"Adieu, vieille Europe, que le Diable t'emporte", un truc que chantaient naguère, de leurs mâles voix aux accents-pas-d'ici, les soldats de la Légion Etrangère.
Piétinée, envoyée au "Diable", l'idée d'unir le destin de peuples qui ont passé la quasi-totalité de leur Histoire à s'étriper joyeusement. Un peu partout sur le continent, mais singulièrement en France, où triomphe depuis dimanche dernier un Front National qui va envoyer vingt-quatre de ses neuneus au Parlement de Strasbourg. Un Parlement qu'ils abhorrent en tant que tel - l'embryon d'une démocratie fédérale, quelle horreur, pensez donc - mais qu'ils comptent, c'est promis, user comme d'un cheval de Troie, s'alliant avec leurs homologues hongrois, danois, autrichiens... Une alliance d'Européens pour, justement, saboter l'idée même d'alliance d'Européens, un peu comme une fête des voisins dont l'objectif serait que chacun se claquemure au plus vite dans son appartement.Car ces gens-là partagent, outre l'obsession de l'immigration, une idée simple: hors du cadre national, point de salut. Les nations, c'est bien, les nations c'est "l'identité", clament-ils haut et fort.Alors premier constat: l'une des choses les plus sidérantes dans les résultats de ces élections européennes, c'est que ce retour de flamme nationaliste coïncide avec le centenaire du déclenchement de la première guerre mondiale. Dix millions de morts, trois millions de veuves, six millions d'orphelins, des millions d'estropiés et de "gueules cassées" et les germes semés çà et là pour le déclenchement de la suivante, car on n'avait pas encore vu le plus beau. Et que trouve t'on, comme idée-force, aux sources de cette catastrophe? Le patriotisme, sous toutes ses formes, de l'arrogance impériale austro-hongroise à "l'esprit de revanche" français, en passant par la paranoïa militariste du jeune empire allemand, sans oublier les ambitions russes, l'inconscience serbe et le sentiment de toute-puissance des britanniques. Les nationalismes ont, en Europe, envoyé les foules au tombeau. On pensait être vaccinés, et bien non: c'est une formation xénophobe, cocardière, tricolore jusqu'à l'écoeurement, lointaine héritière du boulangisme, des anti-dreyfusards et du pétainisme, qui vient de récolter les suffrages d'un quart des électeurs français.
Les électeurs français, tiens, parlons-en. Il se trouve que 57% d'entre eux se sont trouvé d'excellentes raisons pour ne pas aller voter le 25 Mai - j'en connais, nous en connaissons tous. Alors on peut disserter à l'envi sur les motivations des électeurs de Marine Le Pen et arriver, comme votre serviteur, à la conclusion que contrairement à ce qu'on nous assène depuis des années, il s'agit bien d'un vote de conviction et non de "protestation" ou de "colère". Mais ce n'est pas forcément ce qu'il y a de plus grave dans cette histoire. Les plus cons, en l'occurrence, ne sont pas ceux qui apportent leurs suffrages à Marine Le Pen et ses séides: ce sont ceux qui, par leur silence électoral, permettent à ce vote de glaner des victoires, faute de combattants dans le(s) camp(s) d'en face. Aucune excuse à cette connerie-là, encore moins qu'à celle qui consiste à glisser un bulletin "bleu marine" dans l'urne. Car il faut en tenir une sacrée couche pour ne pas avoir vu venir ce bazar: sondages largement relayés et commentés, élections municipales en Mars, on ne peut pas dire que personne n'avait été prévenu. Car il faut vraiment avoir du jeu dans la direction pour imaginer que l'abstention ait un quelconque sens politique: le gouvernement PS me déçoit, les dirigeants de l'UMP sont un ramassis de vauriens, Borloo est malade et Bayrou me fatigue, les Verts sont illisibles, l'extrême-gauche est divisée et impuissante... alors je boude, na? Ce désintérêt, c'est du consumérisme: l'assortiment du magasin ne me plait pas, je me suis trop fait avoir avec des promos alléchantes, alors aujourd'hui je n'achète pas. Comme si on attendait du monde politique ce que précisément on peut lui reprocher: la séduction, le racolage, une relation à l'électeur marquée du sceau de la transaction, du marchandage - un clientélisme à l'échelle nationale - faute de quoi on ira voir ailleurs et, en définitive, nulle part. C'est une tarte à la crème, mais tant pis: chaque jour, dans le monde, des gens sont emprisonnés, torturés ou tués parce qu'ils rêvent à voix haute de pouvoir un jour choisir leurs dirigeants. Alors cette désinvolture de nantis a quelque chose de franchement indécent.Deuxième constat: on nous bassine désormais avec un "désaveu de la classe politique" qu'illustreraient l'abstention et le "vote extrême". Il est vrai que ladite "classe politique" en fait des wagons, faisant trop souvent preuve d'un aveuglement proprement stupéfiant. Mais au final, en démocratie, on a la "classe politique" qu'on mérite. En l'espèce, la plupart des électeurs français ont bien mérité le triomphe de Marine Le Pen: je veux parler des 57% d'abstentionnistes qui ont tous les droits, sauf celui de geindre et/ou de nous faire le coup de l'anti-fascisme et du "sursaut citoyen".
Cette victoire du Front National en France n'en demeure pas moins la conséquence logique d'une construction européenne menée sans Européens, dans tous les sens du terme: je veux parler des peuples, bien sûr, dont on désavoue les choix quand ils ne "collent pas au plan" (cf. le retour par la fenêtre d'un Traité Constitutionnel évacué par la porte), mais également des dirigeants, dont la fibre européenne est le plus souvent fonction de leurs intérêts nationaux (voir l'enthousiasme immuable des Présidents français, de De Gaulle à Hollande, pour la Politique Agricole Commune). Car contrairement à ce qu'affirme la langue de bois Lepéniste, le vrai pouvoir européen n'est pas "à Bruxelles" (la Commission) mais au sein du Conseil Européen (les chefs d'état et de gouvernement). Conséquence logique, également, bien sûr, des ravages d'un néolibéralisme conjugué à un monétarisme obtus. Mais conséquence logique, surtout, d'un scrutin totalement inepte, aux modes divers, désynchronisé, qui transforme un exercice démocratique unique en son genre en une somme de petits scrutins locaux totalement désinvestis.Troisième et dernier constat (pour aujourd'hui): Marine Le Pen a raison sur un point, le projet européen est bien a priori un projet "post-national", et je fais partie de ceux qui s'en réjouissent. Mais que ce soit sur le plan des institutions (la domination d'acteurs obnubilés par leurs agendas nationaux), de la pensée économique (la concurrence de tous contre tous) ou des modalités de l'élection du Parlement (28 élections nationales qui prennent l'allure de "sondages grandeur nature"), tout se passe comme si la construction européenne se ramenait à une gigantesque et spectaculaire mise en scène des rivalités et des égoïsmes de nations par ailleurs irrémédiablement vouées à l'impuissance, quoiqu'on en dise, prises isolément.
"Adieu, vieille Europe, que le Diable t'emporte", commençait la chanson... Mais elle continuait par: "Adieu, vieux pays, pour le ciel si brûlant de l'Algérie". Eh oui, à l'époque, les légionnaires partaient faire de la "pacification" dans les djebels.Et envoyer, de nos jours, l'Europe au Diable, comme viennent de le faire 10 pour cent des électeurs français avec la complicité de 57 autres pour cent, c'est un peu la même chose: c'est s'embarquer, au nom de "la patrie", pour des combats pas bien nets. Mais nul doute qu'on cherchera désormais à nous faire croire que le nationalisme, c'est tendance. Comme en quatorze.
Auf wiedersehen, Genossen