Le 21 mai 2013, un peu après 16 heures, Dominique Venner se donnait la mort en se tirant une balle dans la bouche devant l'autel de la cathédrale Notre Dame de Paris. Il y a un an donc, jour pour jour.
A l'occasion de signatures de livres, je l'avais rencontré et avais discuté avec lui. Au-delà de nos divergences de points de vue, nous avions une admiration commune pour Ernst Jünger et partagions le même intérêt pour l'histoire sur la longue durée, qui permet de discerner les permanences.
Sa mort volontaire m'a douloureusement frappé. C'était le premier écrivain suicidé que j'avais approché dans la vraie vie. Le lendemain de sa mort, outré par les commentaires qui dénaturaient son geste, j'y répondais en rappelant son intention de protestation, par devoir élémentaire envers la vérité.
Ce n'était pas pour autant le premier écrivain suicidé dont les textes avaient exercé de l'influence sur moi. L'anniversaire de sa mort et d'avoir frôlé l'abîme récemment ont fait remonter en moi les souvenirs de ces écrivains que j'aime.
C'est mon père qui m'a parlé de Gérard de Nerval, lequel s'est pendu rue de la Vieille-Lanterne à Paris, à l'aube du 26 janvier 1855, Ma plus jeune soeur porte le prénom titre d'un des livres de cet auteur, objet de la dévotion littéraire paternelle.
Ce n'est pas sans émotion que je lis et relis son épitaphe, écrite par lui-même, en songeant à lui et à mon père qui l'appréciait tant:
Il a vécu tantôt gai comme un sansonnet,
Tour à tour amoureux insoucieux et tendre,
Tantôt sombre et rêveur comme un triste Clitandre.
Un jour il entendit qu'à sa porte on sonnait.
C'était la Mort! Alors il la pria d'attendre
Qu'il eût posé le point à son dernier sonnet;
Et puis sans s'émouvoir, il s'en alla s'étendre
Au fond du coffre froid où son corps frissonnait.
Il était paresseux, à ce que dit l'histoire,
Il laissait trop sécher l'encre dans l'écritoire.
Il voulait tout savoir mais il n'a rien connu.
Et quand vint le moment où, las de cette vie,
Un soir d'hiver, enfin l'âme lui fut ravie,
Il s'en alla disant: "Pourquoi suis-je venu?"
Dans mon adolescence fascinée, j'ai lu tous les livres de Pierre Drieu La Rochelle, cet autre écrivain suicidé, qui a fait son entrée dans la collection de La Pléiade en 2012.
Au matin du 16 mars 1945, dans l'appartement que lui a prêté Colette, rue Saint-Ferdinand, ne voulant vraisemblablement pas tomber aux mains des épurateurs, Drieu La Rochelle agonise après avoir avalé trois tubes de Gardénal et ouvert le gaz.
En 1951, année de ma naissance, paraît, post mortem, Récit secret, dans lequel il raconte que l'idée du suicide lui est venue dès ses six-sept ans et qu'il n'y est revenu qu'après ses vingt ans. Par la suite, avant de passer au dernier acte, il lui est venu au cours de son existence bien des envies de suicide, notamment lors de la plus violente passion pour une femme qu'il ait jamais connue...
En 1993, je commence à pratiquer un art martial, le karate-do shotokan. C'est à peu près à ce moment-là, intéressé par tout ce qui est nippon, que je lis Mort et vie de Mishima d'Henry Scott-Stokes et que j'apprends que le plus grand écrivain japonais de l'époque de mes vingt ans, Yukio Mishima, s'est fait seppuku, le 25 novembre 1970. Je décide de lire toutes ses oeuvres et, en particulier, sa tétralogie, La mer de la fertilité.
Dans Le Japon moderne et l'éthique samouraï, Mishima dit l'influence qu'a eue sur lui le Hagakuré de Jocho Yamamoto et il termine ce court essai en parlant de la mort en ces termes:
Nous nous réfugions dans l'illusion que nous sommes capables de mourir au nom d'une croyance ou d'une théorie. Ce que nous dit le Hagakuré, c'est que même une mort sans gloire, une mort futile qui ne porte ni fleur ni fruit, a une dignité en tant que mort d'un être humain.
La mort d'Henry de Montherlant, le 21 septembre 1972, me surprend. Pour un journal étudiant suisse, auquel je contribue, je compte obtenir de lui un entretien. A son domicile, 25 quai Voltaire, à Paris, il a avalé une capsule de cyanure, puis s'est tiré une balle dans la bouche, par sécurité. En vieux romain, il a mis fin à ses jours, parce qu'il était devenu aveugle et ne voulait pas être à charge.
J'aimais surtout son théâtre - Le Maître de Santiago, La Reine morte, La Ville dont le Prince est un enfant, Le Cardinal d'Espagne, Port-Royal - et ses essais, et plus particulièrement Le Treizième César. Peu m'importait la vie que cet hypersensible avait pu mener. C'est l'écrivain au style incomparable que j'aimais.
Comme un clin d'oeil au mécréant que je suis, il écrit dans ses Carnets (1971):
On peut se suicider et avoir la foi.
Sans mon fils aîné qui fait de hautes études littéraires, aurais-je connu Gilles Deleuze? Vraisemblablement pas, tellement j'avais de préjugés à son encontre. Je n'ai d'ailleurs rien lu de lui jusqu'à présent, mais cela ne saurait tarder. Après avoir vu La Vénus à la fourrure de Roman Polanski, j'ai fait l'acquisition de sa Présentation de Sacher-Masoch. Il attend mon bon vouloir, sur ma table, en compagnie de dizaines d'autres livres...
Souffrant d'une insuffisance respiratoire, Deleuze a fini par se défenestrer le 4 novembre 1995...
Si je n'ai pas lu d'ouvrages de Deleuze, j'ai regardé les trois DVD de son Abécédaire et les regarde régulièrement. Il s'agit d'entretiens qu'il a eus en 1988 avec Claire Parnet et qui ont été filmés par Pierre-André Boutang.
A la lettre L, comme Littérature, il dit que des grands romans il en a lus toute sa vie, qu'il en lit de plus en plus, et que cela lui sert dans la philosophie.
A la lettre M, comme Maladie, il dit qu'il n'a jamais eu une santé immense:
Une santé fragile favorise l'écoute de la vie [...]. A partir du moment où j'étais tuberculeux, j'acquérais tous les droits d'une santé fragile.
Comment ne puis-je pas trouver de correspondances, au sens baudelairien, dans la fréquentation de la société des écrivains suicidés, du moins de celle de ces six-là?
Francis Richard