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Matthieu et Le journalisme d'investigation

Par Sergeuleski

private_investigation.gifPour ne rien vous cacher, Matthieu avait pour ambition de remettre à l’heure toutes les pendules du journalisme, loin des connivences et du ronflement indigent et déshonorant des rédactions somnolentes de l’investigation à la papa ; incapables, ces rédactions, de résister à tout ce dont il est important de résister quand on souhaite faire son métier.

En tant que journaliste, il n’était plus question de plaire à qui que ce soit. Il s’agissait de rechercher et de traquer la vérité, loin des honneurs qui plombent la profession et des commentateurs illustres de l’actualité qui, à défaut de la contextualiser pour mieux nous la faire comprendre, commentent cette même actualité comme d’autres commentent, un verre de pastis à la main, une partie de pétanque, à l’ombre de leurs salaires mirobolants parce que...  "Tout va bien finalement et pour le mieux ! Et si d’aventure ça va plutôt mal, c’est sans aucun doute la faute de ceux qui s’obstinent à ne pas vouloir comprendre que c’est comme ça et pas autrement puisque c’est comme ça et que si c’était autrement, eh bien, ça serait bien pire encore !"

   Matthieu comptait isoler l’information de tous les pouvoirs pour mieux dénoncer au sein de cette fratrie la frilosité face au courage et les archaïsmes d’une caste nostalgique d’une époque encore contemporaine où pour défendre son bout de gras, il suffit de se baisser pour mieux ramasser les cadeaux et les privilèges empoisonnés de la servitude volontaire.

Il s’agissait ni plus ni moins d’enquêter sur celles et ceux qui, à genoux, pantalon ou jupe baissés, frétillent de l’arrière-train à toutes les heures du jour et de la nuit, scouts et cheftaines avachis, courbés à force de courbettes, incestueux et consanguins, tube de vaseline en poche parce qu’on ne sait jamais ce qu’on ne peut pas prévoir et puis, la proximité crée des liens à défaut de créer une information digne de ce nom.

Mais... rien de surprenant en soi ! Les têtes d’affiche de l’information ne sont-elles pas... finalement et... après coup, les meilleures clientes des proctologues ?

***

   A la télévision, à la radio, Matthieu rêvait de débats invraisemblables, d’affrontements salutaires, de commentaires impertinents, de reportages irrévérencieux.

Un exemple parmi tant d’autres. Et nombreux sont ceux qui gardent encore en mémoire une prestation télévisuelle fameuse de Matthieu ; prestation que voici :

