Le 21 mai 2014, la Commission des lois du Sénat a adopté le texte, légèrement modifié, de la proposition de loi constitutionnelle du sénateur Jean Bizet, connu pour son engagement en faveur de la culture d'organismes génétiquement modifiés.
Une proposition a mon sens dépourvue d'intérêt juridique.
L'objet politique de la proposition de loi constitutionnelle
Il s'agit d'une proposition de loi constitutionnelle. Ce qui signifie qu'il serait nécessaire de procéder à une révision de la Constitution pour permettre une modification de la rédaction des article 5, 7 et 8 de la Charte de l'environnement, laquelle fait partie, depuis la loi constitutionnelle du 1er mars 2005, du "bloc de constitutionnalité". La Charte de l'environnement constitue une étape essentielle dans le progrès du droit de l'environnement en France.
Il ne fait aucun doute que l'Etat n'organisera pas dans les circonstances actuelles, une révision de la Constitution dans le seul but de modifier le contenu de la Charte de l'environnement. Et c'est heureux car ce texte procède d'un équilibre très précis et fragile qui ne doit être remis en cause que d'une main tremblante.
La question est alors la suivante : pourquoi proposer au Parlement d'une proposition de loi constitutionnelle qui n'a absolument aucune chance d'aboutir à une révision de la Constitution ? La fonction de cette proposition de loi consiste à relancer le débat public, principalement sur le principe de précaution. Depuis l'inscription de ce dernier dans la Charte de l'environnement, on assiste presque tous les ans à une opération destinée à le remettre en cause. Le 1er février 2012, l'Assemblée nationale avait ainsi voté une proposition de résolution destinée à réécrire le principe de précaution.
De la suppression à la dévitalisation
Il faut bien comprendre que la stratégie des opposants au principe de précaution a évolué depuis 2005. Dans un premier temps, des tribunes, des livres ou des rapports ont pu proposer d'effacer ce principe de la Charte de l'environnement et donc de la Constitution de 1958 entendue au sens du "bloc de constitutionnalité". Cette stratégie s'est avérée infructueuse. Ni la droite qui a voté la Charte, ni la gauche qui la défend désormais n'ont le moindre intérêt de se réunir de nouveau en Congrès à Versailles pour rouvrir un débat aussi sensible et sans urgence.
La stratégie a alors évolué : il ne s'agit plus d'effacer mais de dévitaliser le principe de précaution : le laisser à l'article 5 de la Charte mais neutraliser toute possibilité d'application. Pour ce faire, modifier sa rédaction s'avère plus efficace que la supprimer. C'est surtout la proposition de résolution Gest-Tourtellier qui a retenu l'attention. En 2012, ces deux députés ont en effet obtenu le vote d'une résolution qui avait pour projet de permettre cette correction rédactionnelle. Une résolution sans lendemain jusqu'à cette proposition de loi constitutionnelle.
Le politique et le scientifique
Le postulat de départ de ces textes hostiles au principe de précaution est toujours le même : le principe de précaution est un principe anti-science qui encourage l'obscurantisme, lequel est la cause de notre opposition au développement du nucléaire, des OGM, de l'interdiction du bisphénol A ou de la controverse sur les ondes électromagnétiques. Plus profondément, cette opposition procède d'une opposition à la redéfinition des rapports entre le décideur public et l'expert scientifique qu'a induit le principe de précaution.
Pour certains dont les auteurs de cette proposition, l'idée que le politique puisse décider sans "la communauté scientifique", ainsi conçue comme monolithique, n'est pas acceptable. Pour certains scientifiques, le politique est notoirement incompétent et ne peut décider seul. Voilà la "vraie science" : celle élaborée par l'académie des sciences, celle qui a permis le développement du nucléaire et soutient la recherche sur l'extraction des hydrocarbures non conventionnelles. Car ce sont les opposants aux OGM qui ont des "peurs irrationnelles", pas les opposants au développement de l'agriculture bio ou des énergies renouvelables.
