Lisez attentivement ces quelques lignes: « La diminution relativement importante de la visite médicale est liée à la conjonction d’au moins cinq facteurs, explique Philippe Lamoureux, directeur général du Leem (Les entreprises du médicament). Il s’agit principalement de l’impact des politiques publiques de maîtrise des dépenses de santé, de la fin de brevets de blockbusters, de l’évolution des laboratoires vers des produits de spécialités hospitalières, des conditions d’accueil de la visite médicale par les médecins qui sont en train d’évoluer, et enfin de la poursuite de l’encadrement de la visite."
Quand on lit ce texte et notamment « l’impact des politiques publiques de maîtrise des dépenses de santé », on a l’impression de lire un texte sérieux nous parlant de choses sérieuses. Quand on lit ensuite « l’évolution des laboratoires vers des produits de spécialités hospitalières », « des conditions d’accueil de la visite médicale par les médecins qui sont en train d’évoluer », « et enfin de la poursuite de l’encadrement de la visite", on a le choix entre être encore plus impressionné devant tant de vocabulaire technique et d’allusions pour initiés ou être sceptique. Et si ce vocabulaire était creux, s’il était imprécis ? Et s’il était volontairement creux et imprécis ?
L’un des cinq facteurs est « la fin de brevets de blockbusters». Je ne connais ce mot de blockbuster que depuis 4 ou 5 ans. J’entendais parler de films qui étaient des blockbusters et j’ai compris que ce mot signifie un film qui fait beaucoup d’entrées.
Depuis j’ai mieux compris [2] que ce terme a une signification imprécise et fluctuante. Découvrant ce mot dans cet article là et dans ce contexte là, je devine que, dans ce cas, un blockbuster est un médicament qui a été une grande réussite commerciale et qui a rapporté beaucoup d’argent au laboratoire qui l’a commercialisé. Seulement voilà, c’est la première fois que j’entends parler de médicament blockbuster et cette assimilation du médicament rapportant beaucoup d’argent à un blockbuster cinématographique me semble intéressante.
Il n’y a en effet à peu près rien de commun entre un film et un médicament, si ce n’est qu’ils peuvent tous deux rapporter beaucoup d’argent: ils peuvent être tous deux des blockbusters. Ou pour le dire autrement, parler de blockbuster à propos d’ un médicament, c’est ne l’envisager que du point de vue de ce qu’il rapporte.
Lorsque le directeur général du Leem (Les entreprises du médicament), Philippe Lamoureux parle de blockbuster, il dit en substance « je pense que les médicaments doivent rapporter de l’argent, je pense qu’il n’y a rien de malsain ou d’immoral à cela, je pense que plus ça rapporte, mieux c’est… » et il peut continuer à défendre un point de vue libéral ou ultra-libéral sur les nécessités de la compétition internationale et il peut omettre de prendre en considération les avantages et les inconvénients pour la santé du malade et pour la santé publique. Mais l’avantage du mot blockbuster c’est qu’il n’est pas nécessaire de dire " j’aime l’argent et je me fiche de la santé publique ". Ce mot le dit tout seul de façon autonome. Mieux, il permet au locuteur de le dire sans être pleinement conscient qu’il l’a dit. Et il permet à l’auditeur de recevoir ce message de façon implicite comme atténuée, euphémisée. Personne ne dit clairement " j’aime l’argent et je me fiche de la santé publique" et personne n’entend ce message émis de façon explicite, ce qui l’obligerait à dire ce qu’il en pense.
Blockbuster est un mot joker, le mot du cynisme et de l’irresponsabilité, l’un des mots qui marquent notre démission devant les enjeux de santé publique.
Jean-Pierre LELLOUCHE
[1] Véronique Hunsinger. Communication des labos : comment vont-ils vous toucher ? Egora 24-05-2014[2] Wikipedia. Blockbuster : terme du jargon théâtral américain qui qualifiait une pièce remportant un succès important, littéralement « qui fait exploser le quartier »