L’interview éditeur, l’éternel rubrique de ce blog, est de retour une fois de plus. En 2014, l’éditeur Ki-oon fête ses dix ans. Voilà donc 5 ans que j’ai la chance d’échanger avec le duo d’éditeur qui a lancé cette maison, d’abord spécialisée dans le seinen et la fantasy avec quelques titres par an, qui est devenu en ce début 2014 numéro 4 du marché du manga. Pour fêter cette décennie je vous propose de changer un peu le fusil d’épaule, de prendre du recul loin des chiffres de vente, pour évoquer l’histoire de cette maison d’édition, les moments marquants, les évolutions en France comme au Japon et d’interroger Ki-oon sur sa vision du métier, en discutant avec Ahmed Agne qui a accepté de nous recevoir il y a quelques semaines, dans ses bureaux.
Retour sur une décennie déjà bien chargée en évènements et évolutions mais qui n’est, et c’est l’éditeur lui-même qui le dit, que le début d’une plus grande aventure…
L’histoire d’une ligne éditoriale…
Ouh lààààà ! (Rires)
En fait mon premier contact avec le Japon a été le dessin animé. À l’époque j’étais un grand malade de City Hunter, de Kimagure Orange Road, de Ranma ½, de Saint Seiya… Toutes ces séries qui ne ressemblaient à rien de ce qu’on pouvait voir dans les dessins animés « classiques » pour enfant, qui étaient toujours sur un modèle auto-conclusif du type « hé, on m’a volé mon chapeau – hé, j’ai retrouvé mon chapeau –fin ». Là, il y avait une évolution, de vrais enjeux scénaristiques, des personnages auxquels je pouvais d’identifier.
C’est seulement après que j’ai découvert les versions papiers dont découlaient les animes et je trouvais toujours ça mieux en manga : c’était toujours plus complet, plus drôle, moins édulcoré, etc. Donc le matériau « Roi » a toujours été le manga pour moi.
Mais comment tu es passé de « j’aime bien » à « j’aimerais en faire mon métier » ?
Paradoxalement, c’est grâce aux autres éditeurs. À l’époque nous travaillions, Cécile en tant que traductrice, moi dans la pub, et c’était le début de l’explosion du manga en France avec Pika, Kana et d’autres. Tout le monde commençait à sortir pas mal de titres, mais le milieu du manga n’était pas encore très professionnalisé. Tu pouvais être étudiant de deuxième année en japonais, sortir de fac et te retrouver bombardé traducteur de manga parce que il n’y avait pas beaucoup de choix… Les ouvrages étaient donc bourrés de contre-sens et les directeurs éditoriaux ne parlant pas japonais, ils ne pouvaient pas vérifier le niveau du traducteur. Ça ressemblait à du français et c’était suffisant.
Il n’y avait pas non plus de relecture orthographique digne de ce nom et les fautes de français étaient monnaie courante. Cécile et moi sommes très attachés à la langue française et nous ne nous retrouvions pas dans la qualité des bouquins publiés à l’époque. Nous lisions 90% de nos séries en japonais et nous regrettions que la finition ne soit pas la même, que la communication autour du livre soit insuffisante, que certains livres se cassent quasiment en deux quand on les ouvrait…
Nous trouvions ça vraiment dommage mais plutôt que de rester dans notre position de fan aigri, on s’est dit qu’on allait essayer nous-mêmes et voir si on pouvait faire mieux qu’eux. Au départ, c’était ce défi envers nous-mêmes : « est-ce qu’on peut faire mieux que ce qui est proposé en France à l’heure actuelle ?»
Passons maintenant à votre ligne éditoriale : vous dites toujours que vous publiez ce qui vous plait. Il ne vous ait jamais arrivé de vous dire « ça ce n’est pas trop notre truc mais ça a un bon potentiel », et d’hésiter à le publier ?
