SOUVENIRS (d'après Maupassant)
Mon cher Tristan,
Non, ce printemps,
Je ne viendrai pas à Paris.
Je reste dans mon trou, comme tu dis.
La vieille bête ne sort plus de son terrier.
Tout la fatigue, tout l’effraye.
Je n’ai plus de nouvelles joies.
Je n’ai que d’anciennes joies.
Je ne puis plus quitter
La maison où je suis née,
Où j’ai vécu, où j’espère mourir.
J’y suis enveloppée de souvenirs.
Je vis seule.
Cela t’étonne qu’on puisse être seule ?
Que veux-tu ?
Je suis entourée d’objets si familiers,
Si connus
Qu’ils remplacent parents et amitiés.
Ils me parlent de ma vie, des miens,
Des morts et des vivants lointains.
Le bonheur,
Le vrai bonheur
Ne se tient pas dans la félicité.
Elles sont rares les félicités !
Le bonheur, c’est l’attente, la confiance,
C’est un horizon plein d’espérance,
Le bonheur, c’est le rêve !
Il n’y a de bon que le rêve.
Mais au lieu de rêver en avant,
Je rêve en arrière maintenant.
Quand on a quatre-vingts ans
Il semble qu’on était adolescent
Il y a seulement dix jours.
L’autre jour,
Devant mon feu, j’ai retrouvé
Un coucher de soleil que j’avais admiré
Sur la plage de Dinan
Quand j’avais seize ans.
La lueur rouge des tisons
A dû sans doute réveillé
Dans mon esprit la vision
De ce début de nuit
Quand le feu du soleil embrasait l’horizon,
Je me suis tout rappelé :
La vue, ma robe, mon chapeau rond,
Et mes cheveux blonds bouclés.
J’ai senti l’odeur salée
Des sables mouillés.
Je respirais l’air marin iodé
Qui sur ma figure soufflait.
J’ai frémi de la même exaltation.
Toutes mes anciennes sensations
M’ont assaillie.
J’ai eu seize ans pendant un instant, oui !
Je me procure parfois,
D’autres petites joies.
Je monte au grenier,
Et j’y trouve des objets
Que j’avais oubliés.
Ils avaient traîné
Quarante ou cinquante ans près de nous,
Sans que nous les ayons jamais remarqués
Revus, ils prennent tout à coup,
La signification d’amis oubliés.
Ce sont des niaiseries
Mais elles font la vie
Des vieilles gens.
Tu comprends ?
Et puis, vois-tu, je voudrais
Comme Sainte-Beuve l’écrivait :
Naître, vivre et mourir dans la même maison.
Je t’embrasse. Ta vieille tante Suzon.