24 MAI 2014 | PAR DAN ISRAEL/ Question ignorée de la campagne: comment dompter les entreprises qui évitent de payer des impôts ? Le Luxembourg, les Pays-Bas, l'Irlande, la Grande-Bretagne, la Belgique attirent les rois de l'évasion fiscale. Les taux d'imposition y descendent jusqu'à 2%!
Il fallait bien une visite guidée, un bus plein de gentils animateurs pédagos et quelques faux traders, valise de billets à la main, pour attirer l’attention des journalistes sur un sujet qui n’a pas fait la une pendant cette campagne européenne atone. Mardi 20 mai, Europe Écologie organisait un « finance tour », en compagnie d’Eva Joly, numéro 2 de la liste EELV en Île-de-France, et de Pascal Canfin, ancien ministre du développement du gouvernement Ayrault, ex-député européen et journaliste spécialisé dans les paradis fiscaux dans une vie précédente.Le but de cette virée parisienne était de rappeler une évidence, devant les sièges de Total ou de la Société générale, le Sénat et la filiale hexagonale de la banque Reyl,rouage essentiel de l’affaire Cahuzac : les paradis fiscaux sont au cœur de l’économie européenne, et sont devenus incontournables pour toutes les entreprises.Cette vérité émerge trop peu, malgré les efforts des Verts, ou de Nouvelle Donne, qui y consacrait une de ses dernières conférence de presse avant l’élection européenne. Les programmes des partis en lice ce 25 mai ne sont guère diserts sur la question. « Tous les ans, l’évasion fiscale permet de cacher 60 à 80 milliards d’euros, rien que pour la France. C’est environ 20 % des impôts français qui sont soustraits », rappelle Eva Joly. Dans le monde, on estime que 26 000 milliards de dollars sont gérés dans les paradis fiscaux, ce qui correspond à plus d’un tiers du PIB mondial.Ces faits commencent à être connus. Mais qui a compris que dans cet océan de fraude, les riches particuliers pèsent relativement peu, au contraire des mastodontes de l’entreprise ? « Les deux tiers des fonds cachés dans les paradis fiscaux appartiennent à des entreprises », souligne Eva Joly.De ces rois de l’optimisation fiscale agressive, Apple, Google ou Microsoft sont aujourd’hui devenus les symboles, par leur capacité à payer moins de 3 % d’impôts sur leurs bénéfices. Mediapart a détaillé ici tous les trucs et astuces utilisés par ces artistes de l’évasion fiscale, que l’OCDE tente de combattre par un vaste plan censé se mettre en place à partir de 2015.
La mécanique date de plusieurs dizaines d’années,comme le soulignait récemment l’excellent livre du journaliste belge Éric Walravens faisant le point sur le« dumping fiscal » organisé partout sur le continent. Si l'on s'en tient aux données officielles, comme le dernier rapport d’Eurostat sur le sujet, la situation est déjà préoccupante. L’institut européen de statistiques indique que « les taux de taxes sur les bénéfices des entreprises ont été vigoureusement coupés depuis le milieu des années 1990 » dans les pays-membres de l’UE, passant d’une moyenne de 35,3 % à 23,5 % en 2013 ! Eurostat constate que cette tendance a ralenti, puis a stoppé, les taux étant stable en moyenne pour la période 2012-2013, « avec même une légère augmentation dans la zone euro »
Rien de trop inquiétant, en apparence, donc ? Il est permis d’en douter. Car ces taux nominaux cachent des disparités ahurissantes, au bénéfice exclusif des plus grandes entreprises, capables de payer des armées de fiscalistes et de multiplier les filiales partout dans le monde pour écraser au maximum leur taux d’imposition. Et elles s’en tirent magnifiquement bien. La preuve de ces pratiques est gracieusement fournie par le bureau d’analyse économique américain, qui analyse les régimes d’imposition des entreprises américaines dans une cinquantaine de pays.C’est l’universitaire spécialiste ès systèmes fiscaux, professeur au Trinity college de Dublin, Jim Stewart, qui a récemment rappelé la réalité dans une note décapante. En 2011, les entreprises américaines en Europe avaient payé, au titre de l’impôt sur leurs bénéfices, 2,2 % de taxes en Irlande, 2,4 % au Luxembourg, et 3,4 % aux Pays-Bas ! Pas si loin des 0,4 % pratiqués par les Bermudes… L’Allemagne leur applique quant à elle un taux de 20 %, et la France, celui de 35,9 % (les taux officiels y sont respectivement de 29 % et de 33,3 %).