Pas vraiment, non. Un exemple très simple : le best-seller de la maison c’est Übel Blatt, dont l’auteur a sorti de nombreux autres mangas au Japon… Mais nous ne les avons jamais publiés parce que nous n’avons pas du tout accroché. Certains de ces titres vont d’ailleurs sortir chez d’autres éditeurs mais nous ne sommes même pas positionnés dessus. Nous n’avons aucun doute sur le fait qu’elles trouveront leur public par contre ! (Doki-Doki a depuis annoncé l’arrivée de Zelphy d’Etorouji Shiono dans son catalogue, NDLR)
En tant qu’éditeur nous cherchons à devancer les goûts du public, mais toujours en nous basant sur des titres qui nous ont plu. Lorsque nous nous sommes lancés il y a 10 ans nous avons choisi le manga pour jeune adulte et le seinen, parce que nous avions 27 ans à l’époque et qu’après avoir lu du shônen pendant des années, nous nous étions tournés vers le seinen. Mais quasiment aucune de ces lectures n’était publiée en France. Ça c’est le constat éditorial et c’est à partir de ce dernier que nous trouvons des ouvrages qui correspondent à des lecteurs qui vont grandir et suivre un parcours similaire au nôtre.
De la même façon, lorsque nous nous sommes lancés dans le kodomo avec Kamisama en 2006, tout partait d’un constat très simple : les lecteurs de manga ont grandi, ils ont plus de trente ans pour la plupart et ils ont fondé des familles. Ils n’ont pas du tout les mêmes préjugés que nos parents pouvaient avoir vis-à-vis du manga. Il faut donc avoir une offre éditoriale kodomo pour satisfaire ce nouveau public. D’un autre côté, il faut aussi proposer des titres comme Cesare, Goggles, Bride Stories ou Ad Astra d’une part parce que les lecteurs de manga ont grandi et recherchent des titres plus matures, et d’autre part parce que les lecteurs de romans graphiques et de BD franco-belge sont aussi susceptibles de se retrouver dans ces œuvres-là.
En parlant de vos thématiques, je ne me souviens pas avoir lu beaucoup de Ki-oon sur la thématique zombie, non ?
Il y en un en fait, mais nous ne l’avons pas sorti pour suivre la mode des zombies, nous l’avons publié car il s’agit d’un titre de Kei Sanbe : Le berceau des esprits. Nous avions sorti L’île de Hôzuki avant et nous publierons en juillet son nouveau titre Erased, que nous avons aussi énormément apprécié. C’est dans la continuité de notre histoire avec cet auteur !
On ne fait pas vraiment nos choix pour suivre les modes. Par exemple nous n’avons jamais suivi la tendance shôjo. D’une part, d’un point de vue éditorial, c’est le genre que je considère être le plus segmentant en manga. C’est celui qui vise le plus son public et qui est le moins grand public. Presque tout le monde peut lire du shônen. Enormément de gens peuvent lire du seinen. Le kodomo peut-être lu par des enfants, mais pas que… Alors que pour se retrouver dans une grande majorité des shôjo il faut être une jeune fille en fleur qui rêve du prince charmant. C’est une généralisation bien sûr, il y a de nombreux titres qui échappent à ce schéma narratif, mais comme nos ressources ne sont pas infinies et que nous ne pouvons pas tout faire, nous avons décidé de ne pas nous concentrer sur le shôjo.
Pendant ce temps-là, au Japon…
En fait l’auteur a dit lui-même dans des interviews qu’il avait utilisé le sexe dans les premiers tomes d’Übel Blatt parce que la série était publiée dans un nouveau magazine et que son éditeur lui avait demandé d’attirer le chaland en ajoutant un peu de nudité par-ci par-là !
Or, il se retrouve dans une situation équivalente car la série a changé de magazine, du Young Gangan au Big Gangan aux alentours du tome 12, et je pense qu’on lui a de nouveau conseillé de remettre un peu de sexe pour attirer les lecteurs du Big Gangan qui ne connaissent pas encore la série. Ce n’est qu’une supputation de ma part mais ça coïncide avec ce changement. Je ne pense pas que ce soit amené à durer particulièrement, tout comme ça avait disparu après les premiers tomes de la série.
Changement de magazine donc changement de tantô aussi, ça peut jouer…
Quand la série a été mise en pause pendant très longtemps c’était parce qu’il s’était fâché avec son directeur éditorial. C’est aussi la raison pour laquelle il a changé de magazine.
On a l’impression que les mangakas changent plus souvent ou plus facilement de magazine dorénavant. Est-ce juste qu’on en parle plus et que ça se sait davantage ?
