L'Europe a-t-elle tué le bipartisme en France ?

Publié le 27 mai 2014 par Juan

Tous les constats ont été faits et répétés, avant même le vote. Il y en a un pourtant qui a surpris: le scrutin européen du 25 mai 2014 a accéléré la décomposition d'un paysage politique artificiellement bi-partisan.


Changer les institutions, vite!
Ce fut "un choc, un séisme" si profond qu'on avait l'impression d'un gigantesque coup de pied dans une fourmilière. Ils avaient les yeux blancs, écarquillés.
Dimanche, les cris, les pleurs, le choc, la misère. A l'extrême droite, les rires, les joies, les sourires. La France de 2014 est K-O, elle a abandonné ses urnes à une entreprise familiale et haineuse - le père nonagénaire au Sud, la fille quadragénaire au Nord. Par démission ou soumission, la France de 2014 envoie donc 24 élus frontistes la représenter au Parlement européen. Pour le reste, il y aura 20 élus de l'UMP, 13 socialistes, et quelques autres écologistes ou du Front de Gauche.
Au Parlement européen, les députés frontistes seront "logés" dans un groupe minoritaire et sans alliance, bref, inutiles.
Ce n'est pas tant la victoire du FN  que la désertion de l'électorat qui doit pousser à des changements politiques et institutionnels.
- un tiers de l'électorat n'est pas inscrit sur les listes,
- près de 60% des inscrits ne sont pas allés voter,
- sur les 40% restants, 14% ont choisi des listes différentes de l'offre nationale traditionnelle.
- Au final, le ras-de-marée frontiste équivaut à 4 millions de voix, soit 11% des inscrits. L’UMP, 9%; le PS 6%, l’UDI 4%...
Qui peut croire que la réintroduction de la proportionnelle n'est pas urgent ?
Qui peut oser penser que nos élus sont véritablement représentatifs ?
Une Europe affaiblie
L'équilibre au Parlement européen est à peine modifié. La droite, sous les couleurs du Parti Populaire Européen, conserve la majorité, avec 210 sièges (et une cinquantaine de députés de perdu!), devant les socialistes (193 sièges, en légère progression). Le futur président de la Commission européenne, choisi dans le camp du vainqueur, sera donc encore une fois libéral. Il n'y aura pas de réorientation massive à court terme de la construction européenne.
En France, plus qu'ailleurs, la campagne a été sacrifiée, les enjeux ont été caricaturés. Relisez donc les incantations sur "l'Europe, c'est la paix" (tribunes de François Hollande puis de Nicolas Sarkozy); ou les amalgames faciles entre Front national et Front de gauche sous l'appellation commune de populisme. A l'exception du TAFTA, rares ont été les sujets concrets abordés dans la campagne.
L'Europe est "toujours un paradis fiscal", rappelait Mediapart. Si les écologistes Eva Joly et Pascal Canfin ont bien tenté un "safari parisien" contre la finance lutte contre l'évasion et le dumping fiscaux intra-UE ont été parmi les grands absents des (maigres) débats.
Au niveau européen, la Gauche et les Verts ont marqué quelques points sans toutefois emporter la majorité du Parlement. En Grèce, le PASOK disparait derrière les nazis d'Aube Dorée (10%). Mais Syriza d'Alexis Tsipras remporte la première place. En Italie, le nouveau président du conseil Matteo Renzi (Parti démocrate, centre-gauche) a fait un carton, plus de 40% de suffrages. Au Portugal, l'opposition socialiste aux élections européennes a défait la coalition de centre-droit au pouvoir.
Il n'y a pas de ras-de-marée d'extrême droite en Europe. La France fait figure de triste exception, avec le Danemark: au pays de Borgen,  l'extrême droite locale a recueilli 27% des voix. En Finlande, les "Vrais Finnois" tombent en 4e position, tout comme le PVV de Geert Wilders.