La Grande-Bretagne, paradis fiscal en devenir
En tête des États particulièrement bienveillants pour les multinationales, on trouve donc l’Irlande, dont le taux officiel d’impôt sur les sociétés est fixé à 12,5 %. « L’Irlande n’est pas un paradis fiscal pour les particuliers, précise Jim Stewart dans une autre étude, tout aussi corrosive. Mais elle présente les caractéristiques d’un paradis fiscal pour entreprises : un taux minimal bas, une régulation légère et un État très réactif et hautement sensible aux lois sur la fiscalité internationale. » Cet état de fait est connu depuis des années. Ce qui est moins communément admis, c'est que la Grande-Bretagne du conservateur David Cameron marche sur les traces de son voisin, à marche forcée. L'objectif du premier ministre est simple : « Avoir le système fiscal le plus compétitif du G20. »C’est un paradoxe. Cameron a déclaré publiquement, et à plusieurs reprises, la guerre à l’optimisation abusive, et a placé son pays dans le peloton de tête des États s’attaquant à ce problème au sein de l’OCDE. Mais dans le même temps, la Grande-Bretagne a tout fait pour attirer les plus grandes entreprises de la planète, au mépris des intérêts de ses voisins. George Osborne, le chancelier de l’Échiquier (équivalent du ministre des finances) s’était vanté en décembre 2012 de faire baisser en deux ans le taux d’imposition des sociétés de 24 à 21 %. Et l’an prochain, ce sera 20 %. Voilà qui fait office, selon lui, de « publicité disant : “Venez ici, investissez ici, créez des emplois ici” ».D’autres pratiques autorisées sont plus problématiques. Depuis 2012, une entreprise résidente fiscale en Grande-Bretagne se voit en effet garantir que les dividendes qui lui sont versés depuis des filiales basées à l’extérieur du pays ne seront pas pris en compte dans le calcul de l’impôt qu’elle aura à payer. Mieux, elle peut obtenir ce statut de résidente fiscale même si elle n’installe pas son quartier général dans le pays ! Raison pour laquelle le patron d’une des plus grandes banques mondiales a récemment confiéà un journaliste de la BBC que le pays était désormais « le plus gros et le plus développé des paradis fiscaux au monde ».Tout comme ses concurrents européens les plus féroces – Irlande, Luxembourg, Belgique, Pays-Bas –, le pays a d’ailleurs mis sur pied un régime conçu sur-mesure pour aimanter les sociétés se reposant sur la propriété intellectuelle, la « patent box »(« boîte à brevets »). Le principe est de ne taxer qu’à 10 % tous les revenus tirés de la propriété intellectuelle. Et donc d’attirer les grandes entreprises qui utilisent beaucoup de brevets ou qui, comme la plupart des multinationales aujourd'hui, facturent à leurs filiales partout dans le monde le droit d’utiliser leur marque ou leurs services de marketing.Quand les entreprises américaines deviennent irlandaises
Il faut dire que l’entourloupe commence à être voyante. Plusieurs entreprises de taille respectable ont récemment annoncé leur déménagement vers la Grande-Bretagne ou l’Irlande, toujours plus courtisées. Parfois, elles en profitent même pour changer de nationalité officielle. La manœuvre a un petit nom : « l’inversion fiscale ». Selon Bloomberg, 14 entreprises américaines y ont eu recours depuis 2011. Et le Financial Times raconte que Endo, entreprise du secteur de la santé, a par exemple prévu de faire baisser sa facture fiscale de 75 millions de dollars (55 millions d’euros) par an en devenant irlandaise.Outre le fait de bénéficier d’impôts très bas et de toutes les combines accessibles sur place (le livre d’Éric Walravens détaille comment l’Irlande est très à l’écoute du secteur financier), l’inversion permet à une entreprise américaine de transformer son siège social basé aux États-Unis en simple filiale. Sur le papier, si le nouveau siège irlandais facture à cette “filiale” des droits d’exploitation sur des brevets ou des services, l’entité américaine verra mécaniquement ses coûts augmenter et ses impôts baisser. Double jackpot.Jusqu’à présent, il suffit à une entreprise américaine d’acheter 20 % des parts d’une société étrangère pour faire le grand saut. Ce qui alarme certains politiques : le sénateur démocrate Carl Levin et son frère, le représentant Sander