On en parle plus parce qu’avec internet, les auteurs peuvent s’adresser directement aux lecteurs. Avant il y avait le magazine, le courrier des lecteurs, et point barre. Avant un auteur pouvait vendre des millions d’exemplaires et rester dans son atelier sans rencontrer personne. Maintenant il a sa page Twitter avec 150 000 followers qui répètent à longueur de journée « tu es mon dieu » ou simplement « vivement le prochain chapitre », donc ça change forcément la donne. Ils ont un moyen de parler plus facilement à leurs lecteurs et ça leur donne davantage conscience de l’importance qu’ils ont.
Il y a de plus en plus d’auteurs qui changent régulièrement de maison d’édition, qui reviennent, qui proposent des titres à un éditeur et pas à un autre. C’est un mercato permanent qui a rééquilibré les choses en faveur des auteurs et qui oblige les éditeurs à les chouchouter davantage, ce qui n’est pas plus mal.
Moments et titres clés de la décennie Ki-oon
Si on revient sur ces 10 ans de Ki-oon, quels sont les quelques évènements marquants, les étapes importantes ?
Parmi les étapes importantes il y a forcément la rencontre avec Tetsuya Tsutsui. D’une part nous étions dans une logique totalement atypique – et qui l’est toujours d’ailleurs – de démarcher en direct un auteur sans passer par un éditeur japonais. De plus, cette collaboration a mené à la rencontre avec Square Enix, qui est l’acteur qui nous a permis d’être encore là aujourd’hui… Parce qu’il ne faut pas se leurrer : nous arrivions dans un marché très concurrentiel et très verrouillé, tous les éditeurs historiques avaient déjà une relation privilégiée avec un gros éditeur japonais qui leur assurait un afflux de titres : Pika-Kodansha, Glénat & Kana – Shueisha, etc.
Le seul gros éditeur de manga chez qui il restait des places à prendre c’était Square Enix, il n’y en avait pas d’autre. Et comme Square Enix était l’éditeur le plus en phase avec notre ligne éditoriale – adolescents et jeunes adultes – c’était LA rencontre idéale et parfaite. Vraiment.
Japan Expo 2012 Ahmed & Tetsuya Tsutsui
Le deuxième évènement je dirais que c’est Bride Stories qui remporte le prix à Angoulême, car ça valide une autre démarche de Ki-oon : celle de chercher à conquérir de nouveaux lecteurs, pas forcément adeptes du genre au départ, et de faire du manga une lecture véritablement grand public.
Le manga c’est un phénomène exceptionnel en nombre de lecteurs et dans son dynamisme mais il n’est pas du tout répercuté à sa juste valeur dans les médias généralistes. Nous ne sommes pas représentés comme on le devrait. Je prends Livre Hebdo par exemple, l’hebdomadaire institutionnel du monde de l’édition, qui présente un top manga mensuel alors qu’il publie un top BD franco-belge toutes les semaines, un top roman toutes les semaines, un top littérature toutes les semaines… Mais le manga c’est une fois par mois, et séparé du reste, parce que si on faisait un top BD-Manga mixé hebdomadaire, c’est le manga qui trusterait les premières places. Et ça, j’ai l’impression que les gens n’ont pas envie de le voir, comme si c’était un épiphénomène qui ne méritait pas d’être exposé avec le reste.
Nous avons aussi un évènement exceptionnel qui est Japan Expo qui rassemble plus de 200 000 personnes chaque année. C’est plus que les 180 000 visiteurs du Salon du Livre de Paris qui représente pourtant TOUTE l’industrie du livre. C’est aussi plus que le FIBD d’Angoulême, et pourtant toute la presse généraliste et les télévisions nationales sont présentes là-bas pour répercuter le palmarès d’Angoulême…
Comme quelque chose d’assez prestigieux…
Oui, mais ils se sont battus pour ça aussi, il ne faut pas oublier non plus que la bande-dessinée franco-belge a souffert des mêmes préjugés que nous actuellement. Elle est passée par là avant de commencer à gagner ses lettres de noblesse. Nous, à Japan Expo c’est encore tout juste si nous avons la chance d’avoir un sujet caricatural de Jean-Pierre Pernaud qui nous parle de « ces adolescents bizarres qui se déguisent en personnages de dessins animés japonais ».
