres, serveuse à l'œil de mes chairs aigu ou, encore, ton guide n'oublie. "
Etc. (Aussi, lire Stéfan, c'est faire, d'un bloc et peu à peu, la deleuzienne expérience de sa langue maternelle comme langue étrangère.)
Outre les éclaircissements auxquels conduisent les démarches universitaires (ne serait-ce qu'en problématisant les obscures clartés du poème), ces actes du colloque Cerisy valent en tant qu'ils jettent une lumière sur les principaux thèmes stéfaniens.
Ainsi le corps féminin, omniprésent. En effet, si Stéfan voue une haine au lyrisme subjectif revenu sur le devant de la scène poétique depuis les années 1980, retour " atterrant " à ses yeux (Xénies), cela ne l'empêche nullement de faire en sorte que le poème donne lieu à la femme aimée, désirée, fantasmée, inventée, impossible. Seulement, comme l'a écrit en son temps Elena Real, avec Stéfan, " [l]e corps de la femme est un corps immanent, qui ne renvoie qu'à lui-même. Aucune transcendance ici. Le corps n'est perçu que comme matière, chair sexuelle, sensuelle. D'où cette prédilection du poète pour ce que les troubadours appelaient "l'aval" de la femme ". Et Michel Sicard dans " Le poème d'amour : blason d'un corps écartelé " de faire implicitement le lien avec l'art des troubadours et des trouvères : il y a chez Stéfan " un privilège du toucher et de la caresse sur le pénétrer, une dé-phallicisation de l'objet érotique, pour en faire un sujet propre, comme si les morceaux de corps revêtaient une sacralité diverse jusqu'alors inexplorée ".
Ainsi, autre (et dernier) exemple, la musique. Jean-Claude Pinson écrit dans " Stéfan contre-lyrique " : " Le spectre de la musique " hante " la poésie de Stéfan ". " En se définissant lui-même comme "baroque slave", Jude Stéfan nous invite à mettre l'accent sur l'ambivalence fondamentale d'une œuvre où le goût marqué pour l'irrégularité, la syncope et la brisure, ne doit pas occulter l'autre versant, celui du goût, "slave" justement, de la longue mélopée, d'une musique qui s'attarde plutôt qu'elle n'abrège. C'est évidemment particulièrement le cas dans les Suites Slaves, ces " longues plaintes dominées par la mesure versifiée ", " surgies, note l'auteur, de la mémoire des enfances sororales et musiciennes ".
Et, en effet, Stéfan note quelque part, avec pudeur et trouble : " À Trieste, nous étions heureux, c'était la Musique, l'art des Muses, filles du souvenir. Il y avait les chiens... Il y avait... ".
[Matthieu Gosztola]
Jude Stéfan, le festoyant français, actes du colloque de Cerisy (5-12 septembre 2012), textes réunis et présentés par Béatrice Bonhomme et Tristan Hordé, Paris, Honoré Champion, collection Poétiques et esthétiques XXe-XXIe siècles, 2014.