Levin, viennent de déposer une proposition de loi pour faire passer le seuil à 50 % des parts de l’entreprise étrangère. Il semble qu’il y ait très peu de chances que leur texte soit adopté, les républicains y étant hostiles.Carl Levin est un connaisseur. À la tête du sous-comité permanent d’enquête du Sénat, il s’est fait une spécialité dans l’enquête sur les pratiques des grandes entreprises. C’est lui qui a passé le Crédit suisse sur le gril pour avoir organisé la fraude fiscale de milliers d’Américains, avant que la banque accepte de payer 2,6 milliards de dollars d’amende. C’est encore lui qui a fait trembler les géants du net en les questionnant sans ménagement sur leurs pratiques fiscales, comme sa consœur britannique Margaret Hodge, quelques mois auparavant.La Commission s'inquiète, pas les Etats
Bref, il n’y aucune raison pour que la compétition fiscale qui fait rage dans l’Union européenne s’éteigne. En décembre 2012, le dirigeant de Google, Éric Schmidt, s’était d’ailleurs fait un malin plaisir de rappeler qu’il ne faisait que jouer « selon les règles établies par les politiciens ». Des règles particulièrement dommageables. Rien que dans l’Hexagone, selon la fédération française des télécoms, Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft auraient pu payer 22 fois plus que ce qu’ils ont réellement déboursé (37,5 millions d’euros en tout), s'ils avaient été taxés pour 2011 sur leur activité réelle sur le territoire.Faute de mieux, la France tente pour l’heure de contester ces pratiques sur le terrain local. Google a récemment confirmé, dans un document adressé à l’autorité de contrôle de la bourse américaine, que le fisc français lui réclamait plusieurs centaines de millions d’euros au titre d’impôts non payés entre 2006 et 2010. Selon les chiffres avancés dans la presse, le redressement pourrait atteindre en tout la bagatelle de 1,7 milliard d’euros… L’administration réclame aussi à Amazon 200 millions d’euros d'arriérés d'impôts et de pénalités. eBay et Paypal ont également été l’objet de descentes du fisc.Reconnaissons tout de même à la Commission européenne sortante d’avoir essayé de changer les règles du jeu, au moins sur le papier. Le 6 décembre 2012, elle a présenté un plan d’action pour renforcer la lutte contre l’évasion fiscale et lutter contre« l’optimisation agressive ». L’évasion fiscale et l’évitement fiscal sont « scandaleux » et représentent « une attaque contre le principe fondamental de l’équité », a déclaré Algirdas Semeta, le commissaire aux affaires fiscales. En février dernier, Joaquín Almunia, le commissaire chargé de la concurrence, lui a emboîté le pas.Résultat : l’été dernier, la Commission a lancé une série d’enquêtes, informelles pour le moment, contre l’Irlande, le Luxembourg, les Pays-Bas, la Belgique et Gibraltar. Elle cherche à définir les contours exacts des cadeaux réservés aux entreprises, suspectant qu’il s’agisse de subventions déguisées. En mars, la Commission a indiqué que ses demandes d’explication portaient sur les patent boxes, si chères à l’Irlande et à la Grande-Bretagne, mais aussi au Luxembourg, qui prévoit une exonération fiscale de 80 % pour les bénéfices issus de l’utilisation de droits de propriété intellectuelle.Autre point d’interrogation de la Commission : les rulings, ces accords secrets entre une entreprise et l’administration fiscale, objets de toutes les interrogations notamment pour le Luxembourg. Mais le Grand-Duché n'a pas daigné fournir d'explications, se contentant de donner des indications générales, et refusant à la Commission le droit d'examiner les décisions précises qu'il avait prises en 2011 et 2012. Et il a carrément déposé un recours en annulation contre ces injonctions devant la justice européenne. En fait, la Commission a beau s’agiter, voire éventuellement délivrer des sanctions, ce n’est pas au sein de l’Union européenne qu'il faut espérer voir changer les règles rapidement. Dans le domaine de la fiscalité, les décisions doivent être prises à l’unanimité des 28 membres. Au vu des intérêts particuliers de chacun d'entre eux, autant dire que le dumping fiscal ne sera pas remis en question avant quelques années au moins.Le meilleur exemple de ce statu quo mortifère est la directive