Donc à nous de gagner aussi nos lettres de noblesses. Je le dis et je le redis mais en tant qu’amoureux du manga, je ne suis jamais aussi content que lorsque j’allume ma télé un samedi matin et que je tombe sur l’auteur de Chi interviewée sur Canal +, que quand je vois Thermae Romae dans Télérama ou Bride Stories remporter un prix à Angoulême. C’est génial, c’est dans cette direction là qu’il faut aller. Ces victoires sont extrêmement importantes pour le manga, et c’est en les multipliant qu’on arrivera à faire découvrir notre passion au plus grand nombre.
Bride Stories récompensé à Angoulême
C’est comme lorsque Grégoire Hellot réussit à faire feuilleter un tome de Silver Spoon au ministre de l’éducation, Vincent Peillon.
Oui, c’est vachement bien. J’espère que le ministre le lira vraiment, maintenant ! (Rires)
Mais plus sérieusement, c’est vraiment important. On a tous souffert de voir ce genre qui nous passionne se faire trainer dans la boue par des responsables politiques, ou dénigré dans la presse généraliste.
Après, il y a deux états d’esprit. Certains lecteurs de manga hardcore détestent voir leur bouquin affublé du sticker « Télérama recommande » car ils considèrent que c’est un retournement de veste pour un magazine qui parlait de « japoniaiseries » par le passé. Alors, oui tu peux penser comme ça, mais tu peux aussi dire que c’est bien qu’ils aient changé d’avis. Tu peux aussi te dire que Télérama en soit, plus qu’une marque, c’est avant tout des journalistes et que ces journalistes ne sont plus ceux d’il y a dix ans. Ceux d’aujourd’hui, qui aiment Ghibli, Ame & Yuki, Bride Stories ou Cesare sont des gens qui ont notre âge et qui ont grandit avec le manga.
Bref, le temps joue en notre faveur :)
Une troisième étape clé dans ce parcours ?
Tetsuya Tsutsui à nouveau avec Prophecy, mais dans une autre optique que la première fois, c’est à dire le lancement dans la création originale à 100 %. Avant il s’agissait des titres en cours de rédaction ou déjà terminés que nous récupérions auprès des auteurs, alors que là c’est une vraie ligne de création originale où nous développons des projets de A à Z avec eux.
Shikishi Prophecy
On est extrêmement fiers que Prophecy ait été le meilleur lancement manga 2012, parce que ça prouve qu’on peut travailler avec des auteurs en direct, développer des mangas de qualité avec eux et rencontrer du succès en France. Et pas qu’en France d’ailleurs, puisque nous sommes agents au niveau mondial de ces auteurs-là et que Prophecy a été vendu dans une dizaine de pays aujourd’hui.
Tu ne l’as pas cité dans les étapes clés mais il y aussi eu la publication de titres de Tsukasa Hôjo aussi…
C’est vrai ! D’ailleurs il y a quelque chose d’amusant avec cette collection. Ce qu’il faut savoir c’est que 90% des séries que nous publions chez Ki-oon et qui cartonnent en France sont quasiment anonymes au Japon. Quand je retourne à Misasa, la ville où j’ai des attaches au Japon, et que je vais voir mes anciens potes ils me demandent « alors Ki-oon, qu’est-ce que tu as sorti comme manga ? » je leur réponds « on a sorti Übel Blatt et ça cartonne, on a sorti Pandora Hearts et c’est super, on a publié Doubt, Bride Stories… » Mais ils n’en connaissent aucun ! (Rires)
Les trésors de Tsukasa Hôjo, ce sont des titres que je voulais absolument faire parce que Hôjo est l’idole de mon adolescence et City Hunter probablement le manga qui m’a le plus marqué dans ma jeunesse. Et pourtant, même si ne sont pas les plus grands succès commerciaux du catalogue Ki-oon, ce sont les plus connus au Japon ! (Rires)
Le marché du manga : problèmes et pistes de solutions…
Vous êtes arrivés fin 2003 – début 2004, connaissant ainsi la fin de l’explosion du marché avant de vivre sa baisse, depuis 2008. Sans lire dans une boule de cristal, comment tu vois la suite ?
