Visuel de la campagne “Sawa” (Ensemble).
Parmi les nombreuses questions que pose l’expression « printemps arabe » figure en bonne place celle de la délimitation temporelle du fait révolutionnaire réduit, pour les besoins de la story médiatique, aux premières semaines de l’année 2011. Bien entendu, il y a un « avant » à ces événements, et on peut le situer autour de l’année 2005. C’est en tout cas ce que choisissait de faire Gilber Achcar, dans un article publié dans Le Monde diplomatique en juillet 2005. Il y évoquait « les chances et les aléas » de ce qu’on appelait déjà – dans une sorte d’étrange répétition avant l’heure – « le printemps arabe ».
Même si ce n’est pas forcément très évident sur le strict plan politique – Gilbert Achcar évoque ainsi les faits marquants qu’ont été le retrait des troupes syriennes du Liban, les élections municipales en Arabie saoudite, ou encore une réforme de l’élection présidentielle en Egypte –, l’année 2005 marque incontestablement un tournant majeur sur un autre plan, celui de la communication politique. C’est en effet à partir de ce moment-là, on peut le constater avec le mouvement Kifaya en Egype par exemple, que l’activisme en ligne acquiert dans le monde arabe une visibilité de plus en plus grande, jusqu’à prendre la place que l’on sait quelques années plus tard, notamment grâce aux réseaux sociaux qui se développent à partir de cette époque.
Et dans un registre plus traditionnel, c’est également cette année-là que « naît » la communication électorale moderne arabe, avec la présidentielle égyptienne de l’automne (commentée dans ce billet) et sans doute plus encore avec le « printemps du cèdre » et la bataille de communication menée par les partisans du 8 mars (le camp de Independence 05). A leur manière, les détournements en 2007, sur les réseaux sociaux libanais, de cet « affrontement de narratives » entre partisans du 8 et du 14 mars confirmaient que la propagande politique locale était entrée dans une nouvelle ère. En récupérant selon leurs propres codes la « grande geste du printemps arabe » dès l’été 2011 pour mieux vendre leurs « réclames » (voir ce billet), les professionnels de la publicité entérinaient une évolution désormais inscrite dans le paysage arabe.
Même dans un pays aussi figé que pouvait l’être la Syrie par des années de propagande en béton massif (celle qu’analyse Lisa Wedeen dans un livre devenu un classique), la communication politique « de papa » (Hafez en l’occurrence) n’est plus « vendable ». Perceptible dès 2006, par exemple à travers une campagne de promotion de la « démocratie participative » (voir les illustrations de ce billet), la modernisation du discours tenu par le régime syrien allait même devenir une question de survie, au sens strict de l’expression. En mai 2011, les officiels syriens, sérieusement menacés, notamment sur les réseaux sociaux, par la « puissance de feu communicante » de l’opposition (et ses relais médiatiques régionaux et internationaux), avaient ainsi lancé une impressionnante campagne de soutien au président (voir ces deux billets : ici et là).
Incontestablement « moderne » par le ton et les moyens (surtout au regard des traditions locales), cette campagne relevait malgré tout du lifting : le langage était rajeuni, tout comme les éléments rhétoriques, aussi bien pour les slogans que dans les visuels. Mais pour l’essentiel, l’âme de la communication restait la même : le chef, le président, le rayyis, le viril pater familias (le Si Sayyed) – voir dans ce billet la traduction d’un texte de Rabab El-Mahdy à ce sujet – dont use et abuse en ce moment même le « candidat-élu » Sissi en Egypte.
A quelques jours de sa prochaine élection, cet autre « candidat-élu » qu’est Bachar El-Assad a dévoilé l’essentiel de sa campagne, révélant une évolution supplémentaire. Professionnelle, elle propose en particulier une gestion assez inédite du calendrier qui délaisse la technique du pilonnage massif pour une communication plus étendue dans le temps avec des effets de teasing (titillage). Maniant les différents formats électroniques (Facebook, YouTube, Twitter, Instagram), l’équipe de communicants au service du « président candidat » a ainsi délivré une série de messages qui s’échelonnent dans le temps tout en s’inscrivant dans une même charte graphique (et réuni par un même « fil » musical) qui leur donne une unité.
L’élément le plus remarquable reste la modestie du ton d’ensemble. En lieu et place des précédentes déclarations enflammées, viriles et/ou passionnées, toutes focalisées sur le héros de la nation, l’actuelle campagne joue au contraire la carte de la discrétion. Par son nom déjà, Sawa (Ensemble) qui oblitère quasiment la figure présidentielle, laquelle n’apparaît qu’a minima, à travers une simple signature manuscrite, par une vignette pour laquelle on a retenu un nouveau portrait où « l’homme qui occupe la fonction suprême » est plus jeune homme et moins « suprême » que jamais : tenue civile soulignée par la chemise claire sans cravate, expression juvénile résolue sans doute mais presque timide aussi. La gamme chromatique est très étrange, surtout au vu des critères en vigueur dans la région : vert franc, bleu clair, des couleurs froides qui « dépassionnent » le débat et soulignent la simplicité de la cursive manuscrite (qui fait naturellement le choix de l’arabe parlé et non pas de la graphie savante classique).Conformément au slogan, cet homme n’est rien ; il n’est qu’une partie d’un « nous » collectif, qui n’exprime aucune violence mais se situe au contraire dans la positivité absolue : Ensemble nous la reconstruisons, Ensemble, elle redeviendra plus belle, plus forte, etc. Autant de titres de vidéos électorales où le rôle du héros est tenu par le peuple, dans toutes ses composantes, hommes, femmes, jeunes ou âgés, mais où domine – conformément à la réception locale très sensible à cet élément – la figure de l’innocence enfantine. Les héros de la nation sont encore là, travailleurs burinés des champs et fiers ouvriers hérités de l’imaginaire socialiste (baathiste), mais ils ne sont plus que les relais de la génération à venir, celle pour laquelle il faut préserver l’existence d’un « foyer » national. En écho à l’ensemble de la campagne, la page Facebook Sawa, lancée au 10 mai dernier, offre très peu d’images guerrières, assénant les prouesses du chef militaire. Au contraire on y relève une ribambelle d’enfants, très jeunes citoyens exprimant naïvement leur amour pour le père de la nation, enfants du couple présidentiel, et même portraits du leader en jeune étudiant ou en garçonnet à culottes courtes !
Dans ces clips tournés – là encore avec un incontestable sens du timing de la campagne tant militaire qu’électorale – dans les lieux de mémoire de la nation désormais libérés (le krak des chevaliers, Homs…), l’ennemi, les « terrosristes » n’ont pas de place et encore moins de visages. Ils ont disparu, la bataille a été gagnée. Dans ces images lisses (pas de contrastes violents, éclairages le plus souvent tamisés, montage souple et très lent sur fond de musique nostalgique aux accents vaguement orientaux), le peuple uni se livre à une reconstruction qui est, par anticipation, célébration de la victoire. Les forces communes se réunissent pour ce grand œuvre, auquel le chef se contente, modestement, d’apporter sa touche personnelle, par le biais d’un discret autographe tout à la fin du récit.
Un problème, tout de même : pas un instant on n’entend la voix du peuple syrien, pas une parole échangée, pas un seul dialogue ; la campagne si moderne de Bachar El-Assad résonne dans le silence glacé d’un pays silencieux.
Un des clips de la campagne, d’autres sont visibles ici :