Car ce principe de précaution ne dit qu'une chose : le politique ne peut attendre le scientifique pour décider. Le principe de précaution ne dit rien du contenu de la décision : il n'est qu'un principe procédural, un principe d'action qui n'a jamais - sauf à le confondre avec le principe de prévention - modifié notre droit de la responsabilité civile ou pénale. Le drame du principe de précaution est bien connu : en raison d'un usage politique et médiatique peu rigoureux, il est constamment cité à tort et à travers et confondu avec les idées de moratoire, de suspension, d'abstention. Mais faut-il accuser le principe de l'usage qui en est fait ?
Ne nous y trompons pas, l'enjeu du débat principe de précaution est là : quel modèle de d'expertise scientifique défendons-nous ? Et la question de la place de la science dans notre société ne doit pas avoir pour réponse une révision de la Constitution.
La lutte contre une application "implicite" du principe de précaution
Cette proposition de loi constitutionnelle s'inscrit dans un contexte bien précis marqué par les réactions à un arrêt par lequel la Cour d'appel de Colmar a ordonné la relaxé de "faucheurs volontaires" d'OGM. Cet arrêt a été la source d'un Il est intéressant de reproduire l'introduction du rapport de M Gélard devant la Commission des lois du Sénat pour bien comprendre la raison de la position favorable de la Commission des lois du Sénat sur la proposition de M Bizet :
"Le 14 mai dernier, la cour d’appel de Colmar a relaxé cinquante-quatre personnes accusées d’avoir détruit volontairement, en 2010, dans le vignoble alsacien, une parcelle expérimentale de 70 porte-greffes de vigne génétiquement modifiés, exploitée par l’Institut national de la recherche agronomique (INRA), sur fonds publics et à des fins de recherche publique, afin d’étudier l’impact de plantes génétiquement modifiées sur la biodiversité du sol et de remédier à la
maladie du court-noué, pour laquelle il n’existe à ce jour aucun traitement.
La cour d’appel a jugé que l’arrêté ministériel qui avait autorisé cette expérimentation était illégal, en raison d’une erreur manifeste d’appréciation sur les risques inhérents à une culture d’organismes génétiquement modifiés (OGM) en plein champ, sans mesures de confinement, de sorte que le délit de destruction ne serait pas constitué. Cet arrêt fait donc implicitement application du principe de précaution : les autorités publiques compétentes n’auraient pas pris les mesures nécessaires, en l’état des connaissances scientifiques, pour limiter les risques de cette expérimentation sur l’environnement".
C'est donc en réaction à une décision de justice hâtivement commentée et au nom d'une "application implicite du principe de précaution que la Commission des lois du Sénat proposer d'en modifier la rédaction. Est-ce bien faire preuve de rigueur scientifique que de réagir ainsi ? Il me semble tout à fait possible d'être opposé aux fauchages volontaires de parcelles OGM (ce qui est mon cas) tout en s'inquiétant de cette mise en cause du principe de précaution à partir d'un malentendu. Proposer d'encadrer un principe au motif qu'un Juge aurait pu y penser n'a pas de sens. A tout le moins, le Sénat aurait pu attendre le terme de cette procédure et l'arrêt de la Cour de cassation pour intervenir et ce, sans passion.
A titre personnel, je regrette cette confusion entre le principe de précaution - d'application extrêmement rare par le Juge - et son usage médiatique. Le principe de précaution ne s'oppose pas à la recherche scientifique : il l'impose et la renforce. En situation d'incertitude scientifique, la recherche doit plus que jamais être encouragée.
Le contenu de la proposition de loi constitutionnelle
Cette proposition, telle qu'elle sera discutée en séance publique le 27 mai 2014, est composée d'un article unique, ainsi rédigé :
"La Charte de l'environnement de 2004 est ainsi modifiée :
1° L'article 5 est ainsi modifié :
a) (nouveau) Après le mot : « proportionnées », sont insérés les mots : « , à un coût économiquement acceptable, » ;
b) Il est ajouté un alinéa ainsi rédigé :
« Elles veillent également au développement des connaissances scientifiques, à la promotion de l'innovation et au progrès technique, afin d'assurer une meilleure évaluation des risques et une application adaptée du principe de précaution. » ;
2° L'article 7 est complété par deux alinéas ainsi rédigés :
« L'information du public et l'élaboration des décisions publiques s'appuient sur la diffusion des résultats de la recherche et le recours à une expertise scientifique indépendante et pluridisciplinaire.