Déjà, il faut beaucoup relativiser. La baisse est là et bien réelle mais il faut la regarder avec du recul. La situation des années 2000 était celle qui était anormale. C’était n’importe quoi même : en 10 ans nous avons eu tous les succès et phénomènes que le Japon a produit en 20 ou 25 ans. Maintenant nous devons tous nous battre tous pour avoir un best-seller. Le dernier c’était Fairy Tail et ça commence à dater. Dès qu’un titre à potentiel émerge au Japon, on se jette tous dessus.
À l’époque quand tu étais Kana tu avais Naruto mais aussi Samourai Deeper Kyo, Saint Seiya, Yuyu Hakusho puis Hunter X Hunter qui prenait la suite… Tu étais Pika tu avais GTO, Negima, CLAMP, etc. Tu avais des énormément de séries qui se vendaient incroyablement bien.
Nous étions dans une situation où tout était nouveau et les lecteurs étaient morts de faim, ils achetaient tout ! Je le sais bien car je suis passé par là ! (Rires) J’ai même acheté les titres de Hong Kong en couleur édités par Tonkam…
Ah Cyber Weapon Z !
Cyber Weapon Z, Celia, tout ! J’ai acheté des mangas que je n’achèterais plus maintenant. La frénésie de la nouveauté. Mais maintenant, on a rattrapé le Japon. Donc on se retrouve avec un best-seller tous les 4-5 ans plutôt que 4-5 bestsellers tous les ans. Evidemment que le marché retombe.
Faire -20% sur 5 ans quand on a fait +500% les années d’avant ce n’est pas si énorme…
Voilà, il faut relativiser. Et puis nous avons quand même gagné des choses durant cette époque dorée. Aujourd’hui quand tu rentres dans un Carrefour ou un Auchan tu trouves un rayon manga, comme dans la plupart des libraires généralistes et même parfois dans les Relais H et dans les gares. Il y en a partout. Le manga est installé comme genre éditorial à part entière en France.
J’en parlais tout à l’heure mais nous avons Japan Expo qui réuni plus de 200 000 visiteurs et le Salon du Livre qui joue nettement la carte du manga depuis quelques années, etc.
Nous avons gagné des choses et nous n’avons pas perdu de lecteurs, c’est l’essentiel. Mais le lecteur d’aujourd’hui doit faire face à une offre de 150 titres par mois. Même s’il pouvait tout acheter, il ne le ferait probablement pas tout car quand tu as lu 80 fois la même histoire tu deviens plus exigeant et sélectif. Il y a des choses que tu écartes naturellement.
Le marché a donc changé, les lecteurs ont mûri, nous avons rattrapé le Japon. Ça c’est pour relativiser.
Maintenant ce qui me fait « un petit peu peur » c’est que je constate un désinvestissement autour du manga chez certains acteurs du marché qui ne vivent pas exclusivement du manga. Attention, je ne suis pas en train de dire que Ki-oon est le chevalier blanc du manga et que les éditeurs qui font aussi de la bd franco-belge ou du comics, sont des requins capitalistes hein ! (Rires)
Mais la logique de ces maisons multi-casquettes c’est que, lorsqu’un secteur va moins bien, on désinvestit et on place ses billes ailleurs. Tout simplement. Et ça, à long terme, ça peut faire du mal au manga.
Si le manga passe en-dessous d’une certaine ligne dans leurs tableaux, ils passent à autre chose…
Pourtant, je pense qu’un marché qui est là depuis 20 ans et qui pèse plus de 30 % de la bande-dessinée ne « finit » pas du jour au lendemain. Mais quand un éditeur réduit ses budgets, il participe à précipiter le marché, et tout son écosystème de magazines, sites web etc, vers le bas. Et malheureusement quand tu fais ça, monsieur Carrefour ou monsieur Auchan va le répercuter sur son linéaire manga. Ce sont des sociétés qui sont là pour faire de l’argent, donc du moment où elles ne vendent pas ou plus autant de manga que par le passé, elles ne gardent pas toute la place que les éditeurs historiques ont gagné et élargi avec le temps à la sueur de leur front. Ça c’est donc un risque à long terme.
On vient de parler du problème… Mais, à ton échelle, quelles sont les pistes de solutions ?
C’est d’une part la création originale, qui est une opportunité de faire plus de choses qu’avec des licences achetées aux éditeurs japonais. Nous pouvons diversifier notre offre éditoriale, mais aussi diversifier nos revenus. La vente des droits d’un manga, même en trois tomes, à dix éditeurs dans le monde ça fait pas mal de revenus, mine de rien.
Dans la diversification de l’offre éditoriale on peut citer le t-shirt Prophecy par exemple. C’est le genre d’opération commerciale que nous ne pouvons pas, ou très difficilement, réaliser avec 90 % des éditeurs nippons avec qui on travaille. Nous vendons aussi des options à des producteurs de cinéma et nous pouvons imaginer du merchandising si nous en avons envie… Je pense que l’avenir est de se rapprocher de plus en plus du modèle japonais. Leur force est qu’ils ne se contentent pas d’offrir seulement un manga à leurs lecteurs. Le manga c’est le matériau de base qu’ils déclinent sur plusieurs supports pour proposer une expérience cross-media : manga, anime, jeu vidéo, merchandising, etc. C’est ce qui fait que les licences deviennent de plus en plus fortes et dépassent le cadre du lecteur du manga fan de la première heure.
En France il y a Ankama qui réfléchit un peu comme ça et qui fait de la création originale autour de ses propres séries. Ils le font avec pas mal de réussite jusqu’à présent. Je pense que ce modèle nous permettrait de passer un cap. Je ne sais pas si on y arrivera mais c’est un objectif en tout cas.
Ça fait aussi écho à votre concours jeunes talents ça, vous ouvrez la porte aux auteurs français pour faire du manga ?
Je pense que les influences japonaises sont désormais bien digérées. Ça fait dix ans que nous recevons des projets de création chez Ki-oon. Il y a dix ans, nous les regardions avec le sourire. Il y a cinq ans nous les regardions et nous nous disions « ah celui là il faut le garder au chaud, dans deux trois ans ça peut peut-être donner quelque chose ». Et là, ces dernières années, quand on fait faire un blind test à nos collaborateurs japonais ils ne sont plus capables de faire la distinction entre français et japonais pour certaines œuvres. Du point de vue du dessin et du découpage ils ne voient plus la différence.
Mais c’est normal, le succès du manga est tellement grand qu’il a dépassé ses frontières : les Américains, les Espagnols, les Allemands et d’autres se sont emparés du phénomène et ont grandi avec ça. Je sais que les mangas dessinés par des auteurs qui ne sont pas japonais sont souvent rejetés par pas mal de fans français, mais en tant qu’éditeur, je ne me vois pas pointer du doigt un artiste ayant grandi avec ses influences en lui disant « toi ce que tu fais n’a pas le droit d’exister ». Non, ça existera quoi qu’il arrive.
Aujourd’hui, je n’ai pas de problème à appeler « manga » les séries de Shonen, Tony Valente (ci-dessous, à droite et à gauche, NDLR) ou autres, vu leur niveau narratif et graphique. Je pense que c’est un des avenirs possibles pour le manga. Ce qui est marrant c’est que nous avons encore ce débat sur l’origine de l’auteur en France, alors qu’au Japon ils l’ont dépassé depuis des années : ils organisent de plus en plus de concours internationaux pour trouver des talents étrangers à publier dans leurs propres magazines. Eux-mêmes sont bien conscients que le renouvellement viendra peut-être de l’étranger.
Retour d’expérience et regards vers le futur…
Pour finir j’aimerais savoir ce que t’ont appris tes réussites et tes échecs sur ton métier d’éditeur, durant ces dix années…
Plein de choses et pas grand-chose en même temps !
Pas grand-chose parce qu’on parle souvent de marketing et de com’ quand on évoque le succès de Ki-oon, mais moi j’ai l’impression que ça n’a jamais fait le succès d’un titre. Ça a aidé à faire exploser un choix éditorial qui était raccord avec le lectorat mais quand ça ne veut pas, ça ne veut pas. Certains titres ont autant de communication que d’autres qui ont du succès mais ça ne les empêche pas de se vautrer lamentablement.
Ce que ça m’a appris c’est qu’il n’y pas de règles, ce n’est pas mathématique et c’est un peu la magie du métier. Quand tu sors un bouquin tu peux avoir, parfois, un peu plus de certitudes qu’un autre sur son potentiel, mais tu ne sais pas si ça va marcher ou pas.
J’ai appris qu’il n’y avait pas de malédiction non plus. Un auteur qui s’est planté deux ou trois fois tu peux très bien arriver à faire un succès avec son nouveau titre. Ça nous est arrivé avec Kaoru Mori et Bride Stories qui a cartonné, c’est arrivé avec Goggles qui marche alors qu’Undercurrent n’avait pas fonctionné et ça nous arrive avec Dimension W (à date, c’est le 3e meilleur lancement de l’année avec près de 10000 exemplaires écoulés), alors que les œuvres précédentes de Yuji Iwahara ne s’étaient malheureusement pas bien vendues…
Et de la même manière il y a des échecs qui se confirment. Amano (Amanchu !) ça ne marchait pas avant et ça ne marche pas plus, Run Day Burst est une déception à notre échelle tout comme les titres précédents de Yukô Osada.
L’important, c’est que ça ne nous empêchera pas de continuer de retenter de nouvelles séries avec ces auteurs même si on n’a pas réussi à les imposer la première fois. Chaque nouveau manga est une nouvelle histoire et une nouvelle rencontre avec le public, il n’y a pas de vérité absolue dans un sens ou dans l’autre. Si ce n’est qu’aujourd’hui, publier un titre quel qu’il soit sans l’accompagner un minimum, c’est l’envoyer au bûcher de manière quasi certaine.
Vous avez traversé donc ses dix ans qui vous ont mené parmi les premiers éditeurs du marché. Vous avez dépassé Kurokawa depuis le début 2014 et vous êtes le challenger le plus sérieux des éditeurs historiques. Quels sont maintenant vos moteurs et votre ambition ?
Si j’avais un génie et que j’avais le droit à un vœu ce serait d’arriver à dupliquer le modèle japonais cross-media en France. À notre humble niveau nous en sommes encore loin mais si dans, je ne sais pas, disons 10 ans, nous avons réussi à imposer une création originale et à la décliner sur plusieurs supports pour offrir aux fans une expérience de ce genre, c’est là que nous aurons vraiment réussi.
Jusque-là c’est une belle aventure mais sans fausse modestie on ne peut pas encore parler de véritable succès. Nous ne sommes pas vraiment indépendants aujourd’hui, nous sommes dans l’achat de licence et à 100% dépendants de nos ayants-droits. Donc si ces derniers décident un jour de nous dire « on va se débrouiller nous-mêmes merci pour le travail accompli », eh bien, nous n’aurons plus qu’à mettre la clé sous la porte.
L’achat de droit c’est super confortable, car tout le risque éditorial est pris par l’éditeur original, et toi tu as juste à trier, à choisir ce qui te plais, à lire et investir un peu d’argent… C’est quand même incroyablement confortable en termes de risque ! Mais…
Tu es locataire…
Voilà, exactement, tu es locataire de l’appartement mais tu peux être mis à la porte n’importe quand. Ki-oon va essayer à sa modeste échelle d’investir pour accéder à la propriété maintenant. Par contre, pas la peine de revenir m’interviewer dans 3 ans et de me dire : « alors elle est où votre création originale qui va tout déchirer sur tous les supports ?! »(Rires)
Ça ne va pas clairement pas se faire du jour au lendemain mais c’est en tout cas le modèle vers lequel on a envie de tendre !
Merci Ahmed, et encore joyeux anniversaire à Ki-oon !
Pour suivre Ki-oon vous avez le choix : suivez leur actualité sur leur site internet, leur page Facebook ou leur Twitter ! Merci à Ahmed Agne pour son temps et sa disponibilité. Merci également à Victoire pour la mise en place de cette interview !
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Kazé Manga (avril 2011 – janvier 2012 – décembre 2013)
Ki-oon (avril 2010 - avril 2011 – janvier 2012 – janvier 2013, avril 2014)
Kurokawa (juin 2012 – décembre 2013)
nobi nobi ! (septembre 2013)
Ototo – Taifu (octobre 2012)
Soleil Manga (mai 2013)
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