Xavier Dolan, 2012 (Canada, France)
« Quel malheureux vice a donc pu dénaturer l’homme – seul vraiment né pour être libre –
au point de lui faire perdre la souvenance de son premier état et le désir même de le reprendre? »
La Boétie, Discours de la servitude volontaire.
Tom parvient une première fois à échapper à son tortionnaire en fuyant avec sa voiture, on le voit comiquement hurler des insultes libératrices dans l’habitacle après avoir mis de la distance entre lui et Francis, au beau milieu d’une campagne vaste et morne. Soudain, il arrête son véhicule ; réfléchit ; et retourne à la sinistre ferme. Cette irrésolution, ce moment de réflexion accordé par l’espace contradictoire de l’automobile, solitaire bien qu’ouvert au monde, nous les avons contemplés auparavant dans Psychose (1960) ; Marion Crane déjà se spécialisait dans la prise de mauvaises décisions.
Hitchcockien est donc l’épithète consacrée à propos du dernier film de Xavier Dolan. Elle est en effet la première à poser et cette histoire ne fait pas du tout déshonneur au souvenir des ambiances du réalisateur anglais. Tom lui-même est un héritier des héros de Hitchcock, qui, souvent, derrière les apparences d’une vie professionnelle et sociale pleine de dignité, ont une situation personnelle qui fait d’eux des êtres appartenant un peu aux marges (Scottie dans Sueurs froides,1958, comme L.B. Jeffries dans Fenêtre sur cour, 1954, sont des célibataires trop mûrs, Marion Crane vit une relation hors-mariage…). Aujourd’hui, le héros hitchcockien est un jeune publicitaire, dans la grande ville ; il est homosexuel, ce qui ne dérange sûrement pas grand monde à Montréal. Mais cela est plus difficile à assumer à la ferme.
Si Tom tombe dans la toile tendue par Francis, c’est du fait de la mort de son compagnon. Celui-ci doit être inhumé dans le village de son enfance. À la ferme où le défunt a grandi, il ne reste que sa mère Agathe – personnage ambigu, pitoyable essentiellement, mais progressivement suspecté de démence – et son frère Francis. Seul Francis sait que son frère était homosexuel. Il a soigneusement caché cette tendance infamante à sa mère, en inventant une fiancée pour ce frère qui ne revenait plus à la ferme depuis des années, après un événement mystérieux qui ne sera révélé qu’à la fin du film. Dans le village, plus personne ne lui adresse la parole. Autant dire que l’arrivée de Tom ne lui plaît nullement.
Le jeu quelque peu pervers auquel Dolan se livre est de rendre vraisemblable une situation fausse par l’ampleur de sa cruauté et par la résignation de la victime : l’homosexuel urbain va s’attacher à la ferme et à son brutal gérant, au point de perdre l’envie de les quitter, après quelques jours seulement, et de nombreux sévices subis – là, c’est à Haneke que l’on songe. Comment ? En représentant un héros plongé dans la confusion, sans perspectives semble-t-il, comme il se montre dans les tous premiers plans du film, très beaux – il prépare sur du papier de cuisine absorbant le discours qu’il voudrait prononcer à sa mémoire ; le papier avale l’encre qui s’échappe hors des lignes tracées par la main ; l’encre évoque des larmes bleues. N’est-ce pas le suicide qui attend Tom à la fin de ces obsèques, lorsqu’il aura regagné sa vie que l’on sent solitaire et stérile ? Francis sait exploiter cette faiblesse en rappelant à Tom que « [s]on sperme [ne] sert à rien ». Il sait aussi se montrer violent – il l’est surtout au début du film, quand il a décidé que Tom resterait, sentant que sa présence détourne un peu sa mère de sa douleur, alors que presque rien n’attache Tom à ce lieu austère. Mais si Francis séquestre Tom dans la première moitié du film, cela dure peu car il comprend vite qu’il faudra peu d’efforts pour s’attacher ce jeune désemparé ; Francis a déjà l’odeur et la voix de son frère disparu, il flattera le garçon en louant ses dons de fermier, mais surtout entretiendra une relation ambiguë avec lui, laissant espérer à Tom qu’il le récompensera un jour pour sa dévotion. Aussi incroyable que cela paraisse, Tom ne fuira ce personnage très inquiétant qu’après avoir appris que Francis a défiguré un ancien prétendant de son frère ; on peut se demander s’il ne part pas surtout parce que son maître l’a trahi en couchant presque devant ses yeux avec une jeune femme, par jalousie donc. Ce n’est qu’en rencontrant par hasard la première victime défigurée de Francis le soir de sa fuite définitive et de son retour à Montréal que Tom saisira enfin le danger de la situation dans laquelle il s’était laissé enferrer – cette victime arbore le sourire taillé au couteau de L’homme qui rit, que l’une des prostituées de L’Apollonide adressait aussi au spectateur bien malgré elle (Bonello, 2011). Ce qui paraissait normal et rationnel dans le microcosme de la ferme était en fait une criante injustice, l’organisation de rapports sociaux monstrueux.
À la toute fin du film, lorsque Tom manque d’être rattrapé par Francis et finit par lui voler sa voiture pour s’enfuir définitivement, un détail peut troubler et laisser imaginer une lecture métaphorique de ce récit d’une « servitude volontaire ». Alors que Tom vient de démarrer et échappe à Francis (plus effrayant que jamais), ce dernier rejoint le bord de la route, hurle d’abord, puis se retourne. Sur sa veste de cuir, un grand drapeau des États-Unis s’étale avec une insistance singulière, qui interloque. Et le beau générique de fin suit le retour de Tom à la grande ville, sur la ritournelle d’un chanteur soupirant encore et encore « I’m so tired of America » (Wainwright, Going to town) : cette dépendance de Tom à Francis, entretenue grâce à un savant mélange de sympathie affichée et de profond mépris serait-elle la métaphore de celle qui retient le Canada aux Etats-Unis ? Le monstrueux Francis serait alors un cousin québécois de la créature coréenne créée par Bong Joon-Ho dans The host (2006), l’affreux enfant né des relations contraintes de la Corée du Sud et des USA…
Quelques défauts empêchent de trouver en Tom à la ferme un film impeccable : quelques effets trop appuyés, telle cette musique, hitchcockienne à souhait, qui entonne son grand souffle angoissant au début du film, alors que Tom ne fait qu’attendre devant une porte fermée ; citons aussi ce procédé visant à changer le format du film suivant l’ambiance de la scène représentée, lequel, même s’il stimule par la volonté d’expérimentations dont il témoigne, rompt peut-être un peu l’illusion dans laquelle Dolan nous plonge. Reste que rien ne laisse soupçonner que ce long métrage est l’adaptation d’une pièce de théâtre (de Michel Marc Bouchard), malgré sa distribution restreinte et l’unité de lieu presque respectée. Nous sommes bien devant un vrai film de cinéma, ce qui est la première des qualités de Tom à la ferme. Toutes ces raisons font de Xavier Dolan l’un des réalisateurs dont on doit continuer d’espérer à l’avenir, et desquels il faudra se poser pour principe de suivre l’évolution, film après film.