Ça commence sur un gros plan, une femme qui dort sur un canapé, un profil fatigué. Le téléphone sonne, elle ne se réveille pas. Tout est sûrement déjà là, dans ces deux premières minutes de film: on ne sait pas si la sonnerie du téléphone l'a réveillée, on ne sait pas si elle dort ou si elle laisse sonner. Puis le téléphone rappelle, elle se lève et va répondre. Qu'on soit clair, le film ne commence pas sur quelqu'un qui se réveille, non, le film commence sur quelqu'un qui se lève, qui se relève et tout ce qui suivra va être de la même trempe.
Tout le long Sandra est sur la corde, la corde du désespoir, celle de la peur aussi.
Et tout le film est comme un fil tendu qui par moments se croiserait en boucles et les Dardenne filment Sandra sur ce fil, à répéter son spitch à ses collègues pour sauver sa peau comme une logorrhée jusqu'à l'abstraction, une prière en somme, un refrain.
On la voit jouer l'équilibriste sur la misère des hommes en devant composer avec la sienne. Avec toute la culpabilité que ça soulève, avec la question de l'estime de soi toujours en fond, "Mais est-ce que je vaux les mille euros qu'ils vont perdre ?" "Est-ce que je suis légitime ?".
Et la caméra des Dardenne encadre cette femme comme pour espérer qu'elle s'échappe, comme un chasseur qui voudrait sauver une bête en la pointant avec son fusil.
À la regarder, les yeux rouges et les lèvres tremblantes demander à d'autres de renoncer au peu qu'on leur a promis; à la regarder friper son visage pour camoufler tout ce que tout ça remue; à la regarder aller de maison en maison comme dans ces vieux westerns où l'histoire est simple ( Deux jours, une nuit pour convaincre douze collègues), on a le sentiment qu'on touche à la vie, à la survie plutôt. À l'essentiel en tout cas. Tout dans ce film est régi par la peur, la peur de la misère, la peur des fins de mois et des ventres vides. C'est originel, c'est les Raisins de la colère, c'est l'homme contre l'homme, le pauvre contre le pauvre.
La peur, comme première raison pour tout, plane au-dessus de chacun des personnages du film et semble dicter leur conduite. Ceux qui renoncent à la prime pour Sandra font preuve de courage, le courage n'est possible que si la peur existe. Mais ceux qui n'y renoncent pas, ceux qui choisissent de garder la prime, ne sont pas pour autant filmés comme des monstres sans cœur, non, ce sont des gens comme Sandra, d'ailleurs Sandra les comprend, 1000 euros, c'est beaucoup.
Et ce qui est fabuleux dans ce film, c'est de voir comment l'homme acculé a toujours raison et comment il n'y a pas d'échappatoire possible finalement. Ce qui est tragique, c'est que dès le début, ils ont tous déjà perdu. Déjà dans l'énoncé tronqué par les chefs, dans l'insidieuse façon qu'ils ont de mettre en corrélation la prime et le retour de Sandra dans l'entreprise, déjà dans cette façon de faire se retourner le pauvre contre le pauvre, ils ont gagné.
Et on se rend compte finalement au fil du film qu'il n'est pas question de quelqu'un qui doit retrouver son travail mais bel et bien de quelqu'un qui doit se retrouver lui-même. Puisque les dés on été pipés puis jetés par d'autres, puisque l'infernale machine du travail essore les êtres en les opposant, il n'y aura pas de gagnant.
Et Sandra de passer de destins en destins, de maisons en parkings, de trottoirs en HLM, et Sandra de marcher comme d'autres vont à la guerre, en serrant la mâchoire et en serrant le poing. Au fur et à mesure que la liste rétrécit, à la façon qu'elle a, dès le début, de se parler à elle-même, dans son passé de dépressive qui se relève, on comprend, en la voyant faire tout ce qu'elle peut pour ne pas craquer et regarder dans les yeux, que finalement ce n'est qu'elle qu'elle doit convaincre , ce n'est qu'à elle qu'elle doit prouver des choses, prouver qu'elle mérite. Se sentir debout et légitime, c'est ce à quoi Sandra aspire!
C'est dans la scène finale, magistrale, que le magnifique explose. La décision est tombée et au fond elle n'en veut à personne . Elle sort avec dans la main un petit sac en plastique, elle appelle son mari, pour la première fois un sourire de joie illumine son visage fatigué, "on s'est bien battu ! Je suis heureuse". Et on la voit qui s'éloigne dans le cadre, comme John Wayne sur son cheval s'en allant vers le soleil couchant.
C'est pendant la bataille qu'on gagne ou qu'on perd, c'est le chemin qui compte, c'est le fil sur lequel on doit apprendre à marcher, sans croire que le but est de gagner.
Deux jours, une nuit
Sortie le 21 Mai 2014
de Jean-Pierre Dardenne et Luc Dardenne
Avec Marion Cotillard, Fabrizio Rongione, Pili Groyne