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En Tunisie, la révolution, ça “kif” grave !

Publié le 20 mai 2014 par Gonzo

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Il y a quelques jours, la police tunisienne annonçait l’arrestation, en flagrant délit, de deux revendeurs de drogue. Une affaire banale, dont personne n’aurait parlé si elle ne concernait deux personnalités connues : le cameraman Sabri Benmlouka et surtout le blogueur – passé (comme la plupart des activistes locaux) aux réseaux sociaux et en l’occurrence à Twitter – Azyz Amani. Pour une partie de l’opinion, l’arrestation de cette voix particulièrement mordante a tout d’un coup monté. Elle intervient peu de temps après que le jeune activiste, déjà arrêté dans les derniers jours de la présidence Ben Ali, a annoncé qu’il était l’auteur d’une campagne de solidarité en faveur de militants inculpés pour des actions commises contre les forces de l’ordre au temps de la révolution. Selon une stratégie désormais bien rodée, les comités de soutien ont organisé la riposte, avec des meetings, des manifestations et, sur les réseaux sociaux, avec une assez « stupéfiante » page Facebook intitulée Moi aussi, je suis un adepte de la fumette ! (d’où est tirée l’illustration en haut de ce billet).

C’est loin d’être la première affaire de ce genre. En effet, il est déjà arrivé à plusieurs reprises que des figures connues soient ainsi emprisonnées, fort à propos si l’on peut l’écrire ainsi, pour détention de produits stupéfiants. En juin 2013, le chanteur Kafon, co-interprète avec Hamzaoui Med Amine d’un morceau visionné plus de 10 millions de fois sur YouTube, « tombait » ainsi pour ce délit (il en prendra pour un an et sera libéré dix mois plus tard). Il faut dire que la presse internationale (voir cet article bien complet publié dans L’Express) commençait à faire un peu trop de buzz autour de cette histoire et de cette chanson, intitulée Houmani (حماني), qui décrivait la vie dans les banlieues misérables de Tunis. Mais on trouverait facilement bien d’autres exemples, dont on a bien moins parlé, (par exemple l’arrestation, en janvier 2012, du rappeur Anis Mrabti, aka “Volcanis le roi”, après la diffusion sur Internet d’un morceau là encore un peu trop contestataire).

Il faut dire que la loi 52, mise en place sous Ben Ali en 1992, offre un cadre législatif qui réprime d’une manière particulièrement sévère ce type de délit. La consommation de kif est pourtant restée très longtemps une pratique courante en Tunisie. Mentionné par de nombreux témoignages anciens (celui d’Isabelle Eberhardt par exemple dans son livre Dans l’ombre chaude de l’islam : quel titre quand on y pense aujourd’hui!), le kif était même vendu tout à fait légalement, il y a de cela à peine plus d’un demi-siècle, dans les bureaux de tabac. Des médecins le prescrivaient à leurs patients et il offrait à certains pratiquants, notamment pendant ramadan, un substitut socialement moins répréhensible que d’autres substances euphorisantes (l’alcool en l’occurrence).

Des arguments que reprennent, naturellement, ceux qui militent aujourd’hui en Tunisie, et ils sont nombreux, pour une dépénalisation du hachich, à l’image de ce qui s’est déjà fait dans quelques pays. Une réforme qui priverait peut-être quelques services d’un prétexte utile en certaines occasions, mais qui aurait aussi l’avantage de soulager tant les tribunaux que les prisons du pays. Les statistiques sont en effet proprement hallucinantes puisque ce type de délit correspondrait à près de la moitié des arrestations, et serait responsable d’un tiers des incarcérations.

Car si la loi n’a pas changé, le contexte sociopolitique, et les pratiques, ont, en revanche, considérablement évolué, et cela, manifestement, depuis la révolution de 2011. Un an ne s’était pas écoulé depuis la chute de Ben Ali que des médias évoquaient déjà une hausse spectaculaire de la consommation. Un phénomène qui n’a fait que croître depuis, jusqu’à devenir un réel problème de société. En effet, ce n’est plus seulement la jeunesse perdue des « mauvais quartiers » qui ruine ses poumons en sniffant de la colle et du cirage. Depuis la fin de la dictature, la drogue se répand « comme une traînée de poudre », en particulier auprès de la jeunesse lycéenne. Les chiffres varient selon les enquêtes, menées tantôt par le ministère de la Santé tantôt par des organisations qui luttent contre la drogue, mais les chiffres progressent d’une façon alarmante.

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Ici, on vent du zatla !

Il s’agit certes le plus souvent de zatla (زطلة), le nom local du hachich, dont aurait tâté, plus ou moins régulièrement, près de la moitié de la jeunesse lycéenne. Un phénomène – signe d’une évolution sociétale significative – qui concerne aussi, dans des proportions moindres, les filles. Là encore, les consommatrices, très majoritairement, se seraient initiées à ces nouveaux plaisirs, pour 70 % d’entre elles, après la révolution de 2011

Si pour tout le monde, le lien entre les récents événements politiques et le développement de ces nouvelles pratiques est incontestable, les explications, par contre, divergent. Beaucoup mettent en avant la désorganisation des services de l’Etat après la révolution, certains n’hésitant pas à regretter cette bonne vieille dictature où il ne faisait pas bon rouler son joint au vu et au su de tous ! Dans le même registre, la désorganisation régionale, et en particulier celle de la frontière avec la Libye, favorise sans aucun doute l’essor des petits trafics en tous genres, d’autant plus que le commerce de la drogue fait partie de ces ressources que les acteurs de tous poils aiment à mobiliser…

D’autres estiment cependant que d’autres facteurs sont à prendre en considération, notamment le fait que l’Etat d’avant, pas plus que l’actuel, n’ont cherché vraiment à soutenir les différentes formes d’organisation sociale qui pourraient détourner la jeunesse des paradis artificiels. Et ceux-ci paraissent d’autant plus attirants que la réalité est toujours plus désespérante, y compris et même surtout après le passage de la révolution. Cependant, ce n’est pas seulement la drogue qui est concernée. Il apparaît ainsi que la consommation d’alcool a progressé d’une manière presque encore plus forte, tout comme les liaisons prémaritales, ainsi qu’on l’avait signalé dans un précédent billet. C’est aussi pour ces libertés-là, et pas seulement à cause de l’absence de liberté politique, que la jeunesse tunisienne est descendue dans les rues à partir de la fin de l’année 2010.


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