« L'expertise scientifique est conduite dans les conditions définies par la loi. » ;
3° À l'article 8, après les mots : « formation à l'environnement », sont insérés les mots : « et la promotion de la culture scientifique »."
Ce ne sont pas un mais trois principes qui seraient donc modifiés aux termes de cette proposition de loi constitutionnelle.
La proposition de modification de la rédaction du principe de précaution
Si la proposition de loi constitutionnelle du sénateur Jean Bizet devait être ainsi adoptée, la rédaction de l'article 5 de la Charte de l'environnement serait la suivante (ajouts soulignés) :
"Lorsque la réalisation d'un dommage, bien qu'incertaine en l'état des connaissances scientifiques, pourrait affecter de manière grave et irréversible l'environnement, les autorités publiques veillent, par application du principe de précaution et dans leurs domaines d'attributions, à la mise en oeuvre de procédures d'évaluation des risques et à l'adoption de mesures provisoires et proportionnées, à un coût économiquement acceptable afin de parer à la réalisation du dommage. Elles veillent également au développement des connaissances scientifiques, à la promotion de l'innovation et au progrès technique, afin d'assurer une meilleure évaluation des risques et une application adaptée du principe de précaution".
Sur la forme, la première impression est la suivante : la rédaction de cet article 5 sera plus longue. Or, plus un texte est long, plus il comporte aussi de critères conditionnant ou encadrant son application. Plus, son application suscitera des controverses d'interprétation et plus elle sera donc délicate.
Sur le fond, ces ajours sont tout à fait inutiles.
La proposition de loi constitutionnelle propose tout d'abord d'ajouter les termes "à un coût économiquement acceptable" dans la rédaction de la première phrase. Or, cette phrase fait déjà état de l'obligation pour les autorités publiques (et non pour les personnes privées) de prendre des mesures "provisoires et proportionnées". Il suffit de lire les débats parlementaires qui ont précédé le vote de la Charte de l'environnement pour s'assurer que les auteurs de ce texte n'ont nullement entendu opposer économie et écologie (lire notamment les propos de M Gélard).
Le texte de la Charte lui-même impose à l'Etat de veiller à ne pas opposer écologie et économie. Ainsi, l'article 6 dispose :
"Les politiques publiques doivent promouvoir un développement durable. A cet effet, elles concilient la protection et la mise en valeur de l'environnement, le développement économique et le progrès social."
Il convient de rappeler encore et encore que la Charte de l'environnement n'a nullement pour objet de sacraliser la protection de l'environnement ni de la placer au dessus des autres intérêts de la Nation. Son introduction qui guide son interprétation précise clairement :
"Que la préservation de l'environnement doit être recherchée au même titre que les autres intérêts fondamentaux de la Nation"
Sur le fond toujours, les auteurs de cette proposition de loi constitutionnelle soutiennent l'ajout d'une nouvelle phrase qui permettrait d'accoler au principe de précaution un "principe d'innovation". Pourtant, il est nécessaire de lire la Charte en entier avant de prendre le risque d'en rompre l'équilibre.
C'est ainsi que l'article 9 de la Charte précise déjà :
"La recherche et l'innovation doivent apporter leur concours à la préservation et à la mise en valeur de l'environnement."
La recherche et l'innovation font donc déjà à elles seules l'objet d'un article de la Charte de l'environnement. Nul besoin de réécrire sur le principe d'innovation. De même, l'article 5 dans sa rédaction actuelle fait déjà obligation à l'Etat de recourir à l'expertise scientifique pour définir les conditions d'application du principe de précaution
"les autorités publiques veillent, par application du principe de précaution et dans leurs domaines d'attributions, à la mise en oeuvre de procédures d'évaluation des risques"
Cette proposition d'ajout d'une deuxième phrase n'a d'autre conséquence que d'alourdir la rédaction de l'article 5 de la Charte au moyen de redondances. A titre d'exemple, alors que la première phrase fait déjà mention des procédures d'évaluation des risques, la deuxième propose une "meilleure" évaluation des risques. Alors que la première phrase fait déjà état de "mesures provisoires et proportionnées", la deuxième ferait référence à "une application adaptée" du principe de précaution.
