Le modèle Jacobin veut qu’il n’y ait que des individus et un tout (l’intérêt général), et rien au milieu. Négation de la notion de société civile. Cela ne peut pas fonctionner. Alors, il faut aménager cette fiction en y introduisant des corps intermédiaires qui ne disent pas leur nom. L’exception française c’est cela. Croire à une fiction. Et, quand on est poussé par la nécessité, faire des réformes sans le dire, pour ne pas dissiper l’illusion. Curieusement, la critique de cette fiction, personnalisée par Tocqueville ou Burke, a contribué à son succès.
D’ailleurs ce modèle est robuste. Il se réinvente en récupérant l’argumentation adverse pour la repeindre à ses couleurs. Y compris ses opposants les plus farouches (dont Tocqueville). Car il possède une extraordinaire séduction pour le gouvernant. Il lui donne tous les pouvoirs. Il lui fait croire que l’intérêt général, c’est lui ! Pourquoi ? Parce qu’il possède une formule mathématique qui lui permet de réaliser le bonheur général. Lois de la nature en 89, lois de l’économie après guerre. Ce qui fait l’incroyable durabilité du modèle jacobin, c’est son vice : le totalitarisme !
Démarrage en 89. On croit pouvoir créer une nation de quelques lois venues de la raison. Elles sont supposées créer une société idéale. Le peuple, inculte, décide par plébiscite. Pour apporter un peu de cohésion à ce désert affectif, on décrète la fraternité, on sacralise la famille, on organise des fêtes.
On réalise vite le danger de cette dissolution sociale. On réclame le retour à des corps intermédiaires. Ce qui ne se fait pas. On établit, au mieux, des comités électoraux pour guider les électeurs. Le jacobinisme se réinvente. On découvre ses mérites gestionnaires et organisationnels. Le gouvernement devient représentatif.
Mais, cet Etat tout puissant, à qui l’on demande de plus en plus, menace de déboucher sur le communisme. C’est alors qu’apparaît la nécessité de créer des syndicats (1884). Cette fois-ci pour encadrer les mouvements ouvriers. Violents et anarchiques. Entre-temps on a découvert la sociologie, et qu’une société d’individus, ça n’existe pas dans la nature.
Pour autant, les associations n’émergent pas. Certes, une loi finit par être votée (1901). Mais elle définit l’association comme un contrat entre individus. Elles seront toujours le parent pauvre des syndicats (pourtant révolutionnaires !). Les communes, elles-mêmes, ne sont longtemps vues que comme des unités gestionnaires. On n’y fait pas de politique.
En fait, l’association est instrumentalisée. Au lieu de représenter une communauté, elle est l’auxiliaire de l’Etat. Les corps d’Etat en sont l’idéal type. L'Etat devient « Etat réseau ». Le corporatisme d’avant guerre, institutionnalisé par Vichy est rebaptisé en multiples « ordres » dont nous avons hérité. Après guerre, l’Etat devient planificateur.
Cependant, à partir de 1975, les associations vont connaître un réel essor. Cette fois-ci, elles deviennent des représentants de groupes de citoyens.
Et aujourd’hui ? Alors que la globalisation remet tous les ordres en cause, partout dans le monde, nous sommes corsetés dans notre fiction de la généralité, qui bloque tout débat rationnel, et qui force à la réforme en sous-main, réforme dont les implications ne sont jamais formulées.
(ROSANVALLON, Pierre, Le modèle politique français, Seuil, 2004.)