Mais au fait, comment écrire sur Jean-Luc Godard?
Chronique. Quand les mots se bousculent en vrac, l’équivoque, donc le choix, se prête à l’hésitation. «Quel est le sujet de ta chronique, cette semaine?» Scène de la vie ordinaire à la rédaction. «Sans doute les élections européennes.» L’incertitude s’entend, se comprend. «Tu vas dire quoi, qu’il faut aller voter Front de gauche? Ça, tous nos lecteurs le savent!» La plaisanterie amuse deux minutes. Et puis: «Tu n’as pas un autre sujet?» Apparaît soudain la forme la plus bénigne de la difficulté de se comprendre. «Si je pouvais, j’écrirais bien quelque chose sur Godard.» Alors: «Qu’est-ce qui t’en empêche?» Et voilà le bloc-noteur bien embarrassé.
Pensée. Le cinéma – façon Jean-Luc Godard s’entend – aurait-il un rapport particulier avec la forme du malentendu? Car tout de même, comment écrire sur «le» monstre sacré en fuyant les banalités d’usage et, surtout, en ayant précisément «quelque chose» à dire? Oui, mais quoi? Rien au fond, en tous les cas rien que ne connaissent les spécialistes de la spécialité, et tous ceux qui, à des degrés divers, ont été un jour ou l’autre littéralement fascinés ou subjugués par le personnage en son ampleur, tellement complexe et intelligent qu’avec lui les moments d’ivresse ressemblent toujours à des cours de philosophie appliquée à la vie quotidienne – donc à l’art dans tous ses genres et ses acceptions.
À bien y réfléchir, François Truffaut, en son temps, avait trouvé une formule définitive: «Jean-Luc Godard n’est pas le seul à filmer comme il respire, mais c’est lui qui respire le mieux. Il est rapide comme Rossellini, malicieux comme Sacha Guitry, musical comme Orson Welles, simple comme Pagnol, blessé comme Nicholas Ray, efficace comme Hitchcock, profond, profond, profond comme Ingmar Bergman et insolent comme personne.» Après ça, chronicœur de passage, tu peux te rhabiller. Car avec Godard, «on se toucherait bien, mais on n’arrive qu’à se donner des coups » (dixit), d’autant que « le cinéma n’a jamais fait partie de l’industrie du spectacle, mais de l’industrie des cosmétiques, de l’industrie des masques, succursale elle-même de l’industrie du mensonge» (re-dixit). Le primat posé là nous rappelle qu’il n’y a pas de compréhension de la chose vue sur grand écran qui ne soit dialectiquement pensée, comme si la chute de l’usage dans l’utile avait un sens insurmontable.
Autorité. De l’impossibilité d’évoquer une absence cannoise aussi remarquée et notable, sans travestir ni les raisons de l’absent – «les festivals de cinéma sont comme les congrès de dentistes, c’est tellement folklorique que c’en est déprimant» –, ni l’Adieu au langage, titre de son nouveau film, ni, encore moins, la frustration de ceux qui lui déroulaient le tapis rouge. En 1968, accroché au rideau de la grande salle du palais des festivals, Jean-Luc Godard réclamait avec ses camarades (Truffaut, Malle, Resnais, Polanski, etc.) l’arrêt des projections en soutien aux ouvriers et aux étudiants en grève: «Nous avons conquis de haute lutte, en trente secondes, le Palais des Festivals, et nous n’en sortirons que par la force des Esquimau Gervais!» En 2014, il n’est pas venu à la présentation de son film, alors que nous avions rêvé d’une conférence de presse s’achevant à la nuit tombée, dans l’euphorie des paroles plus ou moins maîtrisées, qui auraient fait jaillir, entre citations et références, l’onde verbale crépusculaire et pourtant bienveillante de son autorité, une manière d’être à-la-vie et à-la-mort qui transpose l’art dans le réel – ou l’inverse. Godard dit: «En littérature, il y a beaucoup de passé et un peu de futur, mais il n’y a pas de présent. Au cinéma, il n’y a que du présent qui ne fait que passer.» Trop vite.
[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 23 mai 2014.]