européenne Accis (pour« assiette commune consolidée pour l'impôt sur les sociétés »). Prêt depuis plus de deux ans, le texte propose qu’une entreprise présente dans plusieurs pays européens applique ce que les experts nomment la taxation unitaire : il s’agit de considérer toutes les filiales d’une multinationale comme une seule et même entreprise, d’évaluer ses bénéfices totaux, où qu’ils soient localisés, puis de les diviser proportionnellement en fonction des pays où l’activité de l’entreprise est réellement effectuée. Chaque État sera ensuite libre de taxer à la hauteur qu’il souhaite la portion de bénéfices qui lui a été “attribuée”. Cette solution est considérée comme l’arme la plus sûre pour tuer dans l’œuf les stratégies d’optimisation plus ou moins loyales des entreprises. Ce ne sont plus les fiscalistes qui décident où sont localisés les bénéfices, ce sont les États qui reprennent l'initiative.Au vu de la compétition acharnée qui règne au sein de l’UE, la directive Accis serait donc un outil précieux pour s’assurer qu’aucun État n’est lésé par l'optimisation fiscale abusive des entreprises. Mais le texte, qui ne prévoit pourtant qu’une application facultative, n'intéresse évidemment pas les pays qui ont fait de l’attractivité fiscale leur gagne-pain. Il n’est donc pas question qu’il soit adopté. Ni même discuté par les chefs d'État.Dans le bus de son « finance tour », l’ex-ministre Pascal Canfin explique que ce combat contre la concurrence fiscale entre États est prioritaire (« Pour moi, s’il ne devait y avoir qu’un chantier, ce serait celui de l’harmonisation des assiettes fiscales entre pays européens », déclare-t-il à Mediapart). Et, avant de démissionner avec l’arrivée au pouvoir de Manuel Valls, il a bien tenté de faire passer le message à François Hollande, dans l'espoir qu'il défende la directive devant ses collègues chefs d'État européens. En vain. « Pendant deux ans, j’ai essayé de faire en sorte que le président considère qu’il s’agit d’un sujet majeur, témoigne le Vert. Manifestement, je n’ai pas réussi. »La Grande-Bretagne, paradis fiscal en devenir
En tête des États particulièrement bienveillants pour les multinationales, on trouve donc l’Irlande, dont le taux officiel d’impôt sur les sociétés est fixé à 12,5 %. « L’Irlande n’est pas un paradis fiscal pour les particuliers, précise Jim Stewart dans une autre étude, tout aussi corrosive. Mais elle présente les caractéristiques d’un paradis fiscal pour entreprises : un taux minimal bas, une régulation légère et un État très réactif et hautement sensible aux lois sur la fiscalité internationale. » Cet état de fait est connu depuis des années. Ce qui est moins communément admis, c'est que la Grande-Bretagne du conservateur David Cameron marche sur les traces de son voisin, à marche forcée. L'objectif du premier ministre est simple : « Avoir le système fiscal le plus compétitif du G20. »C’est un paradoxe. Cameron a déclaré publiquement, et à plusieurs reprises, la guerre à l’optimisation abusive, et a placé son pays dans le peloton de tête des États s’attaquant à ce problème au sein de l’OCDE. Mais dans le même temps, la Grande-Bretagne a tout fait pour attirer les plus grandes entreprises de la planète, au mépris des intérêts de ses voisins. George Osborne, le chancelier de l’Échiquier (équivalent du ministre des finances) s’était vanté en décembre 2012 de faire baisser en deux ans le taux d’imposition des sociétés de 24 à 21 %. Et l’an prochain, ce sera 20 %. Voilà qui fait office, selon lui, de « publicité disant : “Venez ici, investissez ici, créez des emplois ici” ».D’autres pratiques autorisées sont plus problématiques. Depuis 2012, une entreprise résidente fiscale en Grande-Bretagne se voit en effet garantir que les dividendes qui lui sont versés depuis des filiales basées à l’extérieur du pays ne seront pas pris en compte dans le calcul de l’impôt qu’elle aura à payer. Mieux, elle peut obtenir ce statut de résidente fiscale même si elle n’installe pas son quartier général dans le pays ! Raison pour laquelle le patron d’une des plus grandes banques mondiales a récemment confiéà un journaliste de la BBC que le pays était désormais « le plus gros et le plus développé des paradis fiscaux au monde ».Tout