"Alors Madame, comment était-il ? Dites-nous tout ! Vous l’avez bien connu. Sauf erreur de ma part, vous avez été son épouse pendant quarante ans.
- C’est vrai. J’ai été sa seule et unique épouse pendant quarante ans. Quarante ans ! Vous imaginez ? Alors... pour répondre à votre question, je dirais qu’il était... mais... comment vous dire ?
- Dites-nous.
- Allez, je me lance... C’était un être exceptionnel. Vraiment, c’était un être exceptionnel ! Voilà.
- Un être exceptionnel ? Un être d’exception, donc ?
- Oui, c’est ça ! Il avait des yeux... mais, des yeux d’un bleu... indescriptible... un bleu comme... envoûtant ce bleu... envoûtant, vraiment ! Ses yeux étaient comme un phare...
- Un phare envoûtant, avez-vous dit ? En effet ! C’est pas rien !
- Vous voulez une autre confidence ?
- Mais je vous en prie et... je vous supplie de nous en dire davantage et je vous encourage vivement à le faire.
- Sa voix était d’une profondeur abyssale. Elle était... inouïe sa voix ! Et puis... elle portait loin sa voix ! Sa voix... c’était comme un porte-voix, un haut-parleur, un gyrophare. Le phare ! Vous voyez : encore le phare !
- Comme un leitmotiv ! Un gyrophare, vous avez dit ? Un gyrophare... comme quand il y a urgence, comme quand il y a... le feu ?
- Et je vous ai gardé le plus beau pour la fin. Je vous livre là un détail intime qui concerne notre vie de couple. Quand il se mettait au lit pour dormir... quand il se mettait au lit, mon mari, mais... comment vous dire ?
- Je vous en prie ! Dites-nous !
- C’est... délicat.
- Faites ! Faites ! C’est important que nous sachions et que nous comprenions tout.
- Bon. Puisque vous insistez tant. Quand il se mettait au lit, eh bien, pour dormir, mon mari... quand il se mettait au lit, mon mari enfilait... un pyjama de couleur rouge ! Oui ! Il se brossait les dents et il enfilait un pyjama rouge !
- Non !?
- Si !
- Alors là ! Je comprends mieux maintenant ! Mais c’est... bien sûr ! Tout devient clair et limpide. C’est pas rien quand on y pense. C’est pas rien ces dents que l’on brosse et ce pyjama qu’on enfile comme on... comme quand on enfile une aiguille ?
- Il était si mince, au fond.
- Au fond et... dans le fond aussi. Et puis, léger, très léger, non ?
- Oui, c’est tout à fait ça.
- Madame, sa mort fait de nous, ce soir, des orphelins, vraiment !
- Oui Monsieur. Moi, complètement veuve et vous tous... entièrement orphelins.
- Dites-moi : c’était aussi un acteur...
- Oui, bien sûr ! C’est d’ailleurs pour ça que vous êtes là, ce soir, à m’interviewer, n’est-ce pas ?
- Mais... oui ! Où avais-je la tête ! Vous avez raison. Sinon... en tant qu’acteur, sa réputation et sa célébrité reposaient sur son jeu. Jeu médiocre, je crois ?
- En tant qu’acteur, il était plutôt médiocre. C’est vrai. Mais, c’était un être exceptionnel.
- Exceptionnel mais... médiocre, alors ?
- D’ailleurs, à ce sujet, je ne sais pas s’il était médiocre comme acteur ou bien si c’étaient les films qu’il tournait qui l’étaient. On en parlait souvent tous les deux.
- Et que disait-il ?
- Pas grand-chose. Il n’avait pas d’idée sur la question et moi non plus.
- Mais vous en parliez souvent !
- Oui. Mais on n’a jamais pu se décider. Était-il médiocre parce qu’il tournait dans des films médiocres ou bien, les films étaient-ils médiocres parce qu’il tournait dedans ?
- En effet ! C’est l’histoire de l’œuf et de la poule. Cela dit, et si vous permettez cet aparté : ce sont toujours les mêmes qui tournent dans des films médiocres. Alors, il doit sûrement y avoir une relation de cause à effet. Quand on est médiocre, on a des goûts médiocres et on fait des choix médiocres et à la longue, on finit par n’intéresser que des réalisateurs médiocres. Les médiocres, entre eux, se reconnaissent au premier coup d’œil. Remarquez, à ce rythme, bientôt, on n’aura plus besoin des critiques de cinéma. Dites-moi quels acteurs vous recrutez et je vous dirai quel film vous vous apprêtez à tourner et vice versa.
- Cela dit, c’était une grande figure quand même. C’était une star... une étoile qui éclairait notre galaxie. C’était une étoile d’une intensité hors du commun...