En définitive, la proposition de loi constitutionnelle n'apporte absolument rien si ce n'est d'insister sur des idées déjà présentes. Cette manière de faire n'est certainement pas conforme à l'objectif de simplification et d'amélioration de la qualité du droit de l'environnement.
La proposition de modification de la rédaction du principe de participation du public
La proposition de loi constitutionnelle comporte également une modification de la rédaction du principe d'éducation à l'environnement :
"Toute personne a le droit, dans les conditions et les limites définies par la loi, d'accéder aux informations relatives à l'environnement détenues par les autorités publiques et de participer à l'élaboration des décisions publiques ayant une incidence sur l'environnement.
L'information du public et l'élaboration des décisions publiques s'appuient sur la diffusion des résultats de la recherche et le recours à une expertise scientifique indépendante et pluridisciplinaire.
L'expertise scientifique est conduite dans les conditions définies par la loi. »
Première observation : il ne peut être raisonnablement soutenu que des décisions publiques seraient prises sans recours à l'expertise scientifique. Est-il nécessaire de rappeler qu'aucune procédure administrative d'autorisation d'un projet qui intéresse l'environnement n'est dispensée d'une expertise scientifique ? L'élaboration d'études d'impact, d'évaluation environnementale, l'instruction des dossiers et la surveillance des administrations compétentes, la consultation pour avis de multiples commissions sont autant d'instruments qui contribuent à l'expertise technique et scientifique des projets. S'agissant de notre alimentation en général et des OGM en particulier : les scientifiques sont loin d'être mis à l'écart de l'EFSA ou du Haut comité pour les biotechnologies.
Deuxième observation : est-il nécessaire de réviser la Constitution pour y inscrire un principe aussi consensuel que celui selon lequel l'expertise doit être "indépendante et pluridisciplinaire". A ce rythme, nombre de règles et principes déjà présents dans la loi vont venir grossir le bloc de constitutionnalité. Nul ne conteste que l'expertise doit être indépendante et pluridisciplinaire : le problème n'est pas dans le rappel de cette évidence mais dans son interprétation. Il existe en effet un débat important sur les conditions de cette indépendance et de cette pluridisciplinarité. La fonction d'un texte constitutionnel est-il d'alimenter un tel débat ? Ce débat ne peut-il vivre parmi les scientifiques et les citoyens sans besoin de réviser la Constitution ?
La proposition de modification de la rédaction du principe d'éducation à l'environnement
La présente proposition de loi constitutionnelle comporte une modification de l'article 8 de la Charte de l'environnement, lequel serait alors ainsi rédigé :
"L'éducation et la formation à l'environnement et la promotion de la culture scientifiquedoivent contribuer à l'exercice des droits et devoirs définis par la présente Charte".
Première observation : les termes "promotion de la culture scientifique" sont assez évasifs. S'agit-il des seules sciences "dures" ou bien les autres disciplines, dont les sciences sociales sont-elles également concernées. Il me semble que le terme "éducation" est suffisant et que ceux de "formation à l'environnement" ne peuvent être suspectés de ne pas renvoyer aux sciences du vivant. De nouveau, l'intérêt juridique de ces ajouts paraît incertain si ce n'est de tenter de démontrer que la Charte dans sa rédaction serait empreinte d’irrationalité.
Conclusion
Cette proposition de loi procède, à mon sens, d'une idée fausse de notre société. Le désir d'entreprendre, de créer son activité, de prendre des risques pour construire son avenir, d'apprendre est toujours aussi fort. Et aussi précieux soit le débat sur notre rapport à la science, il me semble inutile de toucher à l'équilibre actuel de la Charte de l'environnement pour lutter, non contre le principe de précaution mais contre un certain usage.
Arnaud Gossement / associé
Selarl Gossement avocats