comme ses concurrents européens les plus féroces – Irlande, Luxembourg, Belgique, Pays-Bas –, le pays a d’ailleurs mis sur pied un régime conçu sur-mesure pour aimanter les sociétés se reposant sur la propriété intellectuelle, la « patent box »(« boîte à brevets »). Le principe est de ne taxer qu’à 10 % tous les revenus tirés de la propriété intellectuelle. Et donc d’attirer les grandes entreprises qui utilisent beaucoup de brevets ou qui, comme la plupart des multinationales aujourd'hui, facturent à leurs filiales partout dans le monde le droit d’utiliser leur marque ou leurs services de marketing.Quand les entreprises américaines deviennent irlandaises
Il faut dire que l’entourloupe commence à être voyante. Plusieurs entreprises de taille respectable ont récemment annoncé leur déménagement vers la Grande-Bretagne ou l’Irlande, toujours plus courtisées. Parfois, elles en profitent même pour changer de nationalité officielle. La manœuvre a un petit nom : « l’inversion fiscale ». Selon Bloomberg, 14 entreprises américaines y ont eu recours depuis 2011. Et le Financial Times raconte que Endo, entreprise du secteur de la santé, a par exemple prévu de faire baisser sa facture fiscale de 75 millions de dollars (55 millions d’euros) par an en devenant irlandaise.Outre le fait de bénéficier d’impôts très bas et de toutes les combines accessibles sur place (le livre d’Éric Walravens détaille comment l’Irlande est très à l’écoute du secteur financier), l’inversion permet à une entreprise américaine de transformer son siège social basé aux États-Unis en simple filiale. Sur le papier, si le nouveau siège irlandais facture à cette “filiale” des droits d’exploitation sur des brevets ou des services, l’entité américaine verra mécaniquement ses coûts augmenter et ses impôts baisser. Double jackpot.Jusqu’à présent, il suffit à une entreprise américaine d’acheter 20 % des parts d’une société étrangère pour faire le grand saut. Ce qui alarme certains politiques : le sénateur démocrate Carl Levin et son frère, le représentant Sander Levin, viennent de déposer une proposition de loi pour faire passer le seuil à 50 % des parts de l’entreprise étrangère. Il semble qu’il y ait très peu de chances que leur texte soit adopté, les républicains y étant hostiles.Carl Levin est un connaisseur. À la tête du sous-comité permanent d’enquête du Sénat, il s’est fait une spécialité dans l’enquête sur les pratiques des grandes entreprises. C’est lui qui a passé le Crédit suisse sur le gril pour avoir organisé la fraude fiscale de milliers d’Américains, avant que la banque accepte de payer 2,6 milliards de dollars d’amende. C’est encore lui qui a fait trembler les géants du net en les questionnant sans ménagement sur leurs pratiques fiscales, comme sa consœur britannique Margaret Hodge, quelques mois auparavant.La Commission s'inquiète, pas les Etats
Bref, il n’y aucune raison pour que la compétition fiscale qui fait rage dans l’Union européenne s’éteigne. En décembre 2012, le dirigeant de Google, Éric Schmidt, s’était d’ailleurs fait un malin plaisir de rappeler qu’il ne faisait que jouer « selon les règles établies par les politiciens ». Des règles particulièrement dommageables. Rien que dans l’Hexagone, selon la fédération française des télécoms, Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft auraient pu payer 22 fois plus que ce qu’ils ont réellement déboursé (37,5 millions d’euros en tout), s'ils avaient été taxés pour 2011 sur leur activité réelle sur le territoire.Faute de mieux, la France tente pour l’heure de contester ces pratiques sur le terrain local. Google a récemment confirmé, dans un document adressé à l’autorité de contrôle de la bourse américaine, que le fisc français lui réclamait plusieurs centaines de millions d’euros au titre d’impôts non payés entre 2006 et 2010. Selon les chiffres avancés dans la presse, le redressement pourrait atteindre en tout la bagatelle de 1,7 milliard d’euros… L’administration réclame aussi à Amazon 200 millions d’euros d'arriérés d'impôts et de pénalités. eBay et Paypal ont également été l’objet de descentes du fisc.Reconnaissons tout de même à la Commission européenne sortante d’avoir essayé de changer les règles du jeu, au moins sur le papier. Le 6 décembre 2012, elle a présenté un plan d’action pour renforcer la lutte contre l’évasion fiscale et lutter contre« l’optimisation agressive ». L’évasion fiscale et l’évitement fiscal sont « scandaleux » et représentent « une attaque contre le principe fondamental de l’équité », a déclaré Algirdas Semeta, le commissaire aux affaires fiscales. En février dernier, Joaquín Almunia, le commissaire chargé de la concurrence, lui a emboîté le pas.Résultat : l’été dernier, la Commission a lancé une série d’enquêtes, informelles pour le moment, contre l’Irlande, le Luxembourg, les Pays-Bas, la Belgique et Gibraltar. Elle cherche à définir les contours exacts des cadeaux réservés aux entreprises, suspectant qu’il s’agisse de subventions déguisées. En mars, la Commission a indiqué que ses demandes d’explication portaient sur les patent boxes, si chères à l’Irlande et à la Grande-Bretagne, mais aussi au Luxembourg, qui prévoit une exonération fiscale de 80 % pour les bénéfices issus de l’utilisation de droits de propriété intellectuelle.Autre point d’interrogation de la Commission : les rulings, ces accords secrets entre une entreprise et l’administration fiscale, objets de toutes les interrogations notamment pour le Luxembourg. Mais le Grand-Duché n'a pas daigné fournir d'explications, se contentant de donner des indications générales, et refusant à la Commission le droit d'examiner les décisions précises qu'il avait prises en 2011 et 2012. Et il a carrément déposé un recours en annulation contre ces injonctions devant la justice européenne. En fait, la Commission a beau s’agiter, voire éventuellement délivrer des sanctions, ce n’est pas au sein de l’Union européenne qu'il faut espérer voir changer les règles rapidement. Dans le domaine de la fiscalité, les décisions doivent être prises à l’unanimité des 28 membres. Au vu des intérêts particuliers de chacun d'entre eux, autant dire que le dumping fiscal ne sera pas remis en question avant quelques années au moins.Le meilleur exemple de ce statu quo mortifère est la directive européenne Accis (pour« assiette commune consolidée pour l'impôt sur les sociétés »). Prêt depuis plus de deux ans, le texte propose qu’une entreprise présente dans plusieurs pays européens applique ce que les experts nomment la taxation unitaire : il s’agit de considérer toutes les filiales d’une multinationale comme une seule et même entreprise, d’évaluer ses bénéfices totaux, où qu’ils soient localisés, puis de les diviser proportionnellement en fonction des pays où l’activité de l’entreprise est réellement effectuée. Chaque État sera ensuite libre de taxer à la hauteur qu’il souhaite la portion de bénéfices qui lui a été “attribuée”. Cette solution est considérée comme l’arme la plus sûre pour tuer dans l’œuf les stratégies d’optimisation plus ou moins loyales des entreprises. Ce ne sont plus les fiscalistes qui décident où sont localisés les bénéfices, ce sont les États qui reprennent l'initiative.Au vu de la compétition acharnée qui règne au sein de l’UE, la directive Accis serait donc un outil précieux pour s’assurer qu’aucun État n’est lésé par l'optimisation fiscale abusive des entreprises. Mais le texte, qui ne prévoit pourtant qu’une application facultative, n'intéresse évidemment pas les pays qui ont fait de l’attractivité fiscale leur gagne-pain. Il n’est donc pas question qu’il soit adopté. Ni même discuté par les chefs d'État.Dans le bus de son « finance tour », l’ex-ministre Pascal Canfin explique que ce combat contre la concurrence fiscale entre États est prioritaire (« Pour moi, s’il ne devait y avoir qu’un chantier, ce serait celui de l’harmonisation des assiettes fiscales entre pays européens », déclare-t-il à Mediapart). Et, avant de démissionner avec l’arrivée au pouvoir de Manuel Valls, il a bien tenté de faire passer le message à François Hollande, dans l'espoir qu'il défende la directive devant ses collègues chefs d'État européens. En vain. « Pendant deux ans, j’ai essayé de faire en sorte que le président considère qu’il s’agit d’un sujet majeur, témoigne le Vert. Manifestement, je n’ai pas réussi. »Cet article est en accès libre.http://www.mediapart.fr/journal/economie/230514/leurope-paradis-fiscal-pour-multinationales-0?onglet=full