France K-O, FN gagnant
En France, l'éditocratie tourne en vrille, les états-majors politiques tournent en toupie. Marine Le Pen savoure sa victoire qui n'est que la défection des autres. Un quart des suffrages exprimés sur fond d'abstention record, cela ne fait pas grand chose, à peine 14% des électeurs. La France n'a pas viré frontiste, elle a boudé.
Notre consoeur du Monolecte a rappelé cette évidence qui gêne les constats éditocratiques du moment: "entre les présidentielles de 2012 et les Européennes de 2014, le FN a baissé en nombre de voix." Ce quasi-surplace électoral du FN devrait aussi interroger nombre de commentateurs.
Dimanche, le FN a accusé le gouvernement de "truquer le vote". "Cette manipulation industrielle du vote des Français doit être immédiatement interrompue et les préfets doivent tout mettre en oeuvre pour apporter dans toutes les communes de France les bulletins de vote du Front national.L'accusation est gravissime, elle n'est pas nouvelle. Marine Le Pen, si admirative des autocrates Poutine (en Russie) ou Assad (en Syrie) n'a jamais de mots assez durs contre les "bourrages d'urnes" présupposés en France.
Dans un communiqué  ce dimanche, en plein scrutin, le FN prétendit ainsi que "le ministère de l'Intérieur a choisi d'empêcher la victoire du Front national en lui interdisant simplement de concourir en certains endroits du territoire."
La veille, les suprémacistes blancs du Bloc Identitaire avaient appelé à voter FN.
Qu'on se le répète.
Dimanche soir, Marine Le Pen a livré un courte intervention un peu surréaliste, appelant les Français qui les soutenus, ceux qui se sont abstenus, et même ses opposants à se rassembler auprès d'elle. "Le peuple souverain a parlé haut et clair". Elle réclame la dissolution de l'Assemblée nationale. Le député Morin, à l'UDI, qui réalise une dizaine de pourcentages des suffrages grâce à son alliance avec le MODEM, poursuit la même antienne.
Marine Le Pen a de la chance. Il y a deux leçons nationales à tirer de pareil scrutin: primo, l'actuelle construction européenne a gravement déçu. Pour le reste, ces élections ont peu à voir avec les évolutions politiques nationales. On se souvient des 16% gagnés par EELV en 2009, qui ne firent qu'un maigre 2% au scrutin présidentiel de 2012 pour Eva Joly.
Secundo, le désastre est national. Les listes du Parti socialiste ont fait pire qu'en 2009, ce qui était pourtant difficile. A l'époque, le PS fut dépassé par la nouvelle alliance EELV, et sortait d'un effroyable Congrès de Reims en novembre 2008. L'UMP et l'UDI/MODEM totalisent 30% des suffrages. Mais on ne retient que l'échec de l'ex-parti sarkozyste. "L'UMP est atteinte dans sa crédibilité" a clamé Fillon, grave et sérieux, dès dimanche soir.
Le Front de Gauche n'a pas rassemblé aussi largement qu'espéré. La dynamique d'une opposition de gauche est difficile à installer. Le conflit intra-gauche a laissé des traces (*). L'émotion d'un Jean-Luc Mélenchon, au soir de dimanche, était évidente, la déception immense. Elle était davantage pour un pays que pour un parti.
Vers 21 heures, Valls a mis sa tenue d'enterrement. Costume et cravate noirs, chemise blanche. Il parle droit, le regard brillant. Le discours est trop long. Au début, il fait un constat sans appel sur l'échec socialiste, le succès du FN, l'Europe abandonnée par l'électorat. Ensuite, il martèle combien sa feuille de route est la bonne, "la compétitivité des entreprises", "réduire les déficits", "les réformes de structure", et, enfin, "baisser les impôts des Français les plus modestes".
Il s'oublie. L'effet Valls n'existe pas. Le leurre est complet.