- Et peu commune, donc. Une étoile comme l’étoile qui guide le berger et le berger qui guide son troupeau. Nous, comme moutons, lui, étoile et berger tout à la fois. Alors, ce soir, on a comme perdu un de nos parents. On a perdu le Père. On a perdu notre Père... qui es aux cieux, que Ton nom soit...
- Oui, c’est ça ! C’est tout à fait ça.
- Mais médiocre, quand même ?
- C’est vrai. Médiocre comme acteur et puis, mauvais comme amant. Je suis plutôt bien placée pour le dire. Vous imaginez bien.
- Comme amant aussi ? Comme c’est étrange ! Étrange ? Non, c’est... c’est surprenant. Je comprends tout maintenant. Mais dites-moi : vous avez eu deux enfants avec lui ? Comment était-il en tant que père ?
- En tant que père ? Il était... en tant que père ? Laissez-moi réfléchir pour mieux me souvenir. A mon âge, vous savez, c’est pas toujours facile... En tant que père... en tant que père ? Il était absent. Mes enfants ne l’ont jamais vu. Oui, c’est ça : il était absent et indifférent. Ces enfants ne l’ont pas connu puisqu’il ne souhaitait pas se faire connaître d’eux. Au fond, il était tellement distrait et puis, discret aussi.
- Star mais... discret alors.
- Attendez ! Maintenant que vous m’y faites penser : ses enfants qui sont aussi... mes enfants, eh bien, ce soir, c’est vrai, ils ne sont pas à mes côtés. Ils ne sont pas venus me soutenir et me consoler. Mais qu’est-ce que...
- Le temps presse Madame. Parlons maintenant de ses livres car... comme il n’avait peur de rien, il écrivait aussi, n’est-ce pas ? Son style était d’une banalité affligeante. Il n’avait rien à dire, en fait.
- Mais ça marchait. Ses livres se vendaient comme des petits pains. Mais... c’est vrai ! Maintenant que vous me le dites... il n’avait rien à dire. Il n’a jamais eu rien à dire et... rien à me dire non plus. Quant à ses enfants...
- Vous voyez, il suffit de le dire. Pour résumer, c’était donc un acteur médiocre, un écrivain affligeant, un père absent et un amant vraiment mauvais.
- Oui. Je suppose qu’on peut résumer les choses comme ça.
- Mais alors, de lui, il nous reste quoi ce soir ? Un père indigne, des livres médiocres, des films mauvais et des érections... des érections molles, dirons-nous ?
- C’est tout à fait ça. Mais... je n’y avais pas pensé. C’est drôle, toutes ces érections molles et puis, moi son épouse et toutes ces années à ses côtés, toutes ces années... per... perdues. On peut dire ça comme ça, j’imagine.
- Sans doute Madame, même si ce n’est pas le sujet qui nous occupe ce soir.
- C’est terrible. Maintenant que j’y pense. Toutes ces années à ses côtés, lui, vraiment mauvais comme père, comme amant, comme acteur, comme écrivain et comme mari. Comment une telle chose a-t-elle pu m’échapper ?
- Merci Madame. Nous interrogerons ses maîtresses. Peut-être que là, nous trouverons matière à...
- Ses maîtresses, avez-vous dit ?
- Oui. Ses maîtresses.
- C’est bizarre, mais, ça aussi, ça m’a comme échappé. J’avais oublié ses maîtresses ! Toutes ces années à ses côtés et toutes ces maîtresses ! Mais qu’ai-je donc fait ?
- Nous devons maintenant rendre...
- Comment tout cela a-t-il pu m’échapper ? Comment ? J’ai honte pour moi, pour lui, pour...
- Merci Madame. Mais, nous devons...
- Ô douleur !
- Madame ! Excusez-nous mais, nous devons maintenant rendre l’antenne.
- Ô désespoir !
N'ai-je donc tant vécu que pour cette infamie ?  

- Madame, je regrette mais...
- Non, attendez ! Attendez ! Ne me laissez pas seule ! Restez encore un peu!
- Désolé, Madame."

   Allez, prends du bon temps Matthieu ! C’est ça ! Profite ! Profite Matthieu !

Faut dire qu'à cette époque, Matthieu était capable de pousser ses interlocuteurs dans leurs derniers retranchements et aussi parfois, jusqu'au suicide, comme ce fut le cas de cette pauvre femme, seule, abandonnée des siens et de tous les autres.

Le ridicule ne tue plus, certes, mais la honte... elle... toujours ! Car elle ne fait... jamais... jamais recette, la honte ! Cette femme semble l'avoir appris à ses dépens et pour son seul malheur à elle.

Extrait du titre : "Des apôtres, des anges et des démons" - chapitre 1

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Pour prolonger, cliquez : Serge ULESKI en littérature


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