La traite d'une blanche, en Normandie !

Publié le 27 mai 2014 par Dubruel

UNE VENTE (d'après Maupassant)

Les nommés Caron Césaire

Et Cornu Prosper

Comparaissaient devant le juge de paix.

Ils étaient inculpés

De tentative d’assassinat

Par immersion

Sur Marie Brument, femme Caron.

Prosper Cornu, petit, gros, court de bras,

La tête plantée sur le torse, sans cou,

Est éleveur de porcs à Chanteloup.

Césaire Caron, maigre sous sa biaude bleue,

Montre un visage usé, affreux.

Marie Caron, assise au banc des témoins,

Reste dans son coin,

Mains croisées sur les genoux,

Impavide,

L’air endormi et stupide.

LE PRÉSIDENT :

-« Femme Caron, Dites-nous.

Le détail des faits. »

MME CARON :

-« Ces deux-là m’guettaient. »

Césaire l’interrompit : -« J’étais bu. »

Et Prosper,

Se tournant vers son compère,

Ajouta : -« Eh ! Tous deux, j’étions bus ! »

LE PRÉSIDENT :

-« Femme Caron

Continuez votre déposition. »

MME CARON :

-« V’là Césaire qui m’dit :

‘’-Veux-tu gagner cent sous ?’’

‘’-Oui’’, que j’ dis.

‘’-Ben, va remplir l’ baril qu’est dans la soue.’’

Pendant qu’ j’apportais d’ l’eau

Avec mon sieau,

Eux, i’ buvaient un coup

Et pi encore un coup.

Y a Césaire qui m’ dit : ‘’-Te tracasses pas.

Va ton train ; ton tour viendra.’’

J’ m’occupais point de c’ propos, mé,

Vu qu’il était bu.

Quand l’baril fut plein rasibus,

J’ dis : ‘’-C’est fait.’’

Cornu m’ donne cent sous.

Puis Césaire a ajouté :

‘’-Veux-tu encore gagner cent sous ? ‘’

‘’-Oui’’, que j’ dis.

Alors, i’ m’ dit :

‘’-Débille-té.’’

J’ôte ma jupe, mon caraco,

Pis ma coiffe et mes sabots.

‘’-Garde ta ch’mise et tes bas,

J’ sommes bons enfants’’,

M’dit Césaire tout bas.

Me v’là comme not’ mère Ève quasiment.

Eux, ils m’ piquent dans l’ieau.

J’ai eu une glaçure dans les boyaux.

Cornu m’ pousse la tête pou’ m’ néyer.

L’ieau m’ faufilait dans l’ nez.

J’ voyais déjà l’ Paradis.

Et eux, i’ s’servaient deux fil-en-dix ! 

Pi, i’ sont tapé

Comme des béliers. »

Mme Caron

Ayant fini sa déposition,

Le président annonça : -« Prévenu

Cornu,

Vous paraissez l’instigateur

De cette machination d’horreur.

Veuillez vous expliquer. »

-« Caron m’avait demandé :

‘‘Avant jeudi, i’ m’ faut mille francs.

Alors, ma femme, j’ te la vends.’’

Moi, Cornu, j’ suis veuf et j’étais bu ;

Vous comprenez, ça m’ remue.

-‘’Combien ça, tu m’ la vends ?’’

Caron réfléchit ou fait semblant :

‘’J’ te la vends

Pour un mètre cube d’eau, soit mille francs.’’

-‘’Mais comment vas-tu litrer

Sauf, si dans l’eau, tu la mets ?’’

Alors, il m’explique son idée,

Pas sans peine, vu qu’il était bu :

-‘’J’emplis d’eau un gros baril, rasibus

Et d’dans, j’ la mets.

Tout liquide qui sortira,

On l’ mesurera.’’

Je lui dis :

-‘’C’est vu, c’est compris.

Mais c’t’ eau qui sortira,

A coulera. Comment tu f’ras ?’’

-‘’Tout c’qu’on r’mettra d’eau,

Ça f’ra la mesure. Si j’ mets dix seaux,

Ça f’ra

Un mètre-cube, voilà.’’

Bref, v’là la suite :

Quand j’allons mesurer le déficit :

…Pas quatre seaux !

Oh ! Oh ! Oh !

Caron déclare :‘’ C’est pas assez.’’ Je’gueule.

Il gueule, je surgueule.

Il tape. Je cogne. Ça dure autant

Que le Dernier Jugement.

Arrivent alors les gendarmes Dupuis et Gerson.

Ils nous sacréandent. Direction la prison !

Le jury consterné

Se retira pour délibérer.

Au bout d’une heure, les jurés sont revenus

…Et acquittèrent les prévenus

Mais avec de sévères considérants,

Appuyés sur la majesté du mariage

Et établissant

La délimitation

Des commerciales transactions.

Les Caron se retirèrent, en bon ménage.

Et Cornu est retourné

Chez lui, d’un pas pressé.