Elections européennes : "Un moment grave" pour... par lemondefr
"Un choc, un séisme"
Un choc tel qu'un proche de Hollande évoque un risque de disqualification du PS au premier tour de la prochaine présidentielle.
Les partis ne sont pas immortels.
Hollande accélère, nulle part.
Lundi matin, il avait convoqué une réunion "en urgence", curieuse formule communiquée par des communicants à des journalistes impatients. Communiquer sur la forme plutôt que le fond est une vieille tactique qui n'intéresse plus grand monde. Le soir, Hollande surgit sur nos écrans, quelques minutes pour expliquer que rien ne changera. Circulez, il n'y a rien à voir. Hollande évoque les "leçons" qu'il faut "tirer". A force d'être tirées à chaque élection désastreuse, on peut penser que ces "leçons" sont résistantes.
Hollande reconnaît l'effroyable: "les élections européennes ont livré leur vérité. Elle est douloureuse." En France, le vote FN , "c’est une défiance à l’égard de l’Europe, qui inquiète plus qu’elle ne protège", "une défiance à l’égard des partis de gouvernement, de la majorité, comme de l’opposition". Comme souvent, le constat, chez Hollande, est le bon.

Comme souvent depuis 2012, malheureusement, ses conclusions sont obstinées et invariantes. Il ose encore affirmer que la parole de la France sera encore écouté, ce 27 mai quand il rencontrera, affaibli comme jamais, ses collègues européens lors d'un Conseil des chefs d'Etat: "demain, pas plus tard que demain, au Conseil européen, je réaffirmerai que la priorité c’est la croissance, c’est l’emploi, c’est l’investissement." Sans rire... 

Lundi soir, Hollande embraye sur l'habituelle antienne du Pacte de responsabilité, la compétitivité et tout le toutim: 

"Ce n’est pas l’Europe qui nous demande de faire des réformes. C’est pour la France que nous devons les mener à bien. (...) C’est l’emploi par le soutien aux entreprises, le pacte de responsabilité. C’est le pouvoir d’achat par des baisses d’impôts. C’est la justice sociale par la priorité répétée, réaffirmée à l’éducation. C’est la simplification, la modernisation et ce sera tout l’enjeu de la réforme de notre organisation territoriale, de grandes régions, avec une évolution de nos collectivités et ce sera présenté dès la semaine prochaine."
Hollande martèle qu'il ne changera rien, absolument rien. Il n'a rien compris, comme tout un chacun. On attend la croissance, les embauches-miracles d'une réduction de cotisations aussi massive qu'inédite: "Cette ligne de conduite, elle ne peut pas dévier en fonction des circonstances, il y faut de la constance, de la ténacité, du courage. Mais aussi de la rapidité dans la mise en œuvre. Parce que les Français ne peuvent pas attendre."
Au travail ?
L'actuel président pense être en fait servi par les évènements. Le scrutin européen est un échec pour tous et pas que pour lui.
L'UMP se désagrège sous nos yeux. Lundi, un proche de Jean-François Copé et ancien directeur adjoint de la campagne de Nicolas Sarkozy, passe aux aveux. Oui, les factures de prestations de l'agence Bygmalion à l'encontre de l'UMP étaient truquées. Jérôme Lavrilleux - c'est son nom - avait les larmes aux yeux en confiant le forfait: il est "impossible de faire une campagne électorale avec 22 millions d'euros. Tout le monde use d'expédients". Forcément, ce forfait, il l'avait commis tout seul, à l'insu du plein gré de Copé, Sarkozy et consorts. Il s'agissait de faire rentrer de l'argent dans la caisse électorale. Un peu plus tôt dans la journée, l'avocat de Bygmalion accusait l'UMP d'avoir couvert les dépenses de campagne du candidat Sarkozy en 2012.
Durant l'après-midi de cet improbable lundi, et plus tard encore dans la soirée, la police perquisitionnait le siège de l'UMP.
A la gauche de Hollande, on n'y croit plus, mais Hollande ne fait rien. Quelques "opposants" de l'intérieur osent espérer qu'ils grossiront leurs rangs. L'union des gauches n'est pas pour demain. Quelques minutes après la "communication" hors sol de Hollande, Europe Ecologie Les Verts balance: "François Hollande et Manuel Valls à côté de la plaque, la France a besoin d’un sursaut, pas de mesurettes." Le Parti de Gauche parle d'une vague, elle "a frappé, puissante, colossale". Nouvelle Donne se félicite de ses 3% des suffrages, malgré une campagne sous-médiatisée. Le NPA de Besancenot invoque à une "alternative à construire", vulgate invariante à chaque échec depuis une décennie. Sa rivale Lutte Ouvrière n'a plus peur du ridicule en expliquant que ses résultats"pour modestes qu’ils soient, préservent une perspective politique pour les travailleurs."
La gauche est ainsi, effarée et effarante. La droite républicaine sombre dans ses affaires. Le FN jubile. Les électeurs désertent.
L'Europe a tué le bipartisme en France.
(*) l'auteur de ces lignes a appelé